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C’est en 1955, dans la revue Les Temps Modernes, que le Festival international du film de Cannes fait, pour la première fois, l’objet d’une description « hors projections ». Elle est signée par le sociologue Edgar Morin :
Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. [...] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe. Tout, dans l’économie interne du Festival, dans ses manifestations quotidiennes, nous démontre qu’il n’y a pas d’une part une vie privée, quotidienne, banale des vedettes, et d’autre part une image idéale et glorieuse, mais que la vie physique des stars est à l’image de l’image cinématographique, vouée aux fêtes, aux plaisirs et à l’amour. La vedette est entièrement contaminée par son image et se doit de mener une vie cinématographique. Cannes est le lieu mystique de l’identification de l’imaginaire et du réel. [...] Images merveilleuses, exquises de spontanéité, aussi rituelles que celles des films. Tout contribue à nous donner l’image d’une vie élyséenne. Donner l’image est le terme exact, car il s’agit de poser, autant pour le public de Cannes que pour l’univers entier par le truchement de la photographie, de la télévision et des actualités. C’est le double de l’univers festivalesque qui importe.
Depuis les années 1950, le Festival de Cannes, en tant que « double de l’univers festivalesque », a conquis un espace de plus en grand important hors de ses salles de projection. Au reste, s’il abrite toujours ces dernières, le Palais du festival est également devenu aujourd’hui le lieu de l’organisation festivalière, du marché professionnel, des journalistes et des spectateurs accrédités ; et, tous vont, durant douze jours, coopérer à faire de ce Palais du festival - sorte d’immense bunker de béton en bord de mer - le temple sacré du septième art. Quant à la ville de Cannes, elle se drape d’une profusion de signes tout droit sortis du grand écran pour rappeler, de toute part, à ceux qui participent à la fête cannoise ou qui traversent simplement les lieux, qu’ici, le spectacle est permanent, que nul ne saurait se dérober à la révérence au monde du cinéma sous toutes ses formes. Au demeurant, il n’y a plus réellement de promeneurs, au sens traditionnel du mot, sur les abords de la Croisette ; ceux-ci ont laissé place à des « pèlerins » en quête contemplative de corps exhibés et fugaces de stars en chair et en os.
L’ambition de ce numéro de Protée est de présenter quelques angles inédits d’où l’on peut analyser et comprendre comment s’effectue, à Cannes, ce travail de mise en conformité du cinéma hors projections avec les attentes d’une ville et de ses festivaliers. Le foisonnement des signes qui fondent le décor cannois vient affirmer l’omniprésence du monde du cinéma au point qu’on peut apprécier, non sans étonnement, toutes les significations qu’est susceptible de recouvrir ici un des articles du règlement de la première édition du festival, qui précisait que la manifestation avait pour principal objectif de « développer l’art cinématographique sous toutes ses formes ». Si l’objectif déclaré du Festival de Cannes demeure la promotion du cinéma international, les six textes du dossier qui suit nous proposent de découvrir la manière dont cet objectif cannois est ourlé - hors projections - d’un imaginaire entretenu tant dans l’esprit des festivaliers anonymes ordinaires présents, dans le mode de relais qu’instaurent les médias depuis la manifestation, dans la façon signifiante dont fonctionne la sélection que dans la manière dont la ville, elle-même, se redéfinit.
Cette re-définition de la ville s’effectue selon l’acception spatiale, parfois insolite, qui prend d’abord ses contours dans les parcours de chaque festivalier, parcours pour lesquels la salle de projection n’est qu’un point d’accomplissement, comme en témoigne l’article de Marie-Hélène Poggi. Pour la sémio-sociologue de la ville, c’est un véritable procès de signification social et culturel qui métamorphose l’espace public de la ville de Cannes en un lieu situé de l’activité festivalière. Là, les pratiques des spectateurs peuvent être entendues comme autant d’opérations qui viennent consacrer à l’espace où elles ont lieu un sens d’où se dévoile, le temps de chaque festival, la dynamique d’un territoire provisoire. Ce territoire s’offre dans ses fréquentations répétées, d’où naît peu à peu la familiarisation avec le dispositif festivalier dans son ensemble, un dispositif où le sentiment d’appartenir au monde du cinéma présent à Cannes - « l’en-être » - est intimement dépendant de la sensation de maîtrise de « l’y-être ».
