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1.Introduction conceptuelle

Le présent article a pour objectif premier d’illustrer comment les spécificités du cadre juridique peuvent influencer l’expérience de réadaptation professionnelle et de tentative de retour au travail de personnes ayant subi une lésion professionnelle. Il se situe aux frontières des sciences de la réadaptation, des sciences juridiques et des études sur le travail précaire et le travail mobile, plus largement sur la santé au travail. Une présentation sommaire des littératures qui sous-tendent chacun des éléments nécessaires à la lecture de l’exposé sera suivie d’une description de l’approche méthodologique. La présentation des résultats commencera par la description de trois études de cas choisies pour les fins de cette démonstration, qui sera suivie d’une analyse juridique classique permettant de mettre en contexte les expériences décrites. La synthèse de ces deux volets de résultats, en discussion, permettra de constater que la relation itérative entre l’analyse du droit et l’expérience des trois personnes dont les histoires sont relatées a permis de mieux comprendre comment le contexte juridique en vigueur dans l’État où on conduit une étude sur le retour au travail après une lésion professionnelle colore l’expérience des participants, possiblement à leur insu. On verra également que l’identification des règles de droit pertinentes à l’explication de l’expérience des gens découle des entrevues, et non le contraire. Ainsi, une approche juridique classique et balisée par des catégories juridiques préconçues a pour effet d’éclipser la compréhension holistique des déterminants juridiques du retour au marché du travail.

1.1. Pourquoi étudier le droit régissant l’indemnisation pour comprendre la prévention des incapacités et le retour au travail ?

La science de la réadaptation est ancrée dans une importante littérature sur la prévention des incapacités au travail, qui souligne la pertinence de retenir une approche biopsychosociale tenant compte non seulement de la blessure elle-même, mais aussi de la réalité du travailleur, de l’employeur, du système médical et du régime assuranciel : il s’agit du modèle de Sherbrooke initialement proposé par Patrick Loisel et l’équipe de Prévicap (Loisel et coll., 1994 ; Loisel et coll., 2002 ; Loisel et Anema, 2013) et qui a fait l’objet d’études de validation dans plusieurs pays (Fassier et coll., 2015 ; Loisel et Anema, 2013).

La littérature épidémiologique a longtemps prétendu que le fait d’avoir présenté une demande d’indemnisation affecte la durée de l’incapacité, la sévérité de la douleur et le délai avant le retour au travail (Cassidy et coll., 2000 ; Cameron et coll., 2008 ; Pozzato et coll., 2020) – une approche qui a été vivement critiquée, notamment par des juristes, qui questionnent l’usage du régime d’indemnisation comme une variable binaire sans contours ni nuances (Grant et Studdert, 2009). D’autres ont souligné l’absence d’études permettant d’identifier la direction de la relation entre un moins bon état de santé et l’accès à l’indemnisation (Spearing et coll., 2012). Alors que l’association entre l’accès à un système de réparation et le niveau plus élevé d’incapacité a été constatée dans plusieurs études, les plus récentes cherchent davantage les raisons pouvant expliquer cette association, certaines ciblant le stress associé au processus d’indemnisation (Grant et coll., 2014), alors que d’autres ajoutent des variables associées à la fonctionnalité du travailleur en lien avec sa santé (health related functioning), facteur qui explique en grande partie les associations constatées (Pozzato et coll., 2020).

La littérature en matière de prévention des incapacités est riche, mais celle qui tient compte des spécificités du régime légal applicable dans l’État où les études empiriques sont effectuées est beaucoup plus modeste. Clay et collègues ont démontré, dans une revue systématique de la littérature, que la recherche scientifique sur le retour au travail et la prévention des incapacités omet habituellement de faire état des caractéristiques, voire de mentionner le contexte juridico-administratif dans lequel une étude est effectuée (Clay, Berecki-Gisolf et Collie, 2014). Certaines études utilisent une méthodologie quantitative pour étudier de manière comparative le pourcentage de travailleurs ayant accompli un retour au travail soutenu dans différents pays en fonction de certaines caractéristiques de régimes d’indemnisation (Anema et coll., 2009), alors que d’autres ont mesuré les perceptions d’équité (perceived fairness) chez les patients indemnisés en vertu de régimes d’indemnisation de différents États d’un même pays (Elbers et coll., 2016). Enfin, un ouvrage récent décrivant les systèmes de prévention des incapacités dans treize pays permet d’identifier plusieurs forces et faiblesses des politiques publiques de retour au travail (MacEachen, 2019). Sans développer longuement sur cette littérature très riche et très influente sur le droit, il y a lieu de retenir deux principes de base qui découlent des études scientifiques en prévention des incapacités :

  1. Pour prévenir les incapacités chroniques, les experts s’entendent sur l’importance d’une prise en charge précoce du travailleur, et les programmes d’assignation temporaire visent justement à permettre à l’employeur d’offrir au travailleur un emploi temporaire adapté à ses capacités limitées, afin de lui permettre de demeurer plus actif pendant sa convalescence et de garder les habitudes de travail et un rythme social, de sorte que sa santé ne se détériore davantage en raison de son isolement et de sa sédentarité (Lippel, 2008a ; Lippel, 2010 ; Noiseux, 2019).

  2. Les conflits associés à une réclamation reliée à une incapacité nuisent à la réadaptation de l’individu, à la fois en raison du processus de stigmatisation qui peut découler des pratiques comme la filature, la contre-expertise et le contre-interrogatoire, mais aussi parce que les contestations retardent l’accès aux traitements dans certains cas et prolongent la période précédant la prise en charge de l’individu par les services de réadaptation professionnelle (Grant et coll., 2014 ; Kilgour et coll., 2015 ; Spittal et coll., 2018 ; Lippel, 2007 ; Lippel et Sabourin, 2020 ; Nastasia et coll., 2017).

En ce qui concerne la littérature sur la prévention des incapacités, on retient que les quatre systèmes identifiés dans le modèle de Sherbrooke, c’est-à-dire de santé, d’assurance, de l’employeur et du marché de l’emploi, et du travailleur, sont tous imbriqués dans un environnement juridique souvent passé sous silence. Cet article vise à mettre en lumière l’importance de tenir compte des spécificités détaillées du système juridique régissant l’ensemble des « systèmes » impliqués dans le modèle de Sherbrooke.

1.2. La précarité du travail et le travail mobile : deux concepts illustrant des formes de travail atypiques

Cette étude s’intègre dans un programme de recherche plus large et comparative, qui s’intéresse notamment à la précarité d’emploi et au travail mobile, ainsi qu’à l’implication de ces formes « atypiques » de travail, bien que de plus en plus courantes, pour l’effectivité du régime de retour au travail des victimes de lésions professionnelles dans différentes provinces canadiennes. Le présent article porte spécifiquement sur les résultats en droit québécois et cherche à comprendre le processus de retour à l’emploi prélésionnel, c’est-à-dire l’emploi où le travailleur s’est blessé ou au marché du travail de certaines catégories de victimes de lésions professionnelles au Québec, qui avaient exercé un recours en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP).

En raison des origines historiques de cette législation (Lippel, 1986 ; 2016), il a été postulé que le régime actuel, inchangé depuis 1985, a été conçu pour le travailleur œuvrant à temps complet, alors qu’il travaillait à titre de salarié pour un seul employeur, dans un emploi qui n’exigeait pas des longs déplacements. L’étude cherche à documenter si les régimes de réparation tiennent compte de manière efficace des besoins des travailleurs autonomes ainsi que des salariés dits atypiques (Bernier et coll., 2003).

Dans ce contexte, une analyse juridique classique comparant la législation québécoise et ontarienne a permis de constater que les travailleurs précaires québécois étaient en meilleure posture que leurs vis-à-vis ontariens en raison des mécanismes de calcul des indemnités en vigueur au Québec (Lippel, 2019). Les travailleurs autonomes ne sont pas, sauf exception (Lippel et Laflamme, 2011), assurés par le régime québécois de réparation, mais les salariés précaires, c’est-à-dire ceux qui, pour les fins de cette étude, travaillent au salaire minimum, à temps partiel, sur appel ou en vertu d’un contrat de travail temporaire, ou encore qui travaillent auprès d’une agence de travail temporaire, sont des travailleurs au sens de la LATMP (Lippel et Laflamme, 2011 ; Ducharme et coll., 2016).

Une synthèse de la littérature internationale en langue anglaise effectuée pour le compte de l’Organisation internationale du travail décrit les différents enjeux pour l’effectivité des régimes de protection de la santé au travail et des régimes d’indemnisation lorsqu’ils sont appliqués à différentes catégories de travailleurs atypiques (Quinlan, 2015). On y constate que dans beaucoup de pays, le taux d’accidents des travailleurs temporaires est plus élevé que celui des travailleurs bénéficiant d’un contrat à durée indéterminée, et ce, malgré les contraintes associées à la précarité, qui peuvent inciter les travailleurs à ne pas soulever des préoccupations reliées aux conditions dangereuses (Hall, 2016) ni réclamer une indemnisation dans l’éventualité où ils se blessent, de peur de subir des représailles (Azaroff et coll., 2002).

