Abstracts
Résumé
À partir d’une expérimentation réalisée dans l’industrie automobile, cet article vise à contribuer à la réflexion dans le domaine de la clinique du travail sur la manière d’instruire les questions de santé au travail au centre du débat social et public sur les rapports entre qualité du travail et qualité de la vie. Après avoir précisé la fonction de l’action d’intervention pour « restaurer » le pouvoir d’agir des travailleurs, nous cherchons à montrer comment peut s’organiser, entre ces travailleurs et leurs hiérarchies, la reprise du travail d’organisation pour un travail soigné. À partir de l’exemple mobilisé, nous argumentons pour une pratique de la psychologie du travail où l’action vise l’institution d’un professionnalisme délibéré, par l’expérimentation de nouvelles activités et fonctions qui permettent de tester une coopération conflictuelle autour des critères de qualité du travail entre dirigeants, ligne hiérarchique, opérateurs et organisations syndicales. Et ce, afin de relier la santé des travailleurs, la performance de leurs activités et la qualité des produits fabriqués ou des services rendus.
Mots-clés :
- clinique du travail,
- intervention,
- santé au travail,
- qualité du travail,
- conflit de critères
Abstract
Based on an experiment in the automotive industry, this article contributes to further reflection, in the work clinic field, on how to study work health questions. These questions are at the center of social debates about the relationship between work quality and quality of life. After specifying the reason for the intervention, that is to « restore » the workers’ capacity to act, we try to show how the workers and their hierarchies can act together to reconfigure work organization so as to achieve well-done, high-quality work. Based on the example presented in the text, we argue for a practice of work psychology whose goal is to introduce more professionalism into the workplace. We propose that new activities and functions be experimented so as to test conflictual cooperation between administrators, managers, operators, and trade unions around the theme of work quality. The purpose here is to link workers’ health and their activity performance with the quality of the products manufactured and services delivered.
Keywords:
- work clinic,
- intervention,
- work health,
- quality of work,
- criteria conflict
Resumen
A partir de una experimentación llevada a cabo en la industria automotriz, este artículo pretende contribuir a la reflexión en el campo de la clínica del trabajo sobre la manera de instruir las cuestiones de salud en el trabajo, en el centro del debate social y público sobre la relación entre la calidad del trabajo y la calidad de vida. Después de precisar la función de la acción de intervención para "restaurar" el poder de acción de los trabajadores, buscamos mostrar cómo, puede organizarse, entre estos trabajadores y sus jerarquías, la reanudación del trabajo de organización para obtener un trabajo prolijo. A partir del ejemplo movilizado, abogamos por una práctica de la psicología del trabajo donde la acción tenga como objetivo la institución de un profesionalismo deliberado, mediante la experimentación de nuevas actividades y funciones que permitan poner a prueba una cooperación conflictiva en torno a criterios de calidad de trabajo entre dirigentes, línea jerárquica, operadores y organizaciones sindicales. Y esto, con el objetivo de vincular la salud de los trabajadores, el desempeño de sus actividades y la calidad de los productos fabricados o de los servicios prestados.
Palabras clave:
- clínica de trabajo,
- intervención,
- salud ocupacional,
- calidad del trabajo,
- conflicto de criterios
Article body
Introduction
La psychologie du travail est, par définition, particulièrement concernée par les questions de santé au travail et en particulier par celles qui concernent le champ de la psychopathologie du travail depuis longtemps (Dejours, 1980 ; Clot, 1995 ; Veil, 2012 ; Le Guillant, 2006 ; Tosquelles, 2009). Elle partage bien sûr les préoccupations de l’ergonomie dans l’action contre les TMS (Simonet et coll., 2011 ; Falzon, 2013), mais c’est plus précisément dans le champ de la santé mentale au travail qu’elle se trouve mobilisée. Sur le plan le plus large, on peut considérer que le champ ouvert par la montée des RPS l’interpelle particulièrement (Clot, 2010 ; Lagabrielle et Laberon, 2014 ; Valléry et coll., 2016 ; Bobillier-Chaumon et Sarnin, 2012). C’est la discipline elle-même dans son ensemble qui peut être décrite comme un chantier ouvert pour définir comment agir et comment poser la question (Almudever et coll., 2011 ; Rouat et Sarnin, 2013 ; Sarnin et coll., 2012). Dans ce contexte, la clinique du travail (Clot et Lhuilier, 2015) est un domaine en pleine expansion largement focalisé sur une perspective transformatrice mobilisant les rapports entre activité et subjectivité dans le travail humain. Sous cet angle, la psychodynamique du travail, la clinique de l’activité ou encore, plus récemment, une psychosociologie du travail ont fait de la santé au travail un objet central des interventions dans les organisations ou les institutions (Molinier, 2010 ; Clot, 2010 ; Lhuilier, 2013). Il existe maintenant une expérience collective importante et des résultats discutables qui permettent de commencer à mesurer en la matière l’apport spécifique de ces spécialités dans l’histoire de l’analyse du travail (Gaudart et Rolo, 2015).
1. La santé au travail : un travail soigné
1.1 Cliniques du travail
On retiendra que l’une des caractéristiques de ce dernier domaine en psychologie du travail est de ne pas entrer dans les questions de santé au travail par un inventaire quantitatif des risques, mais plutôt par une action « clinique », en réponse à des demandes de transformations issues du terrain, que les commanditaires soient des employeurs ou des institutions représentatives du personnel. C’est sans doute ce qui rapproche le plus ces approches de l’ergonomie (Simonet et coll., 2011 ; Caroly et coll., 2015 ; Falzon, 2013 ; Petit et coll., 2011 ; Litim, 2012). Mais il faut noter aussi de récents rapprochements et des confrontations sur les apports et les limites d’une clinique du travail aussi bien avec la sociologie qu’avec les sciences de gestion (Clot et Gollac, 2014 ; Clot et Lallement, 2015 ; Ughetto, 2012 ; Almudever, 2012 ; Detchessahar, 2013 ; Lorino et coll., 2011).
Ce qui fait sans doute la particularité de ces approches en clinique du travail au sein de la psychologie du travail est l’effort pour redéfinir la santé au travail et même au-delà du travail. La référence à deux auteurs y est fréquente comme on va le voir. Mais la santé y est, de toute façon, loin d’être réductible à l’absence de maladie attestée ou même à une satisfaction affichée (Clot et Lhuilier, 2015). On peut même faire un pas supplémentaire : elle ne disparaît pas non plus forcément avec la maladie déclarée (Lhuilier et Waser, 2016). Elle peut d’abord être définie comme le fait Winnicott :
« La vie d’un individu sain se caractérise autant par des peurs, des sentiments conflictuels, des doutes, des frustrations que par ses aspects positifs. L’essentiel est que l’homme ou la femme se sente vivre sa propre vie, prendre la responsabilité de son action ou de son inaction, se sente capable de s’attribuer le mérite d’un succès et la responsabilité d’un échec » (1988, p. 30).
Cette définition, dans laquelle la notion de responsabilité mérite d’être éclaircie pour ne pas perdre de vue les moyens concrets de l’exercer, peut, du coup, être valablement complétée par celle que Canguilhem a donnée :
« Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles » (2002, p. 68).
Santé, activité et pouvoir d’agir sur son milieu et sur soi-même ont donc parties liées chez ceux qui travaillent. Sans être — au moins de temps en temps — à l’origine de ce qui leur arrive dans l’organisation du travail, ce dernier est vite indéfendable à leurs propres yeux et c’est là l’une des sources majeures de psychopathologie du travail. Pourtant, se sentir à l’origine de ce qui lui arrive ne disparaît pas forcément, même chez le travailleur affecté, par exemple, par une maladie chronique. L’énergie vitale de ceux qui travaillent peut se trouver dissipée dans et par l’organisation du travail contrariant leur pouvoir d’agir et, en les diminuant ainsi, affecter durablement leur santé. Pourtant, comme le dit joliment le langage populaire, cela ne les conduit pas tous et surtout pas obligatoirement à « en faire une maladie ». À l’inverse, ceux d’entre eux qui sont atteints d’une maladie professionnelle ou non — même chronique — ne perdent pas nécessairement leur santé, si l’on retient l’idée que la santé est aussi le pouvoir conservé ou retrouvé d’agir sur soi-même et sur son milieu. On le voit, les rapports entre maladies et santé méritent d’être regardés avec le maximum de doigté clinique.
