Pistes à suivre

Le travail disloqué. Organisations liquides et pénibilité mentale au travail, Guillaume TiffonTiffon, G. (2022). Le travail disloqué. Organisations liquides et pénibilité mentale du travail. Éditions Le Bord de l’eau, Collection « Documents ». 232 p.[Record]

  • Rachid Bouchareb

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  • Rachid Bouchareb
    CPN, Université d’Evry, Paris-Saclay

Le travail de recherche est de prime abord une activité autonome, non réductible à une logique économique et gestionnaire. Cependant, comme l'expose cet ouvrage de sociologie des chercheurs du privé, une organisation marchande réticulaire tend à les déposséder des finalités et du contenu de leur travail. Dans cette enquête menée au sein de la direction recherche et développement d’un groupe industriel spécialisé dans la fourniture et la distribution d’énergie, l’auteur questionne les relations entre le management du travail scientifique et les pénibilités mentales des chercheurs, un groupe professionnel que l’on pourrait penser épargner par les maux contemporains du travail : stress, épuisement professionnel, perte de sens. Cette enquête a été menée entre 2012 et 2017 auprès d’une population cadre (chercheur), principalement masculine, titulaire d’un diplôme d’ingénieur et/ou d’un doctorat. L'ouvrage, structuré en cinq chapitres, analyse la formation d'une organisation du travail par projet qui perturbe les conditions de l’activité scientifique à tel point qu’une partie des chercheurs éprouvent un sentiment d’inachèvement et une fatigue mentale. Reprenant l'approche de la « société liquide » de Zygmunt Bauman (2006), le premier chapitre décrit les exigences multiples et contradictoires d’une organisation flexible de la recherche fondée sur l’injonction à l’implication permanente. Alors que l’activité cognitive et temporelle des chercheurs était consacrée à la recherche jusqu’aux années 1990, une nouvelle organisation matricielle du travail – précédant l’ouverture des marchés de l’énergie à la concurrence (2000) – conduit à le diviser en un pôle recherche restreint et des tâches périphériques (gestionnaires) qui s'accroissent. La richesse des données ethnographiques relatant les contraintes issues des nouvelles règles du jeu permet de mesurer la « managérialisation » du travail de recherche. Le récit qui nous est livré montre ainsi les changements du travail à plusieurs niveaux, structurel, avec un management par objectifs, et un niveau plus relationnel qui exprime la compétition induite par l’organisation en projet. Dans ce contexte, la transformation entrepreneuriale du métier conduit ces chercheurs du privé à n'être qu'une communauté fictive car ils doivent savoir se placer dans des équipes et des projets valorisants (visibles), soigner leur réputation, trouver des financements, afin d’espérer gagner en compétitivité et éviter la marginalisation dans l’organisation. C’est dorénavant l’aval (directions opérationnelles) au travers de relations de marché clients internes-fournisseurs qui commande la production et le financement des recherches; les relations de dépendance marquent ce changement à tel point que les lignes hiérarchiques se recomposent et impliquent un travail horizontal en réseau censé améliorer la productivité et la performance. La valeur des recherches déclinées en « livrables » (études techniques) est appréciée à l’aune de débouchés industriels et commerciaux. C'est ainsi que le travail de recherche connait une hétéronomie car la pression des objectifs conduit les chercheurs à amplifier les bénéfices attendus de tel programme, réduisant les couts et promettant des délais toujours plus courts. Les chercheurs se plaignent d'un manque de sens d’activités périphériques accrues (normes qualité). Les équipes sont de plus reconfigurées au fil des projets (d’un à trois ans), ce qui accroit l’individualisation et la compétition entre chercheurs qui travaillent à distance du fait d’un éloignement des sites. Afin de préserver une réputation fondée sur la capacité à se voir proposer ou rebondir en permanence sur des projets et des équipes démultipliés, les comportements opportunistes ou intéressés sont fréquents selon une logique de force des liens faibles (Granovetter, 1973). Le second chapitre « La fabrique des mirages narcissiques » éclaire les logiques de consentement selon un double rapport au travail basé sur le registre de l’épreuve (reconnaissance hiérarchique) et celui de la passion (réalisation par l’activité). La typologie des postures professionnelles distingue les « élus » …

Appendices