Le travail auprès d’une agence de travail temporaire ajoute un niveau de complexité en raison de la relation tripartite par laquelle le travailleur est un employé de l’agence, alors que la cliente de l’agence n’a pas de relation contractuelle avec le travailleur, mais uniquement un lien contractuel de nature commerciale avec l’agence (Lippel et Laflamme, 2011 ; Laflamme et Lippel, 2014). Au Québec, un rapport sur la santé des travailleurs des agences de location de personnel produit par le directeur de santé publique de Montréal (Ducharme et coll., 2016) souligne que les employés d’agence sont disproportionnellement exposés aux tâches à risque élevé et que la durée de l’indemnisation payable par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) est plus longue ; ce résultat peut refléter soit que leurs lésions sont plus graves, soit que les mesures de retour au travail prévues par la LATMP sont moins efficaces dans le contexte de travail tripartite. Une étude qualitative ontarienne qui intégrait également une analyse juridique comparant le droit québécois et ontarien en matière d’indemnisation a constaté que la relation tripartite complexifiait l’application de la législation dans les deux provinces à plusieurs niveaux. Cette relation rendait difficile le travail des organismes responsables de la collection des cotisations des employeurs en raison d’une sous-déclaration par les agences de la masse salariale ; par ailleurs, la complexité additionnelle attribuable à la relation tripartite décourageait les travailleurs de réclamer, et chez ceux qui réussissaient à obtenir une indemnisation, les mécanismes visant à encourager le retour au travail étaient mal adaptés à la réalité de la relation tripartite (Lippel et coll., 2011 ; MacEachen et coll., 2012).

Notre étude sur l’effectivité de la LATMP inclut un regard sur son application aux travailleurs mobiles – une autre population qui ne correspond pas au travailleur typique envisagé par le législateur de 1985. Près de 16 % de la population qui travaille au Canada est engagée dans une forme de travail mobile, définie comme étant un travail qui exige un déplacement d’au moins deux heures par jour pour les fins du travail, mais qui englobe les travailleurs étrangers temporaires et les personnes qui travaillent en rotation en région éloignée (Neis et Lippel, 2019). Le concept comprend un spectre large de cas de figure incluant les personnes qui travaillent dans une région de la province ou du Canada à une distance considérable de leur domicile, y compris ceux qui travaillent en rotation (Pelletier, Vézina et Mantha-Bélisle, 2018). La législation en matière d’indemnisation s’applique parfois difficilement à ces travailleurs (Lippel et Walters, 2019), notamment en raison des enjeux reliés aux conditions d’hébergement en région éloignée.

1.3. Le concept d’effectivité du droit

Le concept d’effectivité du droit a fait l’objet de nombreuses analyses théoriques (Leroy, 2011 ; Gagné, 2018 ; Gesualdi-Fecteau et Visotzky-Charlebois, 2019). Guy Rocher inclut dans le concept de l’effectivité « tout effet de toute nature qu’une loi peut avoir » (Rocher, 2004, p. 136-137). Dans cet article, le terme est utilisé pour décrire notre interrogation sur les effets ou l’absence d’effets des règles de droit pertinentes à l’étude, soit les règles régissant la réadaptation et le retour au travail des victimes de lésions professionnelles ainsi que les autres dispositions législatives qui peuvent contribuer à la compréhension du processus. Le concept de l’effectivité est également utilisé pour identifier les effets inattendus de ces normes (Gagné, 2018) ou d’autres normes qui ne sont pas, à première vue, mobilisées lorsqu’on s’interroge sur la réadaptation de victimes de lésions professionnelles.

2.Méthodologie

Cette étude s’appuie sur deux méthodes distinctes mais ayant une relation itérative : une recherche juridique classique et une étude empirique basée sur des entrevues effectuées pour mieux comprendre les trajectoires de travailleuses et travailleurs ayant subi une lésion professionnelle au Québec et qui essayaient de retourner au travail malgré leur handicap découlant de cette lésion. En soi, les questions de recherche n’étaient pas proprement juridiques, mais le vécu des personnes participant à l’étude s’inscrit dans un contexte juridique, et c’est la compréhension de ce contexte qui permet de mieux comprendre les expériences. On débute avec l’analyse d’un cadre juridique, en l’occurrence le droit régissant la réadaptation professionnelle après une lésion professionnelle, et on fait une analyse exhaustive des règles législatives, telles qu’appliquées par la jurisprudence rendue par les tribunaux québécois (2010-2020). La jurisprudence pertinente est identifiée à l’aide du logiciel AZIMUT de Soquij. La maîtrise du cadre légal pertinent se fait avant de commencer les entrevues pour pouvoir mieux comprendre le récit des participants qui, eux, ne connaissent pas nécessairement le droit. En raison des enjeux identifiés lors des entretiens, nous avons après complété la recherche par une analyse du droit régissant la discrimination à l’embauche (Charte des droits et libertés de la personne [Charte], articles 10, 16 et 18.1) y compris l’obligation d’accommodement des personnes en situation de handicap (Lanthier-Riopel, 2020).

Parallèlement à cette recherche, on utilise les entrevues pour mieux comprendre le vécu de ceux qui sont régis par le système. Ce projet pilote, effectué entre 2017-2019, comportait des entrevues semi-dirigées avec 11 travailleuses et travailleurs ayant été indemnisés par la CNESST à la suite d’une lésion professionnelle. Les travailleurs ont été recrutés par une variété de sources, y compris nos partenaires de recherche, mais aussi par des annonces placées dans Kijiji. Avec leur permission, nous avons lu, lorsqu’elles existaient, les décisions des tribunaux d’appel concernant leurs réclamations, ce qui a permis de compléter les informations fournies par les personnes interviewées et de voir certaines positions des autres acteurs impliqués. Ainsi, 20 jugements variant de 5 à 28 pages ont été analysés, mais ne sont pas cités en raison de la confidentialité de l’identité des participants à l’étude. De plus, l’étude comporte des entrevues individuelles et de groupe avec 18 informatrices et informateurs clés : une entrevue de groupe avec neuf juristes qui représentent des victimes de lésions professionnelles non syndiquées, une entrevue de groupe avec sept représentants syndicaux, une entrevue individuelle avec un représentant d’employeurs et une entrevue individuelle avec une personne spécialisée dans les opérations du système d’indemnisation. Les entrevues ont été transcrites et codées grâce au logiciel N’Vivo 12. Le Bureau d’éthique et d’intégrité de la recherche de l’Université d’Ottawa a approuvé ce projet.

L’étude exploratoire s’inscrit dans un programme de recherche plus large qui fait appel à la « méthode du dialogue transdisciplinaire interjuridictionnel » (Lippel, Eakin, Holness et coll., 2016 ; Lippel, 2019), qui compare l’expérience empirique de différents acteurs dont le comportement est affecté, parfois à leur insu, par l’environnement juridique dans lequel ils exercent leurs activités, que ce soit dans le contexte d’un recours juridique ou d’un acte professionnel. On cherche à comprendre l’expérience de retour au travail de victimes de lésions professionnelles subies dans le cadre d’un travail précaire ou mobile au Québec ou en Ontario (MacEachen et coll., [sous presse] ; Lippel et coll., 2020) pour mieux cerner les forces et les faiblesses des protections juridiques fournies au soutien du retour au travail. Les résultats de recherche sur le régime juridique québécois ont été partagés en priorité avec nos partenaires communautaires, syndicaux et gouvernementaux, et nous avons tenu compte de leur rétroaction dans nos analyses subséquentes.

Cet article décrit le régime québécois de réadaptation professionnelle du point de vue des travailleuses et travailleurs. La sociologue Joan Eakin (2010) souligne l’importance, dans les recherches en matière de santé au travail, de mettre en lumière le point de vue des travailleurs – position qui, selon cette auteure, est souvent invisible dans les recherches qui peuvent porter sur les travailleurs, mais sans tenir compte de leur point de vue :

« To take the standpoint of workers does not mean simply to make workers the object of inquiry. Research can be about workers without taking their standpoint. Indeed, there is much research on workers, including their individual characteristics and risk profiles, prevention-related attitudes and behaviours, rates and patterns of injury and RTW, and so on. However, much of this research is rooted in an administrative agenda […]. » (p. 114)

Chacune des quinze entrevues contribue à la compréhension des forces et des faiblesses d’aspects spécifiques du régime sous étude. Les trois études de cas retenues pour cet article ont été choisies pour illustrer l’écart entre l’interprétation théorique de certaines règles de droit et leurs effets pratiques lorsque vient le temps d’appliquer le régime à des travailleurs en situation de travail atypique, soit en raison du travail mobile, du travail au salaire minimum ou du travail pour une agence de travail temporaire. L’étude ne constitue pas un portrait des positions de l’ensemble des acteurs impliqués dans le régime d’indemnisation ou de réadaptation ; elle permet de comprendre le vécu du point de vue des travailleurs, et l’expérience des trois travailleurs dont les études de cas sont retenues pour les fins du présent article ne peut pas être généralisée à l’ensemble des travailleurs régis par le système de réadaptation professionnelle.