On pourra trouver, bien sûr, l’écho de discussions et de controverses sur cette thématique même au sein du domaine des cliniques du travail, tant justement ce domaine est très loin de présenter une homogénéité épistémologique et pratique (Clot 2010, p. 155-172 ; Molinier, 2011 ; Rolo, 2013 ; Gaudart et Rolo, 2015). À propos du rapport entre action et recherche par exemple, la clinique de l’activité, à la différence de la psychosociologie du travail, ne relève pas de la « recherche-action » mais de ce que l’on appelle une « recherche fondamentale de terrain » (Clot, 2008a). Dans cette voie, le temps de l’action et le temps de la recherche se veulent nettement distincts (Clot, 2017a). Le premier temps concerne l’action de l’intervenant pour devenir l’instrument des professionnels et les seconder dans leurs efforts pour reprendre la main sur ce qui atteint leur santé et leur efficacité dans leur travail, pour résoudre des questions pratiques avec des réponses pratiques. Le second temps, celui de la recherche, porte lui sur l’étude du développement possible ou impossible de cette action transformatrice, celle des professionnels engagés dans le travail avec nous ou encore notre propre action. Une autre question, aux incidences méthodologiques notables, se pose de manière spécifique en clinique de l’activité, celle de la reconnaissance. Elle est moins la reconnaissance du travail par autrui, que la psychodynamique privilégie dans ses investigations du travail, que les possibilités pour les travailleurs de se reconnaître dans ce qu’ils font, dans leur métier (Clot, 2008b). Cette distinction n’est pas sans conséquence, en particulier sur l’action qui, comme nous le verrons, vise avant tout à seconder les professionnels dans leurs efforts pour réaliser un travail de qualité. C’est pourquoi on privilégiera ici la question suivante : comment la psychologie du travail parvient-elle à instruire les questions qui sont au centre du débat social et public sur les rapports entre qualité du travail et qualité de la vie tout court ?
On commencera en évoquant ces débats pour y situer le point de vue d’une clinique de l’activité. Une fois précisée la fonction de l’action d’intervention privilégiée dans ce contexte pour « restaurer » le pouvoir d’agir des travailleurs, on cherchera à montrer, avec un exemple pris en milieu industriel, comment peut s’organiser, entre ces travailleurs et leurs hiérarchies, la reprise du travail d’organisation dont ils sont spontanément et parfois intentionnellement dépossédés dans beaucoup d’entreprises ou d’institutions aujourd’hui. On terminera par quelques remarques sur les possibilités avérées, les limites rencontrées dans ce genre d’actions en milieux professionnels réels et les moyens envisageables pour les surmonter.
1.2. Au-delà des risques psychosociaux
Concernant les débats et enjeux publics qu’on vient de mentionner, on peut en trouver une bonne synthèse dans le rapport remis par le Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail qui a insisté sur six facteurs de risques pour la santé mentale au travail, maintenant bien connus (Gollac et Bodier, 2011). Cette approche statistique a procédé à l’inventaire des données internationales en la matière et elle fait aussi la force, plus généralement, de la tradition française des enquêtes sur les conditions de travail (Coutrot et coll., 2010 ; 2014 ; Wolff, 2015 ; Volkoff, 2005). L’épidémiologie du problème y a beaucoup progressé. Pourtant, concernant spécifiquement l’action concrète dans les organisations, les RPS, comme le remarque Wolff,
« le piège d’une grille de lecture est celui d’une simplification excessive qui amène à considérer les RPS comme une exposition dont on pourrait mesurer le degré global comme on le fait parfois pour le bruit ou les toxiques » (2014, p. 230).
Ce « piège » n’est d’ailleurs pas à imputer aux approches quantitatives et épidémiologiques en tant que pour elles. Beaucoup de « plans d’action » cherchent à utiliser les données quantitatives d’enquêtes statistiques qui n’ont pas été prévues pour agir en situation concrète. Dès lors, outre le risque d’un enfermement interprétatif, ils laissent de côté un problème central pour la santé et pour l’efficacité : la place active des professionnels concernés dans la production des diagnostics et de l’action sur les situations de travail. Dans ces conditions, il devient souvent illusoire de croire que les diagnostics en matière de santé mentale au travail peuvent être partagés seulement parce qu’ils sont chiffrés, illusoire de croire que la passation et le traitement de questionnaires standards confiés, par exemple, à des cabinets privés, sous-traitants du risque, conservent un lien sérieux avec l’épidémiologie. C’est là une limite que perçoivent aussi bien les spécialistes de clinique du travail que ceux des approches quantitatives (Volkoff, 2005 ; Clot et Gollac, 2014 ; Gilles et Volkoff, 2012).
Sur ce décalage pratique, une clinique de l’activité partage avec l’ergonomie le point de vue de Laville :
« L’épidémiologie est faible dans l’identification des risques et dans la gestion de ces risques par les opérateurs. Elle retient la notion d’exposition, laissant supposer que les opérateurs sont passifs dans un environnement à risques. Elle est souvent orientée vers la mise en évidence d’un facteur de risque, spécifique, et non d’un ensemble combiné et interactif de risques non spécifiques, et ceci en partie pour des raisons de méthodes (la grandeur de l’échantillon croît avec le nombre de variables). L’épidémiologie construit ses méthodes sur des hypothèses a priori de relations risque-santé » (Laville, 1998, p. 154).
Laville n’invalidait pas pour autant la portée des données quantitatives propices à nourrir le dialogue social ou même celui des opérateurs entre eux. D’autres après lui ont su en montrer tout l’intérêt (Volkoff, 2005). Mais Laville montrait que le dialogue dans l’entreprise courait le risque de se trouver
« formaté » par une expertise scientifique a priori focalisée sur des risques spécifiques imputés à des travailleurs présumés « passifs ».
Il y opposait d’ailleurs lui-même ce qu’il appelait alors une « analyse clinique de l’activité » (ibid, p. 155).
Laville se méfiait de la loi des grands nombres dans la construction de facteurs de risques a priori « formatée » par les outils de l’expertise. Chiffrer ne peut pas aller sans déchiffrer les situations réelles, c’est particulièrement nécessaire lorsqu’il s’agit de considérer les actions à mener. En effet, à défaut, le travail et ceux qui le réalisent disparaissent occultant alors des réponses concrètes propres à la situation qui ne sont pas nécessairement celles, abstraites et prédéterminées par le modèle d’analyse expert. Gilles et Volkoff ont montré qu’un questionnaire ne peut pas fournir une interprétation univoque d’une situation singulière. C’est même parfois le contraire. En CHSCT, dans l’activité des médecins du travail avec lesquels ils ont travaillé, les chiffres issus des données statistiques des questionnaires standards exercent une influence paradoxale :
« plus le domaine gagne en « représentations » — statistiques et sociales et institutionnelles — plus sa consistance devient molle et plus les concepteurs des chiffres perdent la maîtrise de leur usage » (Gilles et Volkoff, 2012, p. 311).
Plus le risque est alors grand que les problèmes ordinaires « ne se retrouvent pas dans le questionnaire » (p. 309).
