Article body

Que peut vouloir dire être père ? […] Il est difficile de concevoir des animaux humains assez abrutis pour ne pas s’apercevoir que, quand on veut avoir des gosses, il faut copuler. La question n’est pas là. La question est que la sommation de ces faits – copuler avec une femme, qu’elle porte ensuite quelque chose pendant un certain temps dans son ventre, que ce produit finisse par être éjecté – n’aboutira jamais à constituer la notion de ce que c’est qu’être père, je parle simplement de ce que c’est qu’être père au sens de procréer.

J. Lacan, Le Séminaire. Livre III : Les Psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 329

La question de la filiation mène toujours directement – on pourra le constater à la lecture des textes rassemblés ici – à la question du père, à sa fonction, à sa place mais aussi à sa « matérialité ». De quelle étoffe un père est-il donc fait? Si la filiation est un destin en ce qu’elle désigne d’abord l’ordre généalogique dans lequel prend place un corps, un nom, elle indique une provenance et ouvre sur un devenir qui est perpétuation de la vie, mais de la vie en tant qu’elle est parlée, instituée par des sujets qui, du lieu où ils sont assignés par la lignée, disent, nomment, rêvent, refont et défont les liens qui les rattachent à cette histoire. L’interrogation sur le père, objet premier de spéculations, si ce n’est fiction juridique, comme le rappelait Joyce, n’est pas sans faire retour sur le corps maternel. Que la mère soit la matière concrète et incontestable de cette provenance ne dispense pas l’enfant d’interroger son origine et sa causalité. Dans la mesure où il s’est cru destiné à combler cette origine, il rencontrera bientôt son impuissance, si ce n’est son incompétence à répondre de ce qui là, dans la mère, continue de s’ouvrir au dehors. L’entrée dans la filiation ne se fait pas sans angoisse puisqu’elle suppose toujours le pluriel que le tiers injecte dans la première dyade du monde. Car, à la question « D’où viennent les enfants ? », ce n’est pas tant le corps reproducteur qui répond, que l’énigme de la reproduction ; énigme du sexe et de la sexuation. Si c’est de la mère que nous sommes sortis, comment donc sommes-nous venus en elle ? La question vise brusquement, dans la mère, autre chose que le maternel : l’entrée en scène du père ne se distingue pas, du coup, de l’entrée en scène de la femme.

Les enjeux de la filiation nous apprennent donc que, si la maternité est « naturelle », le père quant à lui relève du symbole, du signifiant qui entame cette maternité et l’arrache à sa pure détermination matricielle, comme à l’imaginaire d’une fusion ou d’une abolition. C’est le désir, la jouissance, qu’ils soient accomplis ou inaccomplis, qui constituent les matériaux de la filialité, ses impasses, ses interdits, ses noeuds ou ses ruptures. On comprend aussi que l’enfant entre dans la filiation par un travail fantasmatique sur l’origine de sa conception. La psychanalyse élabore en ce domaine un savoir dont il est difficile de se dispenser, comme le montre d’ailleurs l’ensemble de ce dossier.

Ce savoir repose ici sur une reconnaissance des enjeux que mettent à l’épreuve les fictions analysées. La filiation concerne le sens ; et la matérialité de l’écriture littéraire ou filmique qui permet de le construire permet aussi d’en reprendre et d’en rejouer les termes, d’en déployer les effets. La question de la filiation nous renvoie donc toujours aux figures de l’histoire dont nous sommes les destinataires et les passeurs, héritiers d’un texte à déchiffrer ou à récrire avec des mots inédits.

Les filiations sont des écritures, des fictions, des inventions. Cela ne nie en rien la loi qui les détermine, puisque cette loi est justement ce qui fonde l’entrée du sujet dans le langage. On verra ici à quel point elles sont le moteur de toutes les écritures, fictions et inventions qui font oeuvres. Le texte d’ouverture de François Ouellet en est une excellente démonstration, puisqu’il présente un montage fictionnel qui propose d’en finir avec toute filiation instituée, autant dire avec toute fonction paternelle qui ne serait pas choisie délibérément par le « fils ». Dans L’Homme de paille de Daniel Poliquin, on voit en effet le personnage principal s’incorporer un père en un repas totémique, non pas tant pour en acquérir la puissance et la jouissance que pour abolir toute détermination filiale. L’analyse du récit montrera cependant que cette promotion d’une filiation « à la carte » ne trouve sa résolution que dans l’assomption ultime et rassurante du maternel, récusant de ce fait la possibilité même d’une filiation autre que « naturelle », autant dire inéluctable et muette.