Les résultats seront présentés en deux parties : trois études de cas (I) seront suivies de l’analyse des règles juridiques qui déterminent leur expérience (II).

3. Résultats : Trois histoires de travailleuses et travailleurs accidentés qui cherchent à retourner au travail après une lésion professionnelle

3.1. A. Ali, immigrant surqualifié

Ali[1], un homme dont la langue maternelle est le français, est arrivé au Québec quatre ans avant de subir son accident du travail. Il a une femme et des jeunes enfants à charge. Il détient un diplôme de troisième cycle obtenu dans son pays d’origine et une compétence professionnelle dans un domaine qui est très convoité par des employeurs au Québec, notamment par les municipalités. Après avoir cherché sans succès un emploi dans son domaine, il a finalement accepté de travailler pour plusieurs agences de travail temporaire, durant un total de près de trois ans, et il était placé par ces agences comme gardien de sécurité. Au moment de son accident, il avait été placé depuis trois mois dans un magasin de vente au détail et son rôle était essentiellement de prévenir les vols à l’étalage. Un jour où il a dû courir pour répondre à un appel d’urgence, il glisse et tombe, se blessant à une jambe ; sa blessure va requérir une chirurgie et lui laisse une incapacité permanente évaluée à plus de 20 % qui l’empêche de retourner travailler comme gardien de sécurité. Au moment de son accident, il gagne 21 000 $ par année. Il est admis au programme de réadaptation professionnelle et la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST)[2] le dirige vers une consultante externe en réorientation. Cette dernière évalue ses acquis, y compris sa formation et son expérience professionnelle, et elle fait une tentative de le placer dans un emploi relevant de son domaine d’expertise. L’employeur visé se dit intéressé par son profil, mais requiert qu’il obtienne une formation sur le cadre québécois d’exercice de cette spécialité ; la conseillère en orientation recommande à la CSST d’intégrer cette formation dans son plan individualisé de réadaptation. La CSST refuse la recommandation et exige que la consultante détermine un « emploi convenable »[3] pour Ali, emploi qui n’exige pas de formation. L’emploi convenable est identifié, soit préposé à l’accueil, un emploi qu’Ali qualifie de « rêve convenable ». Au moment de l’entrevue, Ali vit avec son handicap physique, mais il a également un problème de santé mentale reconnu par le tribunal d’appel comme étant en lien avec sa lésion professionnelle, notamment avec la douleur associée à ses blessures. Le processus de détermination de l’emploi convenable l’a miné considérablement. Dans les mots d’Ali :

« Y avait une autre chose, parce que lorsqu’on a choisi l’emploi convenable au bureau de la CSST c’était la chose aussi qui m’a beaucoup affecté... j’ai dit : « Pourquoi j’ai travaillé trois ou bien quatre mois avec une madame que VOUS, VOUS payez, pis elle, elle dit ‟prendre des cours”, puis vous, vous dites NON. Pourquoi vous faites ça ? Elle a dit : ‟Écoute... nous, on est une boîte d’assurances...”[pause] ‟une assurance... d’une Mercedes c’est pas la même qu’une assurance d’une Toyota...” ». Moi je coûte pas cher au système, je gagnais 21 000, ils n’ont pas à dépenser de l’argent pour moi, mais une personne qui gagne 60 000, ou bien 70 000... elle coûte cher au système. Pour ça on prend, on donne un cours, on donne tout, pourquoi ? Parce qu’il coûte cher au système. Donc c’est comme si... je suis une ferraille... okay ? une vieille voiture qui a répondu à un appel d’urgence, pis par la suite... », Ali.

Ali conteste plusieurs décisions de la CSST concernant ses blessures, l’emploi convenable retenu ainsi que d’autres éléments techniques. Peu de temps avant l’audience, son avocat reçoit une offre de la CSST, dans un processus de négociation qu’Ali qualifie de « marchandage », offre qu’il finira par refuser malgré le fait qu’on lui propose de lui payer en partie un cours de formation. Cette offre, qui vient plus de deux ans après son accident, lui permettrait de suivre un cours, mais pas de le terminer ; en échange, il laisserait tomber son appel, sa réclamation pour certains autres problèmes de santé et l’audience devant le juge. Il refuse l’offre et un jugement est rendu après l’audience. Il a gagné certains éléments et en a perdu d’autres, mais le fait d’avoir été entendu était important pour lui. Au moment de l’entrevue, il reçoit de nouveau des indemnités de remplacement du revenu et il est suivi par une psychologue. Après le jugement, il a trouvé, de lui-même, un cours de cégep pouvant améliorer son employabilité dans un domaine qui lui permettrait d’utiliser ses acquis professionnels. Il s’inscrit au cours et le commence ; il l’aime beaucoup, mais il abandonne rapidement le programme sous conseil d’un ami : J’me suis inscrit puis j’ai été parler avec un ami il m’avait dit :

« Écoute... ça travaille avec les municipalités puis toutes les municipalités passent un examen médical, même si le médecin ne voit pas la plaie... y a le formulaire de consentement un puis y a la deuxième loi d’la CSST... celle y faut, si vous dites pas à l’employeur que vous êtes accidenté puis par la suite y découvre ça... (inspire) tout ça va être utilisé contre vous ».

L’intervieweur réagit en juriste :

Int. : Mais si vous postulez pour un emploi qui [respecte] vos limitations fonctionnelles et qu’ils vous refusent à cause du fait que vous avez ça... vous avez des recours, c’est de la discrimination, il y a la Commission des droits de la personne... c’est illégal et ils sont censés savoir que c’est illégal. Alors c’est c’est... parce que... ce que ch’trouve triste c’est que vous vous... ch’comprends tout à fait qu’vous dites « moi j’suivrai même pas l’cours ».

Ali : Je m’suis retrouvé comme condamné... [c’est ça] ch’pouvais rien faire [mais ça vous enlève toute votre... [espoir]] c’est ça.

Ali a renoncé à suivre une formation qui aurait pu lui permettre d’exercer sa profession. En conclusion de l’entrevue, il est clair :

Ali : C’est ça, puis je suis pas prêt à prendre une année et demie de formation, puis vivre la discrimination, puis me défendre, puis changer un système de toutes les étapes... je préfère prendre un cours... j’sais pas, apprendre à faire les croissants, ouvrir un bistrot, vendre mes croissants…

Pour compléter le portrait des enjeux relatifs à la discrimination à l’embauche pour les travailleurs qui, comme Ali, doivent se réorienter, il est pertinent d’entendre la description des juristes spécialisés en matière de conseils aux victimes de lésions professionnelles non syndiquées et dans la représentation de ces dernières. L’entrevue de groupe impliquant neuf personnes dont des avocats et des salariés d’un groupe communautaire a permis de constater qu’une seule personne parmi les participants avait, une fois, fait appel à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) ou à des arguments basés sur la Charte des droits et libertés de la personne (Charte) pour une question de discrimination à l’égard d’une personne ayant subi un accident du travail qui rencontrait des difficultés de réintégration au marché du travail ; le cas où la Charte a été invoquée impliquait un travailleur syndiqué. Lors de cette même entrevue, il est ressorti que la CSST et ses mandataires n’encourageaient pas les travailleurs accidentés à déclarer qu’ils avaient déjà subi une lésion professionnelle :

R-1 : J’ai eu beaucoup de gens qui m’ont dit que l’agent d’la CSST leur avait dit de taire les antécédents [R-3 : ah, oue-oui, mais ça c’est des... c’est courant là] mais ça on l’sait là, okay ?

Int. : Ça, c’est assez important... alors est-ce que y a plusieurs qui ont déjà [tout le monde en même temps : oua-oui c’est... oui, oui...] ?

R-1 : Moi c’est du genre si on vous en d’mande pas, vous êtes pas obligés d’répondre [R-3 : c’est ça] oui, mais... ah non non non, vous êtes mieux d’pas n’en parler d’vos, d’vos accidents.

Int. : À la CSST c’est les agents d’réadaptation ?

R-1 : Ah ! Les agents d’réadapt, les conseillers en réadapt.

R-6 : Eux autres y réfèrent souvent aussi à des aides là pour la recherche d’emploi, tout ça, et ces aides-, à la recherche d’emplois... si les gens... eh mentionnent leurs antécédents, y vont dénoncer la personne à la CSST en disant « il veut pas s’trouver d’emploi parce qu’il a dit ses antécédents » [R-7 : exactement].

Les enjeux juridiques pouvant expliquer l’expérience de ce salarié d’agence de travail temporaire seront présentés dans la section II. Examinons maintenant l’expérience d’une travailleuse mobile.

3.2. Normande, travailleuse mobile, professionnelle de la santé

Normande est une professionnelle employée par un organisme public, qui travaille dans une région très éloignée de son domicile à Montréal. Elle adore son travail, adore travailler en région et particulièrement dans la communauté où elle est postée depuis quelques années. Un événement violent survient alors qu’elle est dans la résidence fournie par l’employeur. Un membre de la communauté avec un long passé psychiatrique a été libéré de prison sans que Normande en soit informée et a proféré des menaces pour ensuite passer à l’acte en disant vouloir tuer Normande. Il a brisé toutes les fenêtres de sa résidence alors qu’elle était cachée dans la garde-robe et la police locale a pris plus de huit heures à maîtriser l’agresseur. Durant tout ce temps, elle a craint pour sa vie. Elle a été évacuée de la communauté, un voyage de plus de dix heures impliquant plusieurs vols, et elle a été prise en charge par un médecin à Montréal qui a posé le diagnostic du syndrome de stress post-traumatique. La CSST accepte sans difficulté sa réclamation et elle reçoit une indemnité de remplacement du revenu.