Ils citent le cas de secrétaires réaffectées récemment à un pool qui interviennent maintenant selon les besoins auprès de l’ensemble des directions d’une entreprise. Jusque-là elles travaillaient pour une seule direction et elles réussissaient à régler des problèmes complexes d’agendas pour des réunions grâce à la connaissance des habitudes des directeurs dont elles disposaient. Maintenant le formalisme du logiciel de programmation des agendas en usage dans le pool les amène à reprendre sans arrêt la même tâche sans pouvoir comprendre où se trouvent les obstacles puisqu’elles ne connaissent plus l’activité des directeurs. Comme elles l’indiquent, avant « on avait l’impression de bien faire les choses » sans avoir toujours à les refaire. Elles se plaignent donc de ne plus pouvoir être aussi efficaces que précédemment. Mais les médecins du travail soucieux à juste titre d’utiliser les résultats du questionnaire de Karasek pour « objectiver » la gravité du stress traduisent en CHSCT cette réorganisation dans les termes des risques répertoriés : de fortes exigences mentales sans soutien social suffisant dans le travail. C’est là selon eux une rupture de l’« équilibre » indispensable à la santé. Gilles et Volkoff montrent les effets inhibiteurs de cette « mise en forme » du risque dans le dialogue social en CHSCT dès lors que cette requalification du problème occulte l’essentiel : la santé des secrétaires reposait jusque-là non pas sur le respect d’un équilibre abstrait, mais sur la possibilité de s’engager efficacement en façonnant un milieu favorable pour le travail des autres et dans lequel elles se retrouvaient (p. 310). C’est donc ce qu’elles ne peuvent plus faire qui les diminue. Elles se sentent « empêchées » d’agir correctement alors même que la hiérarchie peut plaider formellement en toute légitimité que leur champ de compétences s’est étendu. Quand on ne peut plus tirer de son activité professionnelle, au moins de temps en temps, un peu de fierté d’un « travail bien fait » (Clot, 2010 ; Bidet, 2011), ce n’est pas du « soutien social » qu’il faut. C’est la liberté de discuter ce qui est discutable dans le travail réorganisé pour qu’il redevienne défendable à ses propres yeux.
1.3. Soigner le travail
C’est pourquoi, non sans lien avec la tradition ergonomique (Petit et coll., 2011) notre perspective, en accordant un primat à l’action, s’efforce de mettre en œuvre une psychologie concrète du travail pour transformer — non sans mal — les situations réelles dans les organisations réelles. Mais elle le fait en cherchant à se porter à la rencontre des activités empêchées ou entamées pour leur donner un autre destin possible[1]. C’est là sa portée clinique, car c’est la vitalité subjective et collective des travailleurs et de leurs hiérarchies qui est en jeu dans ce que nous appelons une intervention en clinique de l’activité (Kostulski et coll., 2011 ; Quillerou et Clot, 2013 ; 2014 ; Simonet et Clot, 2014 ; Miossec et coll., 2014 ; Bonnefond, 2016 ; Bonnefond et coll., 2016). Dans ce contexte, les entreprises industrielles et de services, publiques ou privées, avec leurs dirigeants et les organisations syndicales, avec leur hiérarchie, et les salariés de « première ligne », sont les protagonistes essentiels de la transformation. Il s’agit d’expérimenter le développement de nouvelles activités et fonctions, d’échafauder de nouveaux droits pour prendre des libertés avec le droit actuel dans le système des relations professionnelles. L’institution d’un professionnalisme délibéré est ainsi possible, au sens où l’action recherche délibérément le développement du professionnalisme à tous les niveaux de l’organisation et qu’elle le fait en développant la délibération collective. Cette ingénierie de la discussion qui doit aussi être une ingénierie de la décision (Detchessahar, 2013 ; Bonnefond, 2015 ; Clot et Lallement, 2015) teste une coopération conflictuelle autour des critères de la qualité du travail, entre protagonistes dont les intérêts différents n’ont pourtant pas disparu. La dispute professionnelle est la source d’un professionnalisme délibéré. Et c’est ce ressort dialogique qui est essentiel dans la dynamique collective de redéfinition de la performance. On va le montrer avec un exemple.
Mais insistons sur le déplacement proposé ici. La thématique de la souffrance au travail a d’abord occupé le champ. Puis elle s’est trouvée rangée dans le discours public sous la bannière des Risques Psycho-Sociaux (Gollac et Bodier, 2011 ; Douillet, 2013) avec le stress, le harcèlement, la violence au travail ou encore le burnout et plus récemment encore, le bore-out (Bourion, 2016). Maintenant — c’est-à-dire très vite — le mouvement s’emballe et le discours qui domine l’État et l’expertise marchande, croyant ainsi échapper au dolorisme, se décline dans le vocabulaire du « Bien-être » ou encore de la Qualité de Vie au Travail (QVT). Dans le domaine de la santé mentale, les mots s’usent donc à grande allure. Mais cette démonétisation lexicale précipitée signale surtout l’ampleur de la question : dans les milieux professionnels, au-delà de la « fragilité » des personnes, il y a bien aujourd’hui, durablement installée, une fragilité du travail lui-même, de l’activité réelle et de son organisation. C’est un peu comme si les jeux du langage trahissaient un déni difficile à lever : celui du conflit de critères sur le travail de qualité, sur la définition des critères du « travail bien fait » dans les organisations (Lhuilier, 2014). Ce déni, révélé par l’usure des discours, répond à une anxiété sociale : le conflit de critères en question touche directement à la conception et à l’évaluation de l’efficacité du travail réel par des acteurs différents dans les rapports sociaux. C’est la définition du travail soigné, de la performance concrète, au-delà de la performance comptable à court terme de l’organisation, qui est en jeu et donc le processus de décision qui gouverne de haut en bas l’entreprise (Segrestin et Hatchuel, 2011). Et ce conflit de critères n’a pas encore d’institutions dans la société civile professionnelle, pas d’institutions justes et crédibles qui permettraient de l’instruire en assumant une coopération conflictuelle entre la hiérarchie, les salariés et leurs représentants autour des critères de la qualité du travail ; une coopération conflictuelle ouverte sur l’extérieur, tournée vers les usagers, clients et citoyens (Ferreras, 2010 ; Clot et Gollac, 2014 ; Lhuilier, 2014). Pour l’essentiel, elle n’a pas droit de cité dans le monde du travail (Detchessahar, 2015).
On sait pourtant que la dispute professionnelle est la source potentielle d’un professionnalisme délibéré favorable à la santé (Quillerou et Clot, 2013 ; Simonet et Clot, 2014 ; Miossec et coll. 2014 ; Bonnefond, 2016). Centré sur la relance d’un travail soigné, ce renouveau de la conscience professionnelle (Clot et Gollac, 2014) peut rencontrer les demandes d’une société devenue perplexe sur la qualité des produits vendus et des services rendus. Le ressort dialogique est sans doute au principe de l’émergence de ce professionnalisme délibéré qui appelle de plus en plus une économie vivante. Mais à l’opposé de ce qui se cherche, et en tension avec lui, on trouve une résistance chronicisée, une tentation au monologue face à ces demandes de dialogue venues du réel à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises et des institutions, privées et publiques. Cette antinomie et surtout son exacerbation selon les circonstances sont la principale source des problèmes de santé au travail et concernent aussi la santé publique. C’est à quoi cherche à se mesurer une clinique de l’activité en psychologie du travail justement contre cette tentation monologique qui pousse à l’entropie, au sens de la dissipation de l’énergie, dans les organisations.
L’exemple qui suit est pris dans le milieu industriel et ses tensions actuelles dans l’organisation (Veltz, 2008 ; Ughetto, 2012). Lorino a récemment instruit sans détour la critique du Lean Management en cours de déploiement (2014). On peut se retrouver dans le diagnostic mais, avec Lorino lui-même d’ailleurs (Lorino et coll., 2011 ; Clot et Gollac, 2014), on peut mettre à l’épreuve des méthodologies d’action susceptibles de faire bifurquer le travail d’organisation qu’il suppose, en privilégiant la coopération conflictuelle autour de la qualité du travail pour redéfinir les rapports entre santé et performance.