Le texte de Frédéric Gimello-Mesplomb et de Loredana Latil se propose lui aussi comme une entreprise de dévoilement compréhensif du festival hors projections - on pourrait même dire en l’occurrence « avant-projections » -, et ce, par l’entremise de l’analyse des processus de choix des 180 films sélectionnés depuis 1946 par la France pour concourir à la compétition cannoise. En effet, cette sélection apparaît historiquement très révélatrice de l’évolution de la manière dont un pays - la France - se figure, en termes de qualité artistique, ce que doit représenter la « vitrine cinématographique » qu’il propose chaque année dans le cadre de ce haut lieu de la diplomatie culturelle internationale qu’est le Festival de Cannes ; là, se pose le problème crucial des modes d’expertise mobilisés pour procéder à cette sélection. Les auteurs nous laissent ainsi entrapercevoir assez distinctement comment, en mettant en place des commissions qui fonctionnent comme des collèges d’experts pour départager les oeuvres à sélectionner, on tend, en définitive, à proposer à Cannes des films qui se rattachent de plus en plus aux paradigmes les plus usuels du monde de la production cinématographique.
Médiatiquement, le Festival de Cannes affirme un merveilleux paradoxe, au sens où il n’a de cesse de montrer un univers de cinéma qui ne s’expose qu’à travers peu d’images réellement cinématographiques qui sont censées constituer le centre de la manifestation. Comme l’indique Virginie Spies dans son article, on peut même penser, in fine, que les films de la sélection cannoise ne sont que prétexte ou alibi pour la télévision présente à Cannes : de fait, la télévision a même permis de donner une amplitude supplémentaire à la confrontation du mythe et de la réalité focalisée sur la vedette dont parlait Edgar Morin. Bien plus qu’avec les photos sur papier glacé des magazines de cinéma, la star cannoise médiatisée sur le petit écran s’immisce dans le quotidien de son public en partageant côte à côte, avec les autres faits d’actualité mondiale, cette place « authentifiante » que lui confère le journal télévisé : en prenant la parole, elle apporte plus qu’une image d’images, mais aussi un témoignage direct, dont la finalité demeure bel et bien la recherche d’une proximité instruite hors des modes fictionnels du cinéma.
Pour certains spectateurs - les festivaliers anonymes de Cannes -, cette proximité offerte par les médias ne suffit pas ; ils vont mettre une énergie considérable afin de trouver les moyens et les ressources pour devenir eux-mêmes des festivaliers, et ce, en entrant, en tant qu’accrédités, dans la manifestation. Ils sont près de 6 000 chaque année à franchir ce pas et ils forment un public à part entière dans le festival. C’est à ce public-là que mon texte est consacré. J’ai mené, en effet, une enquête durant deux festivals auprès de ces anonymes pour comprendre ce qui constituait leur motivation à participer à la manifestation au milieu des professionnels du cinéma, mais surtout comment ils se faisaient « admettre » par l’institution organisatrice, réputée très sélective. Ainsi, j’y ai découvert des spectateurs qui maîtrisent très bien les règles du « jeu festivalier » et qui parviennent à assouvir des désirs cinéphiliques singuliers qui, à terme, permettent de les saisir sous les signes particuliers de leur identité spectatorielle.