Après huit mois de retrait de son emploi, l’employeur lui propose une assignation temporaire qui implique un retour dans le même village, et son médecin l’approuve. L’idée est de lui permettre de faire de courtes rotations de travail pour la réintégrer graduellement à son emploi prélésionnel. L’employeur l’informe que son agresseur est en prison et qu’il n’est donc pas nécessaire de prendre des mesures additionnelles pour sécuriser la résidence. Durant les cinq mois de l’assignation temporaire, la résidence a été l’objet de vandalisme à six reprises et d’autres actes menaçants ont été proférés par des individus de l’entourage de l’agresseur. Normande a voulu continuer, mais son médecin a exigé que la résidence fournie par l’employeur soit rendue plus sécuritaire et décide de mettre fin à l’assignation temporaire jusqu’à ce que la maison soit sécurisée, c’est-à-dire que des grilles soient intégrées aux fenêtres ou que la vitre soit incassable. L’employeur a résisté à cette suggestion, dans un premier temps au motif que cela serait contraire au Code national du bâtiment, ce qui ne s’est pas avéré exact, ensuite au motif que cela serait dangereux pour les occupants dans l’éventualité d’un incendie, argument également démenti compte tenu de la configuration de la maison. Enfin, il a admis qu’il ne voulait pas créer un précédent. Voici comment elle explique la situation :

Normande : Pis l’employeur a fini par admettre dans un... dans un éclat d’colère que c’est parce qu’y voulait pas créer d’précédent... y voulait pas avoir à faire ça ailleurs pis qu’ça y coûte l’installation là...

Int. : Alors l’employeur en question c’t’un individu dont vous parlez ?

Normande : Eh ben non mais [c’est une institution].

Int. : Mais les [institutions] ne font pas d’éclat de colère sans avoir du monde alors c’est qui l’individu [...] c’est quoi son, son poste ?

Normande : C’était un consultant en relations industrielles, en fait c’est lui qui s’occupe de conseiller l’établissement dès qu’y a des cas de CSST, des litiges syndicaux, des trucs comme ça.

La CSST considère que la résidence en question n’est pas un « établissement » au sens de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (a. 1) et que, de ce fait, elle ne peut pas exiger que l’employeur installe des grilles dans les fenêtres. Elle a demandé des contre-expertises médicales à six reprises en douze mois et les six opinions médicales confirmaient la position du médecin traitant qui refusait de consolider la lésion aussi longtemps que la résidence n’était pas sécurisée. Entre-temps, l’employeur commençait à mettre de la pression sur Normande ; dans ses mots, l’employeur commençait à « l’intimider » :

Normande : Ah, ben y disaient que y allaient... en fait c’est l’imputabilité j’l’ai compris plus tard là, mais sur le coup eh... ch’comprenais pas [...] pourquoi que ça, en fait eux y disaient qu’y allaient [...] demander de s’faire rembourser tout c’que ça, ça ça leur avait coûté ÇA, en CSST, pis en frais pis et cetera eh donc y allaient contester ÇA avec la CSST mais y m’disaient que la facture ultimement c’ta moi qu’a r’viendrait. [...]

Int. : Vous savez que c’est pas vrai ?

Normande : Ben là pas à c’moment-là, à c’moment-là ch’tais terrorisée parce que là ch’calculais, j’me disais...

Int. : Mais et c’était quoi son prétexte, est-ce qu’il avait un motif pour dire qu’y pouvaient vous poursuivre en imputabilité comme ils ont dit ?

Normande : Ben en fait c’est y disait que [...] il allait prouver que c’était... TOUTE toute la cause, toute le fait que le médecin me maintienne hors du lieu parce que c’était pas sécurisé que ça allait être non fondé en fait et en droit, pis que sur cette base-là y allait me poursuivre pour eh... pour eh... utilisation abusive là...

Int. : Okay, c’est qui chez l’employeur qui a fait ça ?

Normande : C’était leur représentant là, leur fameux [...] consultant.

Normande fait le bilan de son expérience ainsi :

[...] ma propre assurance à moi après c’que j’ai vécu c’est : si ça marche pas là, je finis mon contrat, j’embarque dans mon char, pis j’y retourne pas, t’sais ? MAIS eh pour moi le fait d’être rendue à voir ça comme ça... ça c’est une perte parce que eh j’me dis tout ça, c’est pour des grilles qu’on n’a pas posées dans des fenêtres là t’sais ?... et pour moi on devrait jamais avoir à dire « je choisis entre ma sécurité... pis mon emploi » ... on est au Québec, on est en deux mille dix-sept, je pense qu’on a les moyens, même dans [la région éloignée] quoi que les gens en disent, parce que le discours qui est servi par l’employeur ou par la CSST, j’me suis faite dire ça tellement d’fois par la CSST « ah, oui, mais madame c’est [la région éloignée] ! Vous savez comment c’est pas... c’est compliqué [la région éloignée] » pis j’étais comme « ben voyons ! Ça fait des années que je travaille dans [la région éloignée] Pis c’pas vrai là !’« 

3.3. Mathieu, camionneur travaillant pour une agence

Mathieu est camionneur, passionné de son métier. Il est dans la cinquantaine au moment de l’accident en 2014, qui est survenu alors qu’il déchargeait son camion à un quai de chargement non conforme aux normes – défaut qu’il avait déjà signalé à l’employeur qui avait fait examiner le quai, mais sans donner suite à l’examen. Son accident lui a causé une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles l’empêchant de retourner à son emploi selon son médecin traitant, opinion confirmée par le tribunal d’appel en 2017. Avec sa femme, qui l’accompagne lors de l’entrevue, il nous explique que, à la suite de son accident, il a passé une première année sans travailler, mais que, par après, son employeur a proposé une assignation temporaire qui a été approuvée par son médecin ; les tâches étaient liées à son emploi de camionneur et l’assignation lui permettait de continuer à travailler pendant sa convalescence. Son travail, dans l’emploi assigné, était très apprécié par ses collègues et ses patrons, selon ses dires, car il lui permettait d’utiliser sa capacité résiduelle tout en gagnant son salaire, ce qui rendait possible une économie d’argent pour l’employeur étant donné que les indemnités de remplacement du revenu n’étaient pas payables durant l’assignation en raison des revenus générés par son travail. Il travaillait 15 heures par semaine dans cet emploi modifié, et recevait l’équivalent de son salaire basé sur une semaine de 40 heures, même si, dans les faits, avant son accident, il travaillait plus de 60 heures par semaine. Il a été satisfait de cette assignation temporaire et de la rémunération perçue, malgré le fait qu’il souffrait encore des conséquences de son accident :

Mathieu : « ah c’est sûr j’n’arrachais, y a certaines journées que j’rentrais pas parce que... la douleur était trop élevée... les conditions que mon médecin a données avec la compagnie, j’avais l’droit de m’assire quand j’voulais, j’avais le droit de me lever quand je voulais j’avais le droit de faire des promenades quand je voulais autrement dit j’étais vraiment libre de faire que c’est que je voulais... pour ça que d’une journée [... ] à peu près aux demi-heures j’me l’vais j’allais prendre des tites marches dans compagnie, je revenais, je retravaillais, j’étais vraiment libre, vraiment vraiment là... de mes mouvements pis malgré ça j’leur ai faite sauver ben d’l’argent parce que y avait ben des affaires en tout cas... y avait ben des erreurs que j’ai trouvées [le travail que vous faisiez] oui [avait un sens] ah mon dieu ! Oui ! [Conjointe de Mathieu : oui, oui, oui] [okay] [Conjointe de Mathieu : y aimait ça à part de t’ça] ouais, j’adorais ça. »

Son assignation a duré pendant sept mois mais, en novembre 2015, alors qu’il n’y avait encore aucune décision quant à sa capacité de retour au travail prélésionnel, l’employeur, sans préavis ni véritable explication, y mettait fin. La responsable des ressources humaines de l’entreprise cliente lui a dit que l’assignation devait cesser parce que, selon ce que Mathieu a compris, « ceux en dessous d’elle » [l’agence qui était l’employeur nominatif de Mathieu] avaient procédé à l’envers, qu’il aurait fallu confirmer qu’il était vraiment incapable de travailler comme camionneur, c’est-à-dire qu’il fallait que l’employeur [l’agence] conteste l’avis du médecin traitant qui disait qu’il n’était plus capable de retourner au travail comme camionneur avant de songer à offrir une assignation temporaire ajustée à sa condition de santé. Après que Mathieu a subi une évaluation médicale par le médecin de la compagnie pour contredire l’opinion du médecin traitant, la CNESST a soumis les deux opinions au Bureau d’évaluation médicale, qui a conclu qu’il n’avait pas de limitations fonctionnelles, ce qui a provoqué la fin de ses indemnités de la CNESST au printemps 2016. Mathieu a contesté cette décision devant le Tribunal administratif du travail qui a conclu, au printemps 2017, qu’il était effectivement porteur de limitations fonctionnelles qui l’empêcheraient de réintégrer l’emploi de camionneur, et qu’il serait alors dirigé vers un programme de réadaptation professionnelle. Ainsi, la suspension de l’assignation temporaire en date de novembre 2015 n’était aucunement justifiée par l’inaptitude à long terme de Mathieu, constatée par un jugement rendu seulement au printemps 2017. Au moment de notre entretien avec lui, quatre mois plus tard, il n’était pas activement employé depuis presque 20 mois et il admettait qu’il commençait à se sentir affecté sur le plan de la santé mentale. Ses prestations avaient recommencé rétroactivement dès le jugement du printemps 2017 mais, entre-temps, le couple a dû recourir à l’aide sociale et s’est endetté durant cette période. Les indemnités payées rétroactivement ont servi à payer une partie de leurs dettes.