Soyons plus précis encore. Lorino fait une analyse de la pratique du « Lean » qui se traduit, selon lui, par des dysfonctionnements de grande ampleur et fournit finalement un « passeport assez sûr pour l’échec » (2014, p. 5). Selon lui encore, la raison est à chercher dans la contradiction entre la théorie pragmatique, à l’origine du « Lean », qui fait référence à l’activité la plus pratique et les théories des organisations en gestion et économie qui, elles, se sont
« fermées à la problématique action/sens » depuis leur origine comme il l’a montré par ailleurs (2005, p. 55). Un prisme rationaliste, « représentationiste »,
met, selon lui, la connaissance à l’origine de toute action possible. Les théories en gestion et en économie en sont prisonnières et alimentent l’illusion d’une puissance autochtone des artefacts gestionnaires. Cette illusion positiviste les referme sur eux-mêmes au nom de l’objectivité d’un monde « représenté » et autorise l’affranchissement factice des gestionnaires à l’égard
« des dynamiques d’acteurs et du caractère subjectif de la connaissance et de l’interprétation » (2002, p. 2).
S’ensuit une vision erronée du pilotage par la mesure qui postule donc que le management peut connaître de l’extérieur le travail et déterminer ainsi, toujours de l’extérieur, la performance atteignable. Ce positivisme industriel est en contradiction avec les postulats méthodologiques des fondateurs du Lean qui insiste au contraire sur le primat de l’expérience directe de l’activité, impliquant l’expertise des opérateurs sur leur propre activité. Au bout du compte, les règles d’origine du Lean qui cherchaient à comprendre la complexité se trouvent déniées, amenant le système d’activité réel à fonctionner systématiquement en mode saturé. Le Lean mis en œuvre ignore alors, voire, comme le montre Lorino, lutte contre
« le potentiel d’apprentissage et d’adaptation de l’activité humaine » (2014, p. 6).
Pour rompre avec cet imaginaire, Lorino soutient que l’organisation doit être vue comme la
« genèse instrumentale de l’action collective » (2005, p. 70),
où l’évaluation de la performance ne peut se passer de la contribution des acteurs effectifs.
C’est encore plus vrai pour la production elle-même. On peut soutenir alors que la santé, définie comme pouvoir d’agir sur son travail est une ressource pour le développement de l’efficacité des organisations. Mais c’est le travail qu’il faut soigner (Fernandez, 2009), à tous les sens du terme. Et sur ce point, des coopérations nouvelles sont possibles entre les sciences de gestion et une clinique de l’activité en psychologie du travail (Lorino et coll., 2011 ; Detchessahar, 2013) tant sur le plan épistémologique que sur le plan théorique.
1.4 Méthodologie
Mais on insistera ici sur l’action possible en clinique de l’activité en utilisant une expérimentation réalisée avec Renault au sein de l’usine de Flins. Commençons par souligner la fonction du psychologue du travail, il est en position de ressource pour que les opérateurs puissent analyser leur activité de travail, et ce, dans la perspective d’en faire un moyen d’action sur eux-mêmes et sur l’organisation du travail. Cette place du chercheur doit beaucoup aux travaux d’Oddone (2015) avec des ouvriers de FIAT à partir de 1969. Dans l’histoire des recherches en milieu de travail, selon lui les travaux de Mayo montrent d’abord combien les professionnels sont toujours assignés à la même place dans la recherche des solutions aux problèmes de l’entreprise,
« À bien y réfléchir, l’ambition de Mayo ressemble fort à celle de Taylor dans la mesure où, l’un comme l’autre, cherchent à substituer la rationalité scientifique aux aspects irrationnels de l’organisation du travail. Il est vrai que Mayo estime, lui, que la direction doit prendre en compte les problèmes des travailleurs, mais il continue de penser que c’est au spécialiste d’imaginer les instructions permettant de les résoudre » (Oddone, 2015, p. 236).
La visée de l’intervention en clinique de l’activité est justement qu’ils puissent aussi être à l’origine d’instructions pour l’organisation, bien sûr discutables dans cette organisation, afin de permettre aux opérateurs de faire davantage autorité dans le travail. Nous mobilisons dans le cas qui nous intéresse la méthode des autoconfrontations croisées filmées qui constitue le dispositif clinico-développemental propre à cette visée, dispositif dans lequel on s’explique avec sa propre activité et celle de ses collègues pour élaborer ces instructions (Clot, 2015b, p. 13). Il se déroule par étapes : la première est consacrée à la constitution d’un collectif de professionnels volontaires qui, avec les intervenants et après l’observation réglée des situations de travail, déterminent une séquence d’activité commune pour un enregistrement vidéo. L’activité en question a fait l’objet d’une observation minutieuse aux conséquences psychologiques indirectes, en général insoupçonnées, au premier rang desquelles on trouve l’auto-observation et le développement du dialogue intérieur de chacun (Clot et Faïta, 2000 ; Clot, 2008b ; Duboscq et Clot, 2010 ; Bonnemain et coll., 2015). La seconde étape se déroule en trois moments : enregistrement vidéo de quelques minutes d’une séquence d’activité, par lequel on constitue la matière première qui va faire l’objet d’analyses répétées ; confrontation du professionnel à l’enregistrement vidéo de son activité en présence de l’intervenant ; confrontation du même professionnel au même enregistrement, toujours en présence de l’intervenant mais aussi d’un collègue s’étant lui confronté à ses propres séquences d’activité.
C’est un travail de conjugaison des dialogues et de controverse sur le même objet. Deux types d’images sont produites : celles de l’activité et celles du dialogue entre collègues sur celle-ci. L’intervenant ne cherche pas d’abord à comprendre « pourquoi » ce qui est fait est fait. Cette « vérité » n’est d’ailleurs pas directement accessible. Il cherche plutôt à obtenir que les travailleurs s’interrogent sur ce qu’ils se voient faire. Autrement dit, il les invite à décrire le plus précisément possible les gestes et opérations observables sur l’enregistrement vidéo jusqu’à ce que les limites de cette description se manifestent, jusqu’à ce que les vérités établies soient prises en défaut dans le dialogue. Quand l’analyse se focalise sur le plus difficile à dire et le plus difficile à faire on peut retrouver en cours de dialogue des capacités insoupçonnées. On peut faire surtout l’expérience que l’ouverture sur l’inconnu est source d’énergie individuelle et collective dans le travail. La restauration du pouvoir d’agir est à ce prix. On a pu montrer que l’usage de ce cadre dialogique réglé par les professionnels concernés avait aussi comme effet d’étendre leur rayonnement dans l’organisation en leur permettant de faire de nouveau autorité dans et sur leur travail (Bonnemain, 2015).
2. Une expérimentation à l’usine Renault de Flins
Elle naît d’une demande de la direction de l’entreprise qui souhaite pouvoir instruire des désaccords en impasse entre direction et syndicats sur l’appréciation des situations de travail en matière de santé et de qualité. Nous avons proposé non pas d’arbitrer ces désaccords, mais d’expérimenter à plusieurs niveaux dans l’entreprise des moyens de dialogue sur la qualité du travail — inévitablement traversée par des conflits de critères — pour construire des arbitrages organisationnels nouveaux et plus robustes qui soient source de santé et de performance. Après accord de tous les syndicats et de la direction, il fut convenu d’expérimenter cette proposition à l’usine de Flins puis dans un service d’ingénierie du Technocentre de Guyancourt. Nous n’aborderons ici que l’intervention à l’usine de Flins.
2.1. Dispositif d’intervention
Le dispositif de base de l’expérimentation articule trois principaux niveaux. Tout d’abord celui de l’atelier dans l’UET (Unité Élémentaire de Travail) d’habillage des portes. Ensuite, celui de l’usine avec un comité local réunissant les organisations syndicales locales mais aussi centrales, la direction d’usine et la ligne hiérarchique, la DRH usine et entreprise, le service santé au travail, les intervenants Cnam et, le moment venu, des opérateurs. Enfin, troisième niveau, celui de l’entreprise, un comité de suivi national qui réplique la même structure avec la direction de l’entreprise.