Du maternel, on pourra saisir le ressort totalitaire en lisant l’article de Jacques Cardinal qui propose précisément de déployer les rouages d’une filiation qui, dans La Belle Bête de Marie-Claire Blais, rive la mère et le fils au miroir l’un de l’autre. Filiation folle et en impasse qui révèle la fonction imaginaire dans ce qu’elle a de plus mortifère et de plus aliénant, et qui dévoile surtout comment toute filiation ne se renouvelle que dans la rupture avec le maternel. À défaut de ce décollement du Moi à son image, à défaut du refoulement de ce corps à corps, il ne reste que la « défiguration » et la violence généralisée pour attenter aux puissances de captation que constitue le visage de la Mère.

Si les filiations instaurent la continuité, le passage, la reprise, le déplacement, la transmission, elles n’adviennent que dans la discontinuité et la séparation ; elles sont aussi chargées des désirs et secrets que l’espèce charrie de génération en génération et sont fabriquées avec les identifications, matériaux corporels de la mémoire… et du style. C’est dans cette perspective qu’Emmanuelle Jalbert installe sa lecture de Flaubert de plain-pied dans la question du Père, montrant, à la lumière de la Correspondance et du désir du Livre qu’expose La Tentation de saint Antoine, à quel point l’écrivain s’inscrit dans le rapport à un Autre qui ordonne une filiation substitutive. Le Livre-Père est bien ce qui institue le sujet Flaubert dans son style et dans son art.

Le « roman familial des névrosés » trouve en effet chez les écrivains des déploiements remarquables, comme si l’écrivain ne pouvait ressaisir l’énigme du Nom, en épeler le sens, qu’en s’inscrivant dans des filiations scripturaires et littéraires, condition d’un « Je » enfin reconnu. Frances Fortier analyse, à partir de cinq biofictions, le désir de filiation qui motive l’écriture biographique. L’acte biographique constituant, d’une manière certaine, l’identification qui permet d’intégrer une parenté littéraire, soit pour s’en reconnaître l’héritier, soit pour restaurer ou réhabiliter une figure fondatrice, soit encore pour s’autoriser d’un discours qui déplace ou réinterprète la portée d’une oeuvre, en détourne la destination au profit d’une paternité réinventée.

La filiation est donc discours, parole ; elle ne passe que par les voies du signifiant. En cela, elle est aussi construction et traces, pensable dans les rouages de la lettre et du signe comme passage, brèche, coupure, battue, rythme et noeud. Puisque sa matière fictionnelle ne s’ordonne qu’à partir du corps sexué, il est très difficile de savoir ce que serait la filiation dans un monde où le sexuel ne prendrait plus part à l’engendrement des générations. Ce monde de la reproduction artificielle est déjà en partie le nôtre. Si la question n’est pas traitée explicitement dans ce numéro de Protée, elle pourrait être soulevée à la fin de plusieurs des articles du dossier.

En analysant les rapports père-fils dans Le Pornographe, film de Bertrand Bonello, Johanne Villeneuve montre à quel point le sexe « à l’état pur » permet de révéler ce qui noue la filiation au sacré. C’est la question du corps du père qui apparaît ici. Ce corps en trop par rapport à la symbolisation qu’il appelle, ce corps dévoilé, constitue une mise à l’épreuve du regard à travers la notion de grâce qui, à la fois visible et invisible, tend à rendre compte de cette sortie de l’image par laquelle la fonction paternelle est transmise.

À l’inverse, pourrait-on dire, W ou le souvenir d’enfance s’écrit à partir d’un corps en moins, celui de la mère. Anne Élaine Cliche cherche à mettre au jour le travail de la « défilialité » à l’oeuvre dans le fantasme de l’île W qui raconte, sans pouvoir la dire, l’atteinte fantasmée au corps (perdu) de la mère. Dans cette perspective, c’est l’écriture du fantasme qui tient lieu de filiation et qui permet de saisir comment la maîtrise du symbolique, qui caractérise l’écriture de Perec, participe de cette violence infligée au maternel.

De cet ensemble, se dégage sans doute la part la plus créatrice de ce que mettent en oeuvre nos filiations. On découvre en tout cas, si on l’ignorait, que la filiation est une épreuve : épreuve du sens, du temps et de la disparition.

Filiation ne veut pas dire être né, ni seulement être né de ou engendré par. Filiation, c’est l’ensemble du discours qui rend compte d’une suite scandée par la procréation et la naissance. Toute filiation est fragile, et même précaire, pour toutes sortes de raisons. D’abord, elle est exposée à ce qui, du passé de l’espèce humaine, a dû attendre le temps où la filiation dégagerait clairement ses lois, non pas au sens de l’existence de ces lois, mais à celui de la permanence de leur fonction dans la durée de vie des individus. En conséquence, elle se trouve menacée du retour d’un chaos qui serait celui des origines. Elle est exposée aux pulsions et à leur force. Elle est exposée à la menace de la mort. Elle est exposée à la trace de la séparation dont tout être humain est porteur.

W. Granoff, Filiations, Paris, Gallimard, 2001 (c1975), p. 50