Le texte de Jean-Louis Fabiani prolonge les réflexions des quatre premiers articles en récapitulant et en analysant comment la manifestation cannoise, parce qu’elle se déploie sous une forme festivalière, a permis au cinéma de trouver, hors l’écran, les conditions d’une rencontre matérialisée avec ses divers publics. Ce que décrit précisément Fabiani, c’est que cette rencontre, dans les faits observés, ne va pas de soi, c’est-à-dire que la confrontation du mythe et de la réalité ménage un grand nombre d’incertitudes et de flous, où les lignes de démarcation entre le spectacle hors projections et les spectateurs qui y participent sont loin d’être aisément lisibles dans la profusion d’images que produit le Festival de Cannes. En d’autres mots, dans ce grand bain de l’iconicité qu’est Cannes, la mesure qui peut être prise ici est celle du pouvoir de discrimination des images entre elles, un pouvoir qui reste indéfectiblement détenu par un cinéma en perpétuelle réaffirmation de lui-même.
Pour clôturer ce dossier, c’est un autre texte sur les images que nous proposent Damien Malinas et Olivier Zerbib : conclusion oblige, ce sont les images du souvenir de Cannes qu’ils nous invitent à regarder, ces images que les festivaliers anonymes rapportent de la manifestation pour attester de leur présence effective à la fête cannoise. Et, ce que nous font découvrir Malinas et Zerbib porte sur le sens de l’appropriation photographique des situations festivalières qui, dans les clichés des festivaliers anonymes, est synonyme de l’appropriation des codes photographiques de la mise en scène cannoise, telle qu’elle est institutionnellement produite : leurs photos ne se contentent pas de montrer le festival tel un décor d’arrière-plan, elles tentent également de confirmer leur assignation au coeur du dispositif cannois. S’il nous semblerait saugrenu de nous photographier lorsque nous nous rendons dans les salles de cinéma habituelles, cela n’est plus le cas pour ceux qui deviennent des spectateurs festivaliers à Cannes. À leur tour et par le biais de ces photos souvenir du festival, les spectateurs entrent dans une fiction cinéma(photo)graphique dans laquelle ils rejoignent temporairement les stars qui habitent leur imaginaire spectatoriel.
Ainsi, chaque année durant le mois de mai, le Festival de Cannes devient rituellement, pour ceux qui y sont, un lieu hors du temps, hors du monde. C’est un lieu animé par le régime de la passion cinématographique sous toutes ses formes, des formes qui pour chaque festivalier sont autant de moyens de passer derrière le miroir des images sur pellicule. Ce qui rassemble les approches des chercheurs qui ont apporté leur contribution à ce dossier, c’est la manière dont toutes décrivent la difficulté d’être de la passion cinématographique dès lors qu’elle prend corps hors projections. Ceux qui, comme les auteurs de ces différents articles, ont pratiqué un jour le terrain du Festival de Cannes, relatent toujours ce moment comme une épreuve physique et morale plus ou moins difficile ; sans doute faut-il entrevoir, derrière cette difficulté-là, une autre, plus symbolique : celle de la confrontation d’un univers de cinéma imaginé idéal avec une réalité qui, elle, ne possédera jamais les ressources idéalisatrices de l’imagination cinématographique.
Appendices
Note biographique
Emmanuel Ethis
Emmanuel Ethis est chef du Département des sciences de l’information et de la communication de l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse où il dirige le DESS de Stratégies du développement culturel. Spécialiste de la réception des oeuvres cinématographiques et particulièrement des usages du temps dans les films de fiction, il conduit dans le cadre du laboratoire Culture et Communication de l’Université d’Avignon une série de travaux sur les dynamiques culturelles nouées autour de la pratique cinématographique, sur les colonies festivalières qui se déplacent d’un festival de cinéma (ou de théâtre) à l’autre et sur la personnalité « temporelle » des publics de la culture. Il prépare actuellement deux ouvrages ; l’un porte sur la poïétique du questionnaire, l’autre est consacré à la culpabilité à l’oeuvre dans les sociabilités culturelles. À lire : Aux marches du palais - Le Festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, sous la dir. d’E. Ethis, Paris, La Documentation française, 2001. Avignon, le public réinventé, sous la dir. d’E. Ethis, Paris, La Documentation française, 2002.