L’action commence par du temps passé au plus près du réel de l’activité[2] des opérateurs de la ligne des portes afin de construire, avec ceux qui le demandent, une analyse par eux et avec nous de leur activité préalablement filmée. Nous mobilisons pour cela la méthode des autoconfrontations croisées que nous avons succinctement décrite ci-dessus. Sur le plan méthodologique le plus général, c’est le temps de la dispute professionnelle entre ces « connaisseurs » que sont les professionnels concernés, sans participation de la hiérarchie. C’est le temps du travail collectif autour des plaisirs et des déplaisirs de la controverse sur le travail bien fait qui vise à développer la fonction psychologique du collectif pour que chacun des opérateurs concernés puisse éprouver de nouvelles possibilités de penser et d’agir. Ensuite, les résultats produits (sous forme de montage vidéo) font l’objet d’un autre dialogue au sein des comités de suivi. Ainsi, le collectif change de place dans le cours de l’intervention en devenant ressource pour modifier l’organisation du travail, en acquérant donc, simultanément à sa fonction psychologique pour chacun, une fonction sociale (Quillerou et Clot, 2014).
Vingt opérateurs, intérimaires et « Renault », répartis sur les deux équipes de l’UET « des portes », regroupant dix postes de travail s’engageront avec nous dans ce que nous venons d’appeler des autoconfrontations croisées. Tous ceux qui en feront la demande parviendront à travailler ainsi avec nous, sans autre critère de sélection que cet engagement subjectif au principe de la démarche. L’UET compte environ 35 postes, 2 équipes se partagent les 16 heures de fabrication. Chaque équipe compte 35 opérateurs, 3 opérateurs seniors avec à sa tête un Chef d’Unité (CU). Les opérateurs intérimaires représentent alors 80 % de l’effectif dans une des deux équipes. Les portes arrivent « nues » dans l’UET, deux lignes de postes sont réparties le long de l’UET en face à face, avec d’un côté les postes des portes droites et de l’autre ceux des portes gauches. Ainsi, les portes sont successivement câblées, vitrées, habillées, équipées pour être ensuite acheminées dans une autre UET où elles sont remontées sur le véhicule en cours d’assemblage sur la chaîne principale.
Le premier constat qui s’impose à propos du travail, dans cette organisation de type « Lean manufacturing », c’est l’absence totale de dialogue prévu à proprement parler, la quasi-intégralité du temps de travail des opérateurs est directement productif, entrecoupé de deux pauses. Il est bien prévu des arrêts appelés « Animations » (théoriquement une de 7 minutes toutes les semaines et une de 20 minutes chaque mois), mais elles sont souvent utilisées par la direction pour amortir des aléas de flux de production, c’est-à-dire supprimées pour rattraper des volumes de production, ou déclenchées à l’occasion d’une panne. De plus, quand elles existent, les chefs d’unité reçoivent sur leur messagerie un support informatique, parfois quelques minutes avant l’animation, indiquant les éléments à transmettre aux opérateurs. Il s’agit de communication descendante, d’informations ou rappels de prescriptions diverses sur la qualité, la sécurité, les comportements, etc. Ce cadre peut donner lieu à quelques questions-réponses, mais les temps et les sujets sont pratiquement toujours inconnus à l’avance et sont à l’initiative de la direction.
2.2. Parole inutile et performance gâchée
C’est dans ce contexte - mais aussi, pourrait-on dire, contre ce contexte - que vingt opérateurs s’engageront dans les autoconfrontations croisées donnant lieu à un montage vidéo, validé par eux et adressé au comité de suivi. Ces dialogues filmés sur le métier entre opérateurs, véritables diagnostics sur la qualité empêchée du travail réel, qui équiperont donc les discussions entre syndicats et direction, montreront : l’engagement des opérateurs dans leur travail, la qualité de leurs analyses, leur ingéniosité, mais aussi les compensations consenties parfois au prix de leur santé, des handicaps organisationnels cumulés dans la conception des pièces, des moyens, ou dans l’organisation des postes. De surcroît, apparaissait ce que l’on a désigné comme la « parole inutile », c’est-à-dire, l’expérience réitérée d’avoir parlé, signalé, proposé, sans conséquence effective dans le travail réel. Cette expérience de l’inutilité de la parole dans l’organisation s’est transformée sur le plan psychologique en sentiment partagé de résignation individuelle et collective et souvent en ressentiment. Ce constat, reconnu et discuté en comités de suivi tant au niveau de l’usine qu’au niveau de l’entreprise, posera les bases concrètes d’une institution du dialogue sur la conflictualité de la qualité du travail, dans la perspective de trouver des voies de transformation au moyen du dispositif d’expérimentation. En effet, nous avons pu compter sur l’énergie potentielle libérée devant l’obstacle déjà repéré en son temps par Naville : l’homme
« possède le goût du travail efficace et déteste les efforts inutiles. Il a le sens des avantages de la fonctionnalité et de la compétence ainsi que celui des inconvénients de l’absurdité, du gaspillage ou de l’incompétence » (Naville, 1955/2012, p. 18).
C’est là la force de rappel d’une clinique de l’activité. Il reste que, sur le plan de l’action, « la parole inutile », dans ce qu’elle a d’installée et même de chronicisée en chaque existence singulière, dans l’histoire professionnelle et personnelle de chaque opérateur de ligne, présente un obstacle majeur. On se trouve alors confronté à un véritable rapport de force affectif qui traverse chaque opérateur engagé dans l’analyse et dans l’intervention et, au premier plan, les opérateurs de première ligne. Ils ont de bonnes raisons d’être « vaccinés » par l’expérience réitérée d’une passivité imposée, de bonnes raisons d’être « gagnés » par des affects passifs : quand l’activité vivante ordinaire n’est plus que l’occasion de vivre toujours la même chose, quand l’épreuve rencontrée, loin de pouvoir être saisie comme une possibilité de donner sa pleine mesure, n’est plus que la preuve supplémentaire que ce qui est déjà arrivé se répétera toujours (Clot, 2015a ; 2016).
2.3. Performance dialogique et pouvoir d’agir dans l’atelier
Seule l’expérience refaite, individuellement et collectivement, des plaisirs du dialogue pour s’affranchir, au moins de temps en temps, du travail « ni fait ni à faire » permet de faire reculer la résignation professionnelle. À une condition toutefois : qu’il soit fait de ce premier engagement des opérateurs dans les conflits de critères de leur activité, de leurs controverses professionnelles, l’objet même des dialogues entre les différents niveaux du dispositif. C’est dans ce contexte que nous avons organisé la mise en discussion de trois postes considérés comme particulièrement problématiques par les opérateurs avec l’encadrement de proximité (chefs d’unité et chef d’atelier). Les opérateurs de ces postes se sont à nouveau engagés dans des autoconfrontations croisées mais cette fois-ci, les montages vidéo ont servi à dialoguer entre opérateurs et encadrement dans le but d’agir sur les problèmes soulevés. Ces espaces temps, cadres dialogiques conduits par les intervenants, ont produit des résultats qui seront à la base des transformations organisationnelles effectives qui suivront. Ici, le cadre de l’expérimentation nous a servi à construire les conditions techniques et sociales du dialogue, pour que la conflictualité entre le pouvoir hiérarchique et l’expertise des opérateurs sur leur travail soit une tension propulsive.