Avant de fournir des explications juridiques qui permettront de mettre son histoire en contexte, un dernier détail factuel est essentiel. Mathieu travaillait pour une agence, une compagnie à numéro entièrement contrôlée par ce qu’on appelle l’« entreprise cliente ». Les gestionnaires de l’agence avaient trouvé l’assignation temporaire pour lui ; l’entreprise cliente avait pris la décision d’y mettre fin.

4. Résultats : Ce qu’on apprend sur les effets du droit grâce à la recherche empirique

Dans cette étude, outre plusieurs des informatrices et informateurs clés, les personnes interviewées ne sont pas des juristes. Il est primordial de comprendre les règles de droit régissant les circonstances rapportées par les individus, et de ne pas confondre ce que disent les individus sur l’état du droit avec la réalité juridique. Les chercheurs qui ne sont pas formés en droit peuvent bien présumer que les informations juridiques fournies par les participants reflètent l’état du droit, ce qui est une erreur manifeste pour les juristes, mais fréquente dans les études des sciences sociales ou de la santé effectuées par des non-juristes (Lippel, 2008). La mécompréhension du droit par les personnes interviewées nous en dit long sur son effectivité, mais encore faut-il connaître les règles de droit pour identifier les exemples de mécompréhension. Ici, dans un premier temps, nous allons (A) tracer un portrait des règles juridiques qui sous-tendent les expériences relatées dans la première partie pour mieux comprendre ensuite les enseignements relatifs à l’effectivité du droit qui découlent de leurs expériences (B).

4.1. Les explications juridiques

Même si notre étude portait, de prime abord, sur les règles relatives à la réadaptation professionnelle des victimes de lésions professionnelles, nous avons constaté en cours de projet qu’il fallait non seulement tenir compte de l’ensemble des règles régissant l’indemnisation (1), mais de plus garder à l’esprit le droit régissant la discrimination (2).

4.1.1. Les règles en matière d’indemnisation

La LATMP régit l’indemnisation des victimes de lésions professionnelles et remplace les règles applicables en matière de responsabilité civile. Les employeurs reçoivent une protection complète à l’encontre de tout recours en responsabilité civile qui pourrait autrement être exercé par un travailleur à leur emploi (LATMP, a. 438 ; Lippel et Cox, 2019), et une certaine protection à l’égard de recours provenant de personnes travaillant pour d’autres employeurs (LATMP, a. 441). En échange, les employeurs financent le régime de réparation, et des règles complexes régissent la détermination des cotisations payables par chaque employeur. La loi prévoit plusieurs motifs justifiant que les coûts de l’indemnisation d’un travailleur ne soient pas imputés à l’employeur (Archambault, 2019 ; Lafond et coll., 2008).

Théoriquement, les règles régissant le financement du régime sont des outils qui visent à inciter les employeurs à prévenir les lésions professionnelles, d’une part, et à réduire la durée de l’incapacité du travailleur, d’autre part, notamment par l’usage de l’assignation temporaire. L’employeur direct est celui qui est normalement imputé pour les coûts afférents à l’indemnisation de son salarié, et dans les relations de travail triangulaires, impliquant des agences de travail temporaire, c’est normalement à l’agence, et non pas à sa cliente, que seront imputés les coûts de la lésion subie alors même que le travailleur effectue son travail chez la cliente (Laflamme et Lippel, 2014 ; MacEachen et coll., 2012).

Les travailleurs interviewés ont tous été victimes d’un accident du travail. Chacun a droit à une indemnité de remplacement de son revenu représentant 90 % de son revenu net (LATMP, a. 44-ss et a. 67), et le coût des prestations et des bénéfices payés au travailleur ou pour le compte du travailleur par la CNESST sont imputés au compte de son employeur (LATMP, a. 326).

L’employeur peut lui offrir une assignation temporaire (LATMP, a. 179), c’est-à-dire un emploi temporaire adapté à ses capacités et approuvé par son médecin traitant, mais l’employeur n’est pas obligé de le faire, contrairement à la situation en Ontario (Lippel et coll., 2016 ; Lippel, 2019).

Une fois la lésion consolidée[4], le médecin qui a charge du travailleur est appelé à déterminer s’il a des limitations fonctionnelles ou une atteinte permanente, et la CNESST déterminera à la lumière de ces informations s’il est capable de retourner à l’emploi occupé au moment de la survenance de l’accident. Le but de la loi est « la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires » (LATMP, a. 1). La loi prévoit notamment un droit de retour au travail pour les victimes de lésions professionnelles d’une durée d’un an ou deux ans selon la taille de l’entreprise ; dans le cas d’un contrat à durée déterminée, ce droit prend fin à la fin du contrat (LATMP, Chapitre VII).

La LATMP crée le droit à la réadaptation, y compris la réadaptation professionnelle (LATMP a. 145-ss), pour les victimes de lésions professionnelles ayant des atteintes permanentes ou des limitations fonctionnelles qui compromettent la possibilité de retourner au travail sans soutien. Lorsqu’une personne est admise en réadaptation professionnelle, la CNESST développe avec elle un plan individualisé de réadaptation (LATMP, a. 146) et, dans l’éventualité où l’atteinte à la santé exclut la possibilité de réintégration dans le même emploi, la loi prévoit la détermination d’un emploi convenable (LATMP, a. 166), qui devient alors l’objectif du programme de réadaptation professionnelle. La loi prévoit à l’article 181(2) que

« [d]ans la mise en œuvre d’un plan individualisé de réadaptation, la Commission assume le coût de la solution appropriée la plus économique parmi celles qui permettent d’atteindre l’objectif recherché ».

Les agents de la CNESST sont contraints d’appliquer ses politiques. Chaque décision de la CNESST peut faire l’objet d’une demande de révision à l’interne et, éventuellement, d’un appel au Tribunal administratif du travail – un tribunal indépendant qui est chargé d’appliquer la loi et qui n’est pas assujetti aux politiques de la CNESST.

En février 2018, la Cour suprême du Canada a déterminé que, dans le cadre du processus de réintégration d’un travailleur visé par la LATMP, le devoir d’accommodement qui découle de la Charte s’applique intégralement aux victimes de lésions professionnelles. La CNESST, appelante en Cour suprême, prétendait, à l’instar du Conseil du patronat du Québec, que le devoir d’accommodement était inapplicable lorsqu’il s’agissait de réintégrer une victime de lésion professionnelle. Le jugement dans l’affaire Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, n’avait pas été rendu au moment où les travailleurs interviewés dans notre étude ont été pris en charge par la CNESST, mais rien ne nous indique que son application aurait modifié les issues de ces différentes histoires.

4.1.2. Les règles interdisant la discrimination

Les articles 10 et 16 de la Charte interdisent la discrimination à l’embauche, ainsi que la discrimination en cours d’emploi, et exigent que l’employeur offre des mesures d’accommodement à un salarié porteur de handicap, jusqu’à la limite de la contrainte excessive, comme prévu par l’article 20 (Laflamme et Gagné, 2017). Si la personne porteuse de handicap postule pour un emploi, l’article 18.1 de la Charte interdit à l’employeur de poser des questions discriminatoires dans un questionnaire d’embauche (Fournier, 2013). Par contre, la jurisprudence accepte qu’un employeur congédie un travailleur qui ment en réponse à certaines questions posées dans un tel questionnaire, même si, à première vue, le questionnaire viole l’article 18.1. La Cour d’appel s’est exprimée ainsi :

[77] Le questionnaire ratisse large et il ne paraît pas conçu pour obtenir des renseignements d’ordre médical qui soient seulement reliés aux aptitudes ou qualités requises par l’emploi d’infirmier. Certains redressements auraient sans doute pu être demandés en vertu de la Charte. Ce n’est pas dire, pour autant, qu’à partir du moment où certaines questions n’auraient pas dû être posées, il n’est plus possible d’opposer au salarié des déclarations fausses portant sur des informations que l’employeur était en droit de connaître pour assumer ses responsabilités et prendre la décision d’embauche qu’il croyait la meilleure, dans les circonstances. (Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Cœur-du-Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières et Bolduc).

