Vingt ans se sont écoulés depuis la diffusion du concept de « travail émotionnel » en français et quarante ans depuis la parution de l’ouvrage initial de la sociologue américaine A.R. Hochschild « The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling » (1983). Dans sa troisième édition en 2012, l’autrice partage sa surprise devant le succès de la notion qui n’a fait que se renforcer. Suivant le tournant affectif (Clough, Halley, 2007; Lordon, 2013) opéré par les sciences sociales depuis la fin du XXe siècle, qui a vu les émotions s’imposer comme objet de recherche, le concept de « travail émotionnel » apparait comme un outil d’analyse relativement heuristique pour mieux comprendre les relations de service et l’activité de travail en général (Soares, 2003; Bercot et coll., 2022). Largement repris dans les recherches sur le plan international et au-delà de la seule discipline sociologique, son succès appelle néanmoins le débat sur ses portées et ses limites. C’est dans ce contexte qu’a été organisé en 2022 un colloque international intitulé « Risques et ressources du travail émotionnel » où les communications ont discuté le concept de travail émotionnel dans son actualité et ses enjeux pour la prévention en santé au travail. Ce dossier spécial pour PISTES, développé en deux numéros, reprend et complète le fruit de ces réflexions. Son objectif est de clarifier l’usage du concept de travail émotionnel pour instruire les problématiques du travail et de la santé au travail. Le premier numéro vise ainsi à mieux définir le travail émotionnel dans ses perspectives théoriques pour comprendre ses contenus et ses vertus pour l’analyse du travail et la prévention des risques professionnels. Ouvert aux enjeux de santé au travail, le second numéro présente, lui, une série de considérations méthodologiques qui ressortent de l’utilisation pluridisciplinaire du travail émotionnel comme catégorie d’analyse liée à différentes postures d’enquête. Pour cette réflexion inscrite dans l’héritage d’Hochschild sur le travail émotionnel, nous proposons en introduction de poser les principaux éléments de compréhension et de discussion du concept. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une lecture critique des travaux fondateurs, complétée par une veille bibliographique permettant d’apprécier l’engouement international et interdisciplinaire autour du concept mais aussi son ambivalence. Avant de faire le point sur les questions qui structurent les articles du volume, revenons brièvement sur le concept. Le travail émotionnel tel que défini initialement dans The Managed Heart en 1983 correspond au travail que réalisent les travailleurs sur leurs « émotions » et celles des autres, pour les rendre conformes à de multiples injonctions exprimées sous forme de « règles de sentiments » (feeling rules). Dans le monde du travail, ces dernières émanent notamment de la hiérarchie, des destinataires de l’activité de travail ou encore des collectifs de travail. Plus largement, les règles de sentiments sont des conventions et normes sociales ou culturelles de la vie quotidienne. Hochschild scinde à ce titre le travail émotionnel en deux types selon qu’il se manifeste dans la sphère privée ou professionnelle. D’une part, ce qu’elle désigne comme « emotion work » renvoie à un travail d’ajustement ordinaire, habituel, réalisé par tout un chacun dans toutes les sphères sociales dès la socialisation primaire. D’autre part, par « emotional labor », elle décrit un travail produit spécifiquement dans le cadre d’un emploi rémunéré, particulièrement dans « un métier en contact avec un public, contraint à produire un état émotionnel chez un tiers [et où] l’employeur à travers la formation et la supervision exerce un certain contrôle sur les activités émotionnelles de l’employé » (Hochschild, 2017, p. 167). Ce dernier, étudié par les sciences du travail, désigne donc …
Appendices
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