Les opérateurs ont pu investir un espace centré sur leurs analyses des obstacles à l’efficacité et faire l’expérience que leurs points de vue pouvaient effectivement être discutés avec l’encadrement. Des solutions étaient trouvées à certains de leurs problèmes ; pour les autres, ils n’étaient pas refoulés mais objectivés pour être travaillés au-delà de ce périmètre. Pour l’encadrement, en fonction des sujets, cela a pu être plus ou moins difficile mais ce fut aussi une ressource au moins à deux titres. En premier lieu, la qualité des analyses et du dialogue a permis de répondre à des problèmes de performance ignorés ou refoulés par eux. Ensuite, il leur était possible, enfin, de faire valoir leurs arbitrages, expliquer les contraintes, les impossibilités qui sont les leurs, qui étaient tues jusqu’alors et parfois ignorées des opérateurs. Ainsi ont été traités des réaménagements de postes, des problèmes d’outillages, d’engagement (agencement des opérations de montage). Ce fut également le cas au-delà de l’UET, jusqu’à la modification de conception d’une pièce en ingénierie. Des problèmes non traités, qui ont fait l’objet de dialogues sans pouvoir trouver d’issue dans l’UET ont été discutés avec les partenaires sociaux dans les comités de suivi (articulation fabrication et ingénierie, taux d’intérim, polyvalence, effectif…).
Au bout du compte, il était entendu que les problèmes n’ont pas de raison intrinsèque de rester en l’état, des issues peuvent se trouver s’ils sont discutés, le dialogue devient alors le moyen d’enrichir le travail d’organisation et de remettre des problèmes « refoulés » à l’ordre du jour. En outre, si le dialogue est un moyen, il est aussi un résultat, car il permet de développer une expérience partagée où l’on supporte de parler des problèmes du travail sans les évacuer, fussent-ils complexes à résoudre. Insistons : les bénéfices du dialogue ne sont durables que s’ils sont suivis de résultats concrets attestables dans des modifications de postes. Pour l’encadrement comme pour les opérateurs cela a eu des effets en matière de relation professionnelle ou, dans le vocabulaire de l’usine, en matière de « climat social » ; l’ambiance y gagne, il est plus facile de se comprendre, l’efficacité se développe en faisant reculer les affects passifs signalés plus haut.
Enfin, et c’est un point déterminant pour la suite, des opérateurs engagés dans le dispositif d’expérimentation au tronçon des portes sont devenus au fil du temps de plus en plus capables de discuter du travail avec leurs collègues, leur chef et au-delà en comité de suivi. En un sens, l’exercice du dialogue sur leur activité avec leurs collègues et avec la hiérarchie en a fait des interlocuteurs de référence dans l’UET. Ces résultats furent l’objet d’un comité de suivi où, pour la première fois, des opérateurs ont pris place comme interlocuteurs directs dans les échanges. Les discussions sur ces résultats considérés comme probants, d’abord par les opérationnels eux-mêmes, ensuite entre opérateurs et encadrement, et aussi avec les partenaires sociaux, comme par la direction, ont porté sur l’importance d’expérimenter et d’évaluer une organisation qui puisse généraliser l’expérience faite « aux portes ».
Dès lors, plusieurs questions se sont posées. Outre les conditions matérielles de temps, d’espace et d’équipement du dialogue, comment faire vivre le travail d’organisation entamé sans la fonction « d’échafaudage » de l’équipe d’intervenants ? Comment soutenir durablement l’initiative des opérateurs contre l’entropie de l’organisation ? Comment empêcher que des problèmes soulevés ne se referment à nouveau ? Parmi ces opérateurs expérimentés, la proposition fut faite de créer une fonction d’opérateur référent élu par ses pairs comme interlocuteur en matière de qualité du travail dans le processus à inventer. Les discussions amenèrent la direction à retenir ce principe d’opérateur « référent » élu par ses pairs et à décider de « déployer » une organisation du dialogue et de l’action sur la qualité du travail qui s’affranchisse du périmètre expérimental de l’atelier des portes.
2.4. Contre l’entropie de l’organisation du travail : des opérateurs référents élus
Un processus (figure 1) fut alors conçu et testé, avec les intervenants du Cnam, par le chef d’atelier, quatre « référents » des portes et les deux chefs d’unité. La structure de base de cette « institution dialogique » est la suivante : l’opérateur référent élu par ses collègues sort de son poste, circule sur la ligne pour rencontrer chaque opérateur, « collecter » sa propre « analyse » du poste, ses difficultés, les solutions éventuelles qu’il imagine. Cette collecte mensuelle doit être complète, précise et formalisée par le référent. Dans un temps suivant, il rencontre son homologue de l’autre équipe, ils comparent et agrègent leurs données, en fonction des échanges avec leurs collègues et des sujets collectés (criticité, sécurité, ancienneté du problème, etc.) et préparent l’étape suivante, le rendez-vous avec les deux chefs d’unité. Le rendez-vous avec l’encadrement est le moment où les référents présentent l’ensemble des sujets discutés et collectés auprès des opérateurs, puis ceux qu’ils souhaitent voir traiter en priorité. Cela donne lieu à des discussions sur l’analyse et les possibilités de traitement. Les sujets sont ensuite catégorisés et orientés en fonction de leur complexité vers le « bon » périmètre de responsabilité (chef d’unité, chef d’atelier, chef de département).
Les solutions possibles sont mises en œuvre et éprouvées et les sujets qui le nécessitent sont soumis à une analyse complémentaire, ou encore sont pris en compte et orientés vers l’instance de traitement adaptée. L’ensemble est enregistré et formalisé dans une LUP (Liste Unique de Problèmes), fichier informatique où chaque problème correspond à une ligne, avec les différentes informations nécessaires (problème, catégorie, analyse, solution, délai, pilote, etc.). Ce fichier est ensuite affiché dans les UET et ce cycle se répète toutes les semaines. Jusqu’au mois suivant, la sortie hebdomadaire de chaîne du référent est destinée à suivre le traitement des sujets, à les discuter avec les opérateurs concernés, à mesurer s’ils valident ou non les solutions mises en œuvre. C’est la condition pour « clore » un sujet avec l’encadrement lors du rendez-vous suivant. Tous les 15 jours, des arrêts de chaîne de 20 mn sont programmés pour une animation « DQT » (Dialogue sur la Qualité du Travail). C’est le moment où tous les opérateurs, le référent et le CU discutent ensemble des sujets collectés, traités, en cours, non traités.
Ce prototype institué, conçu et testé « aux portes », discuté avec les syndicats et la direction fut validé en comité de suivi local puis entériné en comité national. La fonction d’opérateur référent du travail et son articulation avec la fonction d’élu représentant du personnel a bien sûr fait l’objet de discussion, de prudence, de réserve, de difficultés. Mais il faut surtout constater que quatre ans après le démarrage de l’expérimentation et après trois ans d’existence dans le département montage, les syndicats sont toujours engagés dans la démarche et considèrent qu’il y a là des ressources nouvelles pour un syndicalisme qui cherche à prendre comme objet d’action la qualité du travail.
Au printemps 2014, les 600 opérateurs du département montage ont élu leurs 26 référents d’UET qui ont été formés et accompagnés par les référents expérimentés des portes. Début 2016, tous les départements ont déployé la démarche, l’usine compte 80 référents, près de 2500 problèmes ont été recensés, 60 % sont traités. Son évaluation est positive, pour les référents d’abord qui soulignent combien des problèmes peuvent maintenant se régler alors qu’ils restaient en souffrance auparavant. La direction et les quatre syndicats représentatifs, sans effacer leurs divergences, convergent sur la dimension stratégique de cette démarche. Bien évidemment tout n’est pas réglé, des problèmes complexes prennent du temps et même peuvent rester en impasse, mais ils ne peuvent être refoulés comme auparavant. Ces problèmes qui résistent comme la surveillance et l’évaluation du fonctionnement du processus font l’objet d’un dialogue social spécifique. En effet, depuis le printemps 2015, l’usine a sa propre commission tripartite direction-syndicats-référents, instance de gouvernance locale du dispositif.