Néanmoins il y a des limites, comme le note le juge Rochette, parlant pour la Cour (paragr. 79) :

« Je conviens qu’une fausse déclaration ne peut être déterminante si l’omission porte sur un élément que l’employeur n’aurait pas eu le droit de considérer en raison de l’article 18.1 de la Charte ou sur un élément insignifiant qui n’a pas déterminé le consentement [références omises]. »

La Cour rappelle également que :

[69] [...] La cueillette de l’information médicale ne doit pas être utilisée pour embaucher seulement le candidat en parfaite santé qui représente le moins de risque d’absentéisme. L’employeur est en droit d’imposer des exigences en regard des aptitudes requises pour l’exercice d’un emploi, mais ces exigences doivent être raisonnables et avoir un lien rationnel avec l’emploi.

On retient donc que, malgré le texte explicite de la Charte, les tribunaux accepteront dans certains cas de donner effet aux conséquences d’un mensonge proféré par un candidat en réponse à un questionnaire qui serait, par ailleurs, en violation de la Charte. Ces effets peuvent comprendre la légitimation d’un congédiement qui surviendrait au moment où l’employeur découvre l’existence d’un handicap au sens de la Charte, non pas en raison du handicap, mais en raison du bris de la relation de confiance attribué au mensonge au moment de l’embauche[5]. Si la personne postulant pour un emploi refuse de répondre à des questions qu’elle estime discriminatoires, l’employeur pourrait bien choisir un autre candidat tout en passant sous silence les raisons de son choix. L’avocate de la CDPDJ, Sophie Fournier, décrit la situation ainsi :

« Le candidat est donc confronté au même choix qu’Ulysse : soit il est assuré d’être exclu du processus de sélection s’il refuse de répondre au questionnaire médical discriminatoire afin de protéger son droit à l’égalité, soit il risque le congédiement si son employeur découvre ultérieurement de fausses déclarations. La loi de l’offre et de la demande avantage l’employeur lorsque plusieurs candidats manifestent leur intérêt pour un même emploi. Invoquer le droit du candidat de refuser de répondre à une question discriminatoire lors d’une entrevue serait utopique, sinon factice dans la réalité du monde du travail. » (Fournier, 2013, p. 131).

Outre cette interprétation par la Cour d’appel, qui limite les contraintes imposées aux employeurs par la Charte, il faut également noter que l’article 27 LATMP[6] a été appliqué avec succès dans certains cas où le travailleur n’a pas déclaré ses limitations fonctionnelles au moment de l’embauche, le tribunal concluant à la négligence grossière et volontaire du travailleur qui omet de mentionner ses limitations. Ainsi, le Tribunal administratif du travail a refusé la réclamation d’un travailleur accidenté qui s’est blessé au travail :

« Cette omission de déclarer à l’employeur la présence de limitations fonctionnelles constitue un geste volontaire du travailleur. Lors de son témoignage, il affirme qu’après l’accident du travail de 2010, sa candidature a plusieurs fois été refusée parce qu’il était « barré », laissant ainsi entendre qu’il déclarait ses limitations fonctionnelles. Le Tribunal comprend que, cette fois, il a décidé de ne pas le faire. En posant un tel geste, le travailleur commet une faute qui revêt un caractère suffisamment grave et elle ne peut être qualifiée de simple. Monsieur Bédard dit que le travailleur n’aurait pas été embauché s’il avait connu ses limitations fonctionnelles. Compte tenu des exigences physiques de l’emploi de journalier sur la ligne de production, le Tribunal considère que cette affirmation est tout à fait crédible. » (Cloisons Corflex inc. et Maher, 2017).

Cette décision reflète une interprétation minoritaire de cet article, et plusieurs décisions refusent d’appliquer l’article 27 pour le seul motif que le travailleur n’a pas déclaré ses limitations fonctionnelles au moment de l’embauche (Armoires, 2015 ; Les Constructions, 2015 ; Dicom, 2015 ; Giroux, 2014 ; Groupe Compass, 2015 ; Récupération, 2016 ; Production Serres Yargeau, 2018 ; Centre Rénovation, 2019). Mais il faut comprendre que l’existence de cette approche minoritaire peut en soi inciter les employeurs à utiliser de tels questionnaires à l’embauche. Ils sont aussi utiles dans l’éventualité où l’employeur souhaiterait congédier le travailleur, notamment lorsqu’une réclamation pour un accident de travail ou une demande d’assurance invalidité révèle des informations non divulguées dans le questionnaire à l’embauche.

Par ailleurs, notre analyse de la jurisprudence a permis de constater que les examens d’embauche sont invoqués par les employeurs en application de deux autres articles de la LATMP en matière de financement. L’article 326 permet la désimputation de l’employeur dans l’éventualité où le travailleur n’a pas déclaré ses limitations au moment de l’embauche[7]. L’article 329 permet l’externalisation des coûts d’une indemnisation versée à un travailleur déjà handicapé au moment de la lésion professionnelle.

Enfin, il est pertinent de s’interroger sur l’effectivité de l’article 243 LATMP, qui prévoit que « [n]ul ne peut refuser d’embaucher un travailleur parce que celui-ci a été victime d’une lésion professionnelle, si ce travailleur est capable d’exercer l’emploi visé ». Abordons maintenant l’effectivité de ces différentes règles de droit à la lumière des histoires présentées dans la première partie de cet article.

4.2. Discussion : l’effectivité des règles de droit à la lumière des trois études de cas

On s’intéresse, en premier lieu, aux règles de droit qui ont pour justification un discours de prévention d’incapacités, d’incitation à la réintégration au travail après une lésion ou de promotion d’égalité, mais dont les effets semblent avoir été colmatés par d’autres pratiques, y compris celles véhiculées par d’autres règles juridiques ou interprétations de règles qui produisent une situation de dissonance cognitive entre ce qui est écrit en toutes lettres dans les lois et ce qui se passe en réalité.

Comme Normande nous a dit :

« (…) J’ai vu que la loi était flexible, hein ? ! Et eh voilà c’est ça ! j’ai vu que même les choses qui sont conventionnées [qui] sont écrites noir sur blanc dans la loi eh ben on les interprète comme on veut t’sais. », Normande.

Les trois études de cas permettent de tirer des leçons portant sur trois enjeux clés, choisis parmi l’ensemble des éléments ressortis des entrevues en raison de leur rôle déterminant sur l’expérience vécue par ces participants : les limites de l’assignation temporaire (1), les failles dans le droit à la réadaptation professionnelle (2) et le caractère inefficace des protections à l’égard de la discrimination fondée sur le handicap (3).

4.2.1. L’assignation temporaire : fonctionne-t-elle pour réduire les incapacités à long terme ?

L’assignation temporaire est un outil conçu pour prévenir la chronicité des lésions et faciliter le retour au travail précoce de travailleurs qui subissent des lésions et qui ne sont pas encore aptes à retourner à leur travail habituel (Noiseux, 2019). C’est une politique justifiée par les leçons tirées de la science de la réadaptation, qui a démontré qu’une approche attentiste à l’égard d’une blessure peut mener au développement de problèmes de santé chroniques, physiques et psychologiques (Nastasia, Durand, Coutu et coll., 2017). On examinera son application au cas de Mathieu (a) et au cas de Normande (b).

a. Le travail comme intérim fait échec aux incitations de la loi

Mathieu a décrit dans son témoignage le grand bienfait d’une assignation temporaire. Lors de l’entrevue, on aurait cru à une publicité pour une mesure de prévention d’incapacité bien appliquée : alors qu’il est encore très souffrant, on lui propose un emploi qui valorise ses connaissances et qui lui donne la latitude nécessaire pour éviter l’aggravation de sa condition physique. Pourtant, après sept mois de succès, l’entreprise cliente qui utilise en exclusivité ses services par l’intermédiaire de l’agence de travail temporaire qui était son véritable employeur, décide d’y mettre fin. Mathieu n’a pas trop compris pourquoi, mais il semble qu’on lui avait dit qu’il fallait déterminer sa capacité de retourner dans son métier habituel avant de faire une assignation temporaire. Or, cet énoncé n’a pas de sens, ni juridiquement – la LATMP permettant une assignation temporaire dès le premier jour d’une lésion professionnelle si le médecin qui a charge l’autorise (Noiseux, 2019) –, ni scientifiquement (Nastasia, Durand, Coutu et coll., 2017) – la contestation et la remise en question de son incapacité ayant retardé de plus de vingt mois son retour au travail. Mathieu étant toujours sans travail au moment de l’entrevue, il partageait avec nous le fait qu’il commençait à se sentir déprimé en raison de son inactivité professionnelle.