2.5. Le conflit de critères institué : l’énergie renouvelable pour la santé et une performance durable
Le comité de suivi est devenu cette instance où se discutent et s’évaluent l’efficacité du dispositif « DQT », à la fois le processus opérationnel et la commission tripartite interne à l’usine. Cette évaluation plurielle en fonction des critères de chacun permet l’expérimentation — au moins transitoire — d’un autre « dialogue social » revitalisé par une « coopération conflictuelle » (Trentin, 2012, p. 438) directement indexée sur la qualité du travail réel au moyen de référents élus et présents à part entière dans l’organisation. Soulignons un point : sans la ressource de ce type d’instance — où les référents contribuent à ce que l’efficacité de leur travail devienne l’objet d’un dialogue social visant à soutenir leur pouvoir d’agir — le processus opérationnel tel qu’il est décrit ici, court le risque de l’asphyxie : le poids des arbitrages réalisés dans le cadre de la seule division hiérarchique du travail reste si considérable qu’une force de rappel s’impose.
Le conflit de critères sur la qualité du travail ainsi institué est une source d’énergie insoupçonnée et renouvelable pour faire reculer un tant soit peu le travail « ni fait ni à faire ». Il s’est imposé à la fois comme le moyen pour construire des arbitrages plus robustes en imposant la fréquentation du « réel » au sein même du rapport social de subordination remis, du coup, au travail et comme la ressource la plus sûre pour donner un destin développemental aux conflits de l’activité professionnelle, collective et personnelle.
En effet, il n’y a pas d’activité sans conflits de l’activité. La conflictualité est constitutive de l’activité même. Car le réel, dans ce qu’il a d’intrinsèquement inattendu, comme épreuve à laquelle on ne peut se dérober, ne cesse de « diviser » l’expérience, entre celle dont on dispose déjà et celle qu’on est en train de faire. Et ce, alors même que l’activité en cours est triadique (Clot, 2008b), pas seulement dirigée vers son objet, mais simultanément tournée vers l’activité des autres portant sur le même objet (collègues ou hiérarchie présente ou absente) et même vers les autres activités possibles du sujet. En cela l’objet de l’activité d’un sujet appartient toujours aussi à d’autres destinataires et les buts qui s’y condensent ne se recoupent pas, même si certains ont le pouvoir de se subordonner autres ou, du moins, de s’y efforcer. Il y a donc une sorte de collision intrinsèque à l’objet du travail, une lutte pour l’objet dans l’objet où ces différents buts se mesurent, s’affrontent ou encore s’épaulent, rivalisent ou se dominent les uns les autres. Ce conflit propre à toute activité humaine vivante, jamais complètement éliminable, est la source inépuisable d’une régénération ou d’une dégénérescence, au moins potentielle, du rapport social aux objets du monde (Vygotski, 2003 ; Clot, 2008b).
Le processus institutionnel que nous avons décrit ici vise cette régénération, en cela il ne consiste pas en une simple mise en discussion du travail, pour « libérer » la parole ou permettre l’expression. La fonction de référent élu par ses pairs institue la fonction du collectif du travail comme moyen d’action dans l’organisation. Il s’agit d’un processus qui articule l’inventaire des problèmes et des possibilités, la hiérarchisation, la discussion, la décision, la validation et même le contrôle du fonctionnement du dispositif. À cet effet, une opératrice référente désignée par les autres référents est détachée pour veiller sur le dispositif, mettre à jour et afficher les LUP dans les unités. Elle le fait en circulant dans les ateliers et en rendant compte à la direction qui, par ailleurs, a nommé un « garant usine » du dispositif. Il est important d’insister sur l’articulation entre dialogue et décision. On sait, en effet, que par le passé, les initiatives en matière d’expression des salariés se sont heurtées à des obstacles organisationnels tenaces (Bévort, 2013 ; Béroud, 2013). Le processus de décision est pourtant une question centrale. Bernoux le rappelle :
« Être empêché de participer aux décisions concernant son propre travail, c’est se voir refuser la reconnaissance de ce travail. C’est une injustice » (2015, p. 182).
En ce sens précis une clinique de l’activité cherche à faire reculer l’injustice pour améliorer la santé et les performances de l’activité qui ne sont nullement antagonistes par principe, même si elles sont conflictuelles par nature.
L’opérateur référent élu par ses pairs incarne donc une autorité professionnelle nouvelle (Bonnefond, 2016), légitimée par les opérateurs ; en cela, il est un « verrou », une force de rappel institutionnelle du collectif de travail pour faire « descendre » l’organisation et les syndicats « sur » le travail réel afin de renouveler, dans le meilleur des cas, l’objet même du « dialogue social » (Bottazzi et coll., 2015 ; Gâche, 2012). « Faire descendre » l’organisation et non pas faire remonter les problèmes : car la tendance, malgré toutes les intentions affichées, est de voir les problèmes remontés le long de la ligne hiérarchique perdre progressivement en substance sur le registre formel des priorités de gestion. On considérera alors la fonction de référent comme l’une des modalités de l’institution concrète du conflit de critères sur la qualité du travail, un instrument d’action contre le gaspillage de l’énergie professionnelle, délétère à la fois pour la santé et la performance.
3. Discussion
Sur ce point, l’approche en clinique de l’activité que nous venons de décrire mérite — en particulier sur l’axe qui va de la justice à l’autorité — d’être comparée à la perspective adoptée par M. Detchessahar qui s’interroge sur les limites de « l’obéissance comme contrainte externe » (2014, p. 79) dans les organisations, en défendant, à partir du principe de subsidiarité, un autre management qui soutienne l’initiative et la responsabilité (Bonnefond, 2016 ; Bonnemain et coll., sous presse). Notre originalité, si elle existe, est peut-être d’accorder, comme on l’a vu, un privilège aux tentatives de donner un véritable droit de cité aux conflits autour du travail « bien fait ». Ces conflits de critères n’ont pas les institutions qu’ils méritent dans les organisations actuelles. C’est une limite que l’action en clinique de l’activité apprend à éprouver et, au mieux, à repousser. Il n’y a pas, en effet, de liberté pour les professionnels dans l’instruction de ces conflits, sans institutions de la liberté, pour reprendre une formulation récente du problème (Clot et Gollac, 2014, p. 209). Sur ce chemin, un aggiornamento du management ne suffit sûrement pas. Il y faut, dans l’entreprise même, ce qu’on peut appeler une« réforme institutionnelle de la société civile » touchant aux processus de décisions (Trentin, 2012, p. 439).
Mais, pour autant, c’est inséparable des finalités les plus concrètes de l’intervention. En effet, les résultats cliniques, dont nous avons rendu compte ici, sont de nature à soutenir que la transformation du travail réel jusqu’à l’organisation du travail suppose d’accorder un primat à l’action instituée. Pour cela, l’activité d’intervention doit équiper le travail des professionnels sur leur travail, leur pouvoir d’agir sur eux-mêmes pour en faire simultanément un moyen d’éprouver dans les faits l’institution possible d’un travail de réorganisation des processus de décision. C’est sur ce versant que l’expertise des intervenants est la plus attendue pour dépasser les limites souvent rencontrées dans la transformation du travail (Clot et Simonet, 2015). C’est le plus sûr moyen d’éviter l’écueil d’une action de « l’expert » qui vise à produire des connaissances sur le travail mises à disposition de directions « éclairées » créditées du pouvoir de prendre les « bonnes » décisions. Cela ne permet guère — ce qui est un point crucial — d’expérimenter les transformations organisationnelles dans le cadre même de l’intervention.
Ce problème est un enjeu pour la clinique du travail comme pour l’ergonomie (Gaudart et coll., 2015). L’instruction des conflits de critères et même l’institution de ces conflits, ne peuvent s’expérimenter dans la perspective naïve de les éliminer mais, au contraire, pour les enrichir et les développer au sens fort du terme ; non pour les supprimer mais pour les utiliser comme moyen de « faire le tour » des questions afin de ne pas tricher avec le réel. Cette institution, comme nous l’avons vu, est confrontée aux limites et aux difficultés de ce qu’on peut appeler la « performance dialogique » actuelle des organisations. Cette dernière est sûrement aujourd’hui sous-développée dans les entreprises au point de compromettre la performance tout court en gaspillant l’énergie et les efforts. Elle est sous‑développée surtout si on la réduit à ce qu’il est convenu d’appeler le « dialogue social » conçu comme un simple moyen de trouver des compromis entre des points de vue déjà constitués et, finalement, à la recherche du plus petit dénominateur commun.
Comme notre exemple le montre, les arbitrages favorables à la santé sont pourtant ceux qui résultent de la création possible du jeu rétabli entre les attendus et les inattendus de l’action. Dans le professionnalisme délibéré qui est au principe de l’expérience décrite ci-dessus, ce qu’on partage déjà est moins intéressant que ce que l’on ne partage pas encore et qui peut réserver des surprises. Il est vrai que ce genre de dialogue « prend du temps ». Mais, au-delà du fait que ce temps peut être gagné sur les temps souvent « perdus » dans une communication factice saturée d’intentions stratégiques (Veltz, 2008), on se souviendra utilement de cette remarque de Spinoza dans le Traité politique : on croit perdre du temps en discussion
« mais en revanche, lorsqu’un petit nombre décide de tout en fonction de ses seules passions, c’est la liberté qui périt et le bien commun. Car les dispositions intellectuelles des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout pénétrer d’un coup. Mais elles s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ; c’est en examinant toutes les solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche, sur lesquelles se fait l’unanimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant » (1979, lX, 14).
L’unanimité n’est sans doute jamais que provisoire. Mais l’institution dialogique des conflits de critères autour de la qualité du travail est le moyen d’aiguiser le discernement des différents protagonistes de l’organisation. En effet, ce travail des conflits fait descendre l’organisation au contact du réel bien plus que la traditionnelle
« remontée » des problèmes. Dans ce rapport social remis au travail l’épreuve affective est certes toujours au rendez-vous (Clot, 2016 ; Bonnefond et Clot, 2016). Elle est déroutante (Bonnemain, 2015). Mais c’est sans doute la source même de la pensée si on entend par là, à la manière de Spinoza, les idées « auxquelles nul n’avait songé auparavant ».
Comme le souligne Daniellou au cours d’un dialogue interdisciplinaire récent, il ne s’agit plus alors que
« l’expert débarque avec une meilleure organisation que la précédente. Il s’agit de donner des ressources aux acteurs pour qu’ils débattent et fassent évoluer les règles, il s’agit donc de soutenir le travail d’organisation » (Gaudart et coll., 2015, p. 18 ; De Terssac, 2011).
Dans ce contexte, les conflits de l’action engagée affectent l’activité habituelle de chaque protagoniste de l’organisation. Ces affects travaillés (Scheller, 2013 ; Clot, 2015a ; 2016 ; Bonnefond et Clot, 2016) deviennent la source de la pensée collective et individuelle tant les variations affectives sont au principe même du développement de l’activité (Clot, 2017b). Se trouvent alors interrogés non seulement les rapports entre la pensée et l’action dans l’intervention mais ceux de la pensée des acteurs avec les savoirs des chercheurs dans l’action. Daniellou a posé depuis longtemps la question des rapports entre l’action transformatrice et les savoirs académiques propres à l’analyse psychologique ou ergonomique du travail. Ce problème fait régulièrement l’objet de discussions en clinique du travail (Daniellou, 2002 ; Molinier, 2002 ; Gaudart et Rolo, 2015 ; Clot, 2010, p. 155 et suivantes ; Lhuilier, 2006, Kostulski, 2010).
Nous ne pouvons pas, dans l’espace de cet article, traiter sérieusement d’une aussi vaste question. Il nous suffira d’indiquer, pour conclure, à quel point tenter de la résoudre implique de dépasser certaines limites de la clinique du travail. Il n’est pas sûr, par exemple, que l’on puisse tirer de l’expérimentation en clinique de l’activité rapportée ci-dessus les mêmes enseignements que ceux qui sont parfois issus des travaux en psychodynamique du travail : « Entre l’état actuel du monde du travail et la possibilité de le transformer, écrivent Dejours et Bègue, il y a toutefois une étape intermédiaire dont il est nécessaire d’admettre qu’elle est une condition sine qua non du changement : cette étape consiste dans la capacité des hommes et des femmes qui travaillent à repenser le rapport au travail sous des descriptions scientifiques différentes de celles qui ont prévalu dans la période récente. C’est sur la base d’un renouvellement préalable de la pensée que l’action rationnelle peut être envisagée » (2009, p. 54). Il ne va pas de soi, de notre point de vue, qu’on puisse indexer aussi fortement le développement de la pensée sur l’adhésion des acteurs à des principes ou des concepts théoriques à transmettre (Dejours, 2015, p. 122-123), ces acteurs fussent-ils de « nouveaux managers » (p. 167). C’est moins « la force opérationnelle des concepts qui nous intéresse » (ibid, p. 186) que celle des affects qui régénèrent potentiellement les habitudes (Vygotski, 2003 ; Dewey, 2005 ; Poussin, 2014 ; Bonnemain, 2015 ; Bonnefond et Clot, 2016).
Faut-il conclure également que l’expérience du terrain montre que
« de la rédéfinition du management dépend l’organisation future du travail », comme le propose C. Dejours (2015, p. 166) ?
Au vu des transformations managériales impliquées dans l’intervention rapportée plus haut, on serait tenté de penser au contraire que c’est de la redéfinition de l’organisation que dépend le management futur. En effet, l’action fait comprendre que de profondes transformations dans la conception même de l’entreprise et dans ses modes de décision et de direction sont nécessaires (Segrestin et Hatchuel, 2012 ; Gomez et Korine, 2009 ; Detchessahar, 2015 ; Clot et Gollac, 2014), mais aussi dans la conception d’un syndicalisme sollicitant l’initiative des salariés eux-mêmes (Théry, 2009 ; Gâche, 2012 ; Bottazzi et coll., 2015, Oddone et coll., 2015 ; Clot, 2015b ; Trentin, 2012).
Pourtant le plus important n’est peut-être pas encore là. Il se situe probablement au-delà, au cœur de l’intervention que nous avons présentée pour asseoir notre analyse : si l’on nous suit, il faut admettre que la régénération du conflit peut être le moteur de la transformation de l’organisation du travail. Mais il y a conflit et conflit.
Celui qui s’institue autour de la définition pratique du « travail soigné » mérite d’enrichir les conflits plus classiques inhérents à la relation salariale. Il pourrait déboucher sur un paritarisme plus riche, trichant moins facilement avec le réel, un système de relations professionnelles levant le déni de ce conflit sur la qualité du travail qui intoxique aujourd’hui les relations sociales et les dévitalise. Il mérite d’avoir droit de cité dans les entreprises et les organisations et traverse même leurs frontières en direction de demandes sociales nouvelles. Ce genre de conflit est peut-être le trait d’union principal entre la santé des travailleurs, la performance de leurs activités et la qualité des produits fabriqués ou des services rendus. Il fait appel à l’exercice d’une « coopération conflictuelle » difficile et exposée (Trentin, 2012). C’est probablement, pour nous, le champ d’exploration le plus prometteur pour une pratique rénovée de la psychologie du travail étayée sur une clinique du réel.
Appendices
Notes
-
[1]
Notons que la DARES, en introduisant cette thématique du « travail empêché » dans ses enquêtes, obtient des résultats significatifs. 35 % des salariés de l’industrie et 37 % dans la fonction publique d’État ou hospitalière déclarent ne pas ressentir (toujours ou souvent) « la fierté du travail bien fait » bien plus encore que ceux qui disent (environ 10 %) devoir faire des choses qu’ils désapprouvent (Coutrot et Davie, 2014). Il n’empêche : chaque situation singulière redéfinit à sa manière le « travail ni fait ni à faire ».
-
[2]
Cette formulation est pour nous conceptuellement stabilisée : le réel de l’activité n’est pas que l’activité réalisée, les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités, doivent être admises dans l’analyse (Clot, 2008).
Bibliographie
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