Alors, comment peut-on expliquer ce comportement de l’entreprise cliente ? Pourquoi a-t-elle ordonné à son agence (le véritable employeur) de mettre fin à l’assignation temporaire de Mathieu ? Il est vrai que nous n’avons pas interviewé l’employeur de Mathieu, mais une compréhension des règles de financement du régime de la LATMP peut permettre de formuler des hypothèses. Les indemnités payables à Mathieu étaient imputées au compte de l’agence et non pas au compte de l’entreprise cliente. L’entreprise cliente, qui était la seule cliente de cette agence, avait ainsi réussi à se mettre à l’abri de l’augmentation de primes découlant du paiement d’indemnités additionnelles associées à l’interruption de l’assignation temporaire. La littérature suggère qu’une agence serait possiblement assujettie à un taux de cotisation plus bas, qu’elle pourrait éventuellement cesser d’opérer dans l’éventualité où ses cotisations futures augmenteraient, et qu’elle pourrait même être assujettie à un régime de cotisation où l’expérience ne s’applique pas, s’il s’agit d’une petite ou moyenne entreprise. Ces pratiques sont bien connues dans la littérature sur les relations de travail triangulaires (MacEachen, Lippel, Saunders et coll., (2012) ; Lippel, MacEachen, Saunders et coll., 2011).

Le législateur, qui a réformé le régime de financement de la LATMP au début des années 1990, cherchait à responsabiliser les employeurs (Commission de la santé et de la sécurité du travail c. 9069-4654 Québec inc., 2018, paragr. 78), ce qui a eu pour effet d’inciter les employeurs à s’impliquer plus activement dans la gestion des réclamations pour lésions professionnelles (Thomason et Pozzebon, 2002). Les employeurs ont effectivement changé leur comportement. D’une attitude de laisser-faire qui était plus courante pendant les années 1980, on a aujourd’hui une attitude fondée notamment sur la gestion des coûts, et la structuration de l’entreprise pour permettre d’externaliser ces coûts à une entité corporative distincte peut faire partie des stratégies privilégiées (Charbonneau et Hébert, 2020).

b. Le logement : un risque de récidive mal appréhendé

Dans le cas de Normande, l’assignation temporaire est tombée à l’eau uniquement en raison du refus du consultant qui gérait les dossiers de l’employeur d’investir dans la sécurisation du logement fourni. Les grandes entreprises, comme les petites, externalisent couramment la gestion de leurs dossiers de santé et de sécurité/indemnisation, que ce soit à des mutuelles de prévention ou à des gestionnaires privés qui ont pour mandat de minimiser les coûts. La valeur de la relation entre l’employeur et une employée spécialisée et dévouée à son emploi ne semble pas avoir été prise en compte par le consultant. Il voyait un prétexte technique permettant d’éviter à son commettant d’investir le montant nécessaire pour sécuriser la résidence fournie aux employées, et de ne pas avoir à sécuriser d’autres immeubles. Pourtant, l’employeur a un devoir de fournir des conditions de travail sécuritaires, et la résidence fournie par l’employeur dans une communauté à plus de dix heures d’avion de la résidence de la salariée fait partie des conditions de travail. La preuve en est que la CSST a accepté la réclamation pour une lésion survenue dans cette résidence, sans hésitation. En fin de compte, Normande a reçu un règlement « à l’amiable »[8] important, un montant dans les six chiffres, de l’argent qui ne paraîtra pas dans le dossier d’expérience de l’employeur qui sert à déterminer ses cotisations futures, parce qu’il s’agit d’une transaction en échange de sa démission et de la fermeture du dossier à la CSST.

4.2.2. Le droit à la réadaptation : les défis du travailleur surqualifié

Ali s’est vu refuser une formation qui, au moment où elle avait été proposée par la conseillère en orientation professionnelle mandatée et payée par la CSST, lui aurait permis de demeurer actif malgré son handicap, et possiblement d’intégrer un emploi qui correspondait à ses qualifications professionnelles. Parce que la conseillère à la réadaptation de la CSST a bloqué cette proposition, en expliquant qu’elle ne pouvait pas autoriser cette dépense pour un travailleur à faible revenu (« une Toyota »), Ali n’était toujours pas retourné au travail quatre ans après sa lésion initiale, et il avait développé un problème de santé mentale reconnu comme lésion professionnelle. Il recevait encore des indemnités. Les travailleurs surqualifiés, qu’ils soient des travailleurs immigrants (Côté, Gravel, Dubé et coll., 2017) ou des travailleuses sous-payées pour un « emploi de femmes » (Lippel et Demers, 1996), sont malmenés par l’application stricte de l’article 181 LATMP qui incite la CNESST à trouver « la solution appropriée la plus économique ». À court terme, on peut économiser de l’argent si on trouve un emploi convenable qui permet de fermer le dossier d’un travailleur douze mois après la désignation de ce « rêve convenable », comme l’appelle Ali. Notre système n’incite pas la CNESST à aider les travailleurs à faible revenu à réintégrer le marché du travail. Ils sont vraiment à la remorque d’une analyse coûts-bénéfices qui contribue à la discrimination systémique à l’égard des travailleurs surqualifiés par rapport au travail effectué ou dont la valeur réelle est sous-évaluée.

4.2.3. Les victimes de lésions professionnelles ont-elles raison de craindre la discrimination à l’embauche ?

Deux recours existent pour prévenir la discrimination à l’égard des victimes de lésions professionnelles : l’article 243 LATMP (a) et la Charte (b).

a. L’invisibilité de l’article 243 LATMP

Dans une recherche de 1994, une des auteures du présent article a demandé à un représentant de la CSST comment l’article 243 LATMP était appliqué, et on nous avait dit que sa mise en œuvre relevait de la CDPDJ. Or, lors d’une présentation des résultats de la présente recherche aux membres du contentieux et aux salariés de la CDPDJ en 2018, les participants affirmaient ne pas connaître cet article. De fait, rien dans la loi n’indique que sa mise en œuvre est déléguée à la CDPDJ. Une recherche, utilisant l’engin de recherche Azimut, a permis de constater qu’il s’agit d’un recours invisible en jurisprudence. En 35 ans d’existence depuis 1985, la LATMP a été citée à 154 002 reprises en date du 3 juillet 2020 et l’article 243, à 26 reprises ; mais une seule décision aborde, ne fût-ce qu’indirectement, son application. En mai 2019, une décision portant sur les retombées de l’affaire Caron a cité, en obiter dictum, l’article 243 LATMP pour appuyer l’énoncé selon lequel

« les autres employeurs québécois ont l’obligation d’accommoder un travailleur handicapé lors du processus d’embauche » (Tremblay et Pièces d’autos Choc, 2019, paragr. 57).

Quelles pratiques seraient différentes si cet article de loi devait recevoir effet ? Si une contravention éventuelle était davantage susceptible d’être sanctionnée, cela impacterait-il les contenus de formation dans les écoles de gestion ? Seraient-elles portées à mettre l’accent sur l’importance de développer des politiques d’embauche qui intégreraient l’obligation de respecter ces consignes ? Des changements dans la formation affecteraient-ils le comportement des employeurs ? L’absence de jurisprudence pourrait refléter une effectivité exemplaire de cet article, mais les résultats de nos études empiriques ainsi que les questions de filtrage très médiatisées et les publications des spécialistes en droit de la personne (Fournier, 2013) suggèrent plutôt que les travailleurs accidentés font l’objet de pratiques discriminatoires au moment de l’embauche.

b. Les incitations à contourner la Charte des droits et libertés de la personne

Une série d’articles médiatiques publiés en 2018 ont permis de constater que l’usage de questionnaires d’embauche discriminatoires était fort répandu chez certains grands employeurs, ce qui met en contexte les craintes exprimées par Ali. Le questionnaire, qui s’étale sur plusieurs pages, comporte des questions sur les accidents de travail antérieurs, la santé physique, la santé mentale, l’usage de médicaments, le fait d’avoir fait une réclamation à la CSST et le fait d’avoir

« reçu un montant forfaitaire d’argent suite à une maladie » (Medisys).

Après ouverture d’une enquête par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, on constate que l’Université Laval utilise ce questionnaire, critiqué par la CDPDJ, depuis huit ans (Cloutier, janvier 2018, mars 2018, p. 5). On y apprendra que ces questionnaires sont utilisés régulièrement par les employeurs en santé et en éducation, de même que par les municipalités. Interviewée par les journalistes, une avocate du contentieux de la CDPDJ souligne que ces questionnaires sont utilisés en violation des articles 4, 5, 10 et 18.1 de la Charte (Cloutier, mars 2018). Un article qui vise en particulier l’usage de ces questionnaires par des municipalités, notamment Montréal, Laval, Brossard, Longueuil et Sherbrooke, fait le lien avec la politique de la CDPDJ relative aux examens médicaux en emploi :

« Le seul fait qu’on pose des questions sur l’état de santé c’est de la discrimination », avance l’avocate à la direction du contentieux de la Commission, Me Stéphanie Fournier. Les questions doivent référer à des aptitudes requises pour l’emploi. [...] Il serait donc contraire à la Charte de faire remplir à des candidats, préalablement à l’embauche, des formulaires dans lesquels ils devraient donner toutes sortes de renseignements relatifs à leur santé (Dostie, mars 2018, p. 5-6).

Lors de la discussion à l’occasion de notre présentation des résultats de cette étude à la CDPDJ, certains avocats disaient mieux comprendre pourquoi les employeurs, même des grands employeurs, faisaient abstraction des interdictions de la Charte, en particulier l’article 18.1, alors que le droit est clair à ce sujet. En comprenant les règles de financement du régime de la LATMP et les possibilités d’économiser des centaines de milliers de dollars en imputation des coûts, soit par l’article 27, soit par d’autres mécanismes qui permettent d’externaliser les coûts si le travailleur a menti à l’embauche ou est déjà handicapé au moment de la lésion (articles 326(2) et 329), il est devenu clair que l’analyse coûts-bénéfices favorise l’application répandue de questionnaires d’embauche comportant des questions intrusives et souvent illégales. Par ailleurs, ces questionnaires peuvent être mobilisés pour congédier un travailleur qui a menti, même dans un contexte où le lien d’emploi est protégé. Les employeurs interviewés par les journalistes disent qu’ils cherchent ces informations pour mieux pouvoir accommoder les travailleurs handicapés une fois embauchés (La Presse canadienne, 2018) ; néanmoins, une étude québécoise conclut que les personnes handicapées, parmi les catégories de motifs prohibés de discrimination, sont le plus souvent l’objet d’exclusion au moment du processus d’embauche (Duval, 2017). Les règles de financement de régimes d’indemnisation qui font varier les primes des employeurs en fonction des réclamations soumises en indemnisation ont été pointées du doigt par des chercheurs d’autres pays, qui ont mesuré leur association avec l’utilisation des questionnaires d’embauche discriminatoires à l’égard des personnes handicapées ou qui ont déjà subi un accident donnant lieu à une réclamation (Harcourt, Lam et Harcourt, 2007).

En 2019, la CDPDJ a déposé une demande d’autorisation d’exercer une action collective contre un employeur, la Commission scolaire de Montréal, fondée sur l’utilisation, semble-t-il systématique, de questionnaires d’embauche comportant des « questionnaires médicaux pré-embauche injustifiés » par cet employeur (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et C.G. c. Commission scolaire de Montréal). L’action a pour effet potentiel de redresser les résultats du calcul coûts-bénéfices : on demande la destruction de ces questionnaires, 7 500 $ de dommages moraux et 2 500 $ de dommages punitifs pour chaque membre du groupe visé, c’est-à-dire

« [t]oute personne qui depuis le 1er octobre 2016 a posé sa candidature pour un emploi au sein de la Commission scolaire de Montréal et qui dans le cadre de son processus de sélection a eu à remplir le questionnaire médical pré-embauche désigné par le titre ‟Auto déclaration de santé enseignants, gestionnaires, professionnels et personnel de soutien en service direct aux élèves” ».

Il sera intéressant de suivre le développement de cette action qui pourrait avoir un impact sur l’utilisation répandue de tels questionnaires par un nombre important de grands employeurs au Québec.

L’histoire d’Ali nous permet de voir le coût réel pour la société québécoise d’avoir réduit l’effet des articles de la Charte qui vise à promouvoir l’accès à l’égalité et à sanctionner la discrimination. Un docteur dans un domaine d’expertise convoité espère se recycler en propriétaire de café pour éviter d’être l’objet, une fois de plus, de discrimination. Déjà, le fait qu’une personne avec sa formation travaille comme gardien de sécurité suggère une discrimination à l’embauche. Maintenant qu’il est aussi porteur de handicap, il a compris qu’il était « condamné ». S’il mentait sur les formulaires d’embauche, comme certains conseillers semblent suggérer aux accidentés, il courrait le risque d’être congédié plus tard ou pire, de ne pas avoir droit aux bénéfices de la LATMP dans l’éventualité où il se blesserait de nouveau. S’il dit la vérité, il ne sera pas embauché. Par ailleurs, la situation d’Ali illustre bien les enjeux des travailleurs immigrés qui se blessent en exerçant un travail pour lequel ils sont surqualifiés. Comme les spécialistes en surqualification des travailleurs immigrants ont constaté (Côté, Gravel, Dubé et coll., 2017), notre société fournit un soutien fort limité lors de leur processus d’immigration, et ne les aide pas à faire reconnaître leurs compétences développées antérieurement dans leur parcours professionnel. On peut penser que si des processus et des procédures avaient permis à Ali de faire reconnaître ses compétences et d’accéder à une formation d’appoint afin de pratiquer sa profession — liée à sa formation initiale — en contexte québécois, il n’aurait pas été contraint de travailler au sein d’une agence comme gardien de sécurité.

5. Conclusion

Quelles leçons peut-on tirer sur l’effectivité de notre système de réadaptation professionnelle à la lumière des informations tirées des entrevues ? Les trois travailleurs dont les histoires sont partagées ici n’ont pas bénéficié d’un système de réadaptation conforme aux connaissances scientifiques. Malgré les possibilités fournies par la législation québécoise en matière de réparation des lésions professionnelles, l’interprétation et l’application de règles de droit ont nui, dans les trois cas, à leur prise en charge précoce, ce qui a eu pour effet de ralentir et, possiblement, d’anéantir leurs possibilités de réintégrer le marché du travail en maximisant l’usage de leurs capacités résiduelles.

Les déterminants des gestes nuisibles à la réadaptation de ces personnes, dans les trois cas, semblaient associés à une analyse économique plutôt réductrice, et non pas à une analyse animée par les connaissances scientifiques en matière de réadaptation. Ali a été privé par la conseillère en réadaptation de la CNESST d’un cours approprié, prescrit par une conseillère en orientation professionnelle que la CNESST avait elle-même mandatée et payée, au motif que cela aurait coûté trop cher compte tenu de son salaire gagné au moment de l’accident – une décision faisant abstraction de ses qualifications. Pourtant, au moment de notre entrevue, le problème de santé mentale qui est venu s’ajouter à ses multiples problèmes physiques avait déjà coûté plus cher à la CNESST que le cours demandé, s’il avait été offert au bon moment. Cela aurait peut-être prévenu ses troubles psychologiques. Normande, quant à elle, aurait pu réintégrer son emploi qu’elle adorait, n’eût été des coûts de la sécurisation des fenêtres de la résidence fournie par l’employeur. L’analyse coûts-bénéfices par un consultant externe qui ne semble pas avoir tenu compte de la valeur d’une employée fidèle dans son analyse, ni des prestations qui seraient payables dans l’éventualité où elle avait gain de cause, a coûté très cher à l’employeur, à la CNESST, au syndicat, mais aussi à Normande, qui travaille aujourd’hui pour une agence de travail temporaire, ce qui lui donne une sécurité d’emploi moindre. Enfin, l’entreprise qui a mis fin à l’assignation temporaire de Mathieu était celle qui contrôlait réellement les décisions relatives au personnel, et non celle qui ressentirait les impacts négatifs de la reprise des indemnités de remplacement du revenu sur ses cotisations à la CNESST, grâce à la sous-traitance vers sa propre agence de travail temporaire. Encore une fois, cette décision manifestement contraire aux bonnes pratiques de réadaptation semble prise en raison de considérations économiques. Mathieu n’étant pas son employé, les conséquences d’une augmentation des indemnités de remplacement du revenu et d’un potentiel handicap aggravé en raison de la terminaison de l’assignation temporaire n’affecteront pas le compte du décideur, mais plutôt celui de sa compagnie à numéro.

Le fait d’étudier la problématique du point de vue des travailleuses et travailleurs a permis aussi de constater l’importance de décloisonner les connaissances tirées non seulement de différents domaines scientifiques, y compris la réadaptation, l’organisation du travail et la santé au travail, mais aussi de différents domaines juridiques, dont le droit de la santé et de la sécurité du travail, et également les droits de la personne. L’étude permet de constater que même au sein de la discipline qui est le droit, les connaissances sont produites en silo. Le fait d’être parti de l’expérience de justiciables, qui ne vivent pas leurs effets en silo, a permis de tisser des liens entre les différentes branches du droit et les différentes disciplines impliquées dans le processus de réadaptation professionnelle des personnes blessées en exerçant un travail atypique.

Quant à nos questions plus larges sur l’effectivité du droit, tout porte à croire que l’analyse coûts-bénéfices fait en sorte que les employeurs choisissent d’utiliser des questionnaires d’embauche qui sont en violation de la Charte parce que les bénéfices économiques de les utiliser dépassent de loin les coûts que pourraient générer les poursuites éventuelles en vertu de cette loi. L’action collective portée par la CDPDJ en octobre 2019 pourrait bien renverser la vapeur à cet égard et il sera intéressant de suivre non seulement l’issue de l’action, mais également le comportement des autres organisations qui pourraient elles aussi être ciblées par de telles actions en raison de leur utilisation de ces questionnaires.

En conclusion, la lecture de ces lois et de la jurisprudence qui les interprète ne permet pas de soupçonner que les décisions quant à leur application sont actuellement déterminées en grande partie, à la lumière des expériences relatées dans ces trois exemples, par une analyse comptable qui fait fi des principes scientifiques justifiant les règles de droit et des principes juridiques eux-mêmes. On est bien loin d’une interprétation téléologique, fondée sur le but de la loi, des dispositions conçues pour inciter les employeurs à contribuer à prévenir le handicap et à gérer leur entreprise de manière à éviter la discrimination à l’égard de candidats et d’employés handicapés.