Abstracts
Résumé
Plusieurs approches d’usage du cinéma ont vu le jour pour la formation à l’éthique professionnelle des enseignants (Robichaud, 2022). Principalement orientés par la formation à la conscience critique, la réflexivité ou le développement de différents processus identificatoires, ces usages nous invitent à approfondir la notion même d’expérience cinématographique ainsi que la façon dont elle peut s’inscrire dans le cadre d’une formation continue à l’éthique. Le philosophe Stanley Cavell (1926-2018) offre une vision de l’expérience cinématographique qui met au premier plan l’idée d’une sensibilité éthique de nature transformatrice. Cette sensibilité se manifeste chez Cavell par le biais d’une conception circulaire de l’expérience qui amène le sujet à partir de la réception première d’un film pour ensuite s’orienter vers le visionnement d’autres films qui le rendent apte à décrire ce qui compte (matter) pour lui sur le plan moral (Cavell, 1971/1999, p. 12). Cette éducation morale par l’expérience cinématographique continue implique, d’une part, de considérer des critères à utiliser pour former des corpus de films en contexte de formation à l’éthique et, d’autre part, de donner des assises théoriques pour fonder le parcours des personnes étudiantes au sein d’oeuvres du répertoire cinématographique. Nous traitons dans le cadre de cet article ces aspects en ayant recours à l’expérience du cinéma chez Cavell et notamment à la façon dont ce dernier entrevoit les notions d’interprétation et de genre cinématographiques.
Article body
Un consensus semble s’établir voulant que la formation à l’éthique professionnelle ne peut se réduire au développement des capacités à juger et à délibérer de normes et de principes déontologiques. L'éthique professionnelle implique en effet l'établissement de règles, de lignes directrices et de prises de décision rationnelle, mais demande aussi la reconnaissance des aspects affectifs et souvent implicites de nos gestes au quotidien (Blasco et al., 2018; Maxwell et Schwimmer, 2016). Cette capacité de reconnaissance peut être considérée par le biais de la notion de « perception morale » (Diamond 2004, Laugier 2008), laquelle nous amène à entrevoir dans l’éthique la capacité à être attentif aux manières d’être, aux réactions discrètes, aux gestes simples et aux rapports sociaux de tous les jours. Le concept de perception morale, qui ne restreint pas l’éthique aux champs de la délibération et de l’argumentaire, met au premier plan une dimension transformatrice puisqu’elle vise à amener le sujet à se transformer dans une perception fine et évolutive des faits moraux du quotidien (Diamond, 2014). Le développement de cette éthique en contexte de formation en enseignement nous conduit à penser des dispositifs de formation permettant à la personne étudiante d’explorer et de donner sens par elle-même à une multitude d’actions, de gestes et d’expressions qui, du fait de leur dimension morale et souvent implicite, sont « enchevêtrés » (Laugier, 2008) au sein de la réalité éducative. Cette avenue pour la formation à l’éthique en enseignement cadre peu avec les visions plutôt cognitivistes (Strike, 1990) de la formation à l’éthique qui la restreignent souvent à l’identification de concepts clés ou à l’application de codes déontologiques préétablis. Dans le sillage de la pensée d’Iris Murdoch, notre perception morale ne relève pas de l’application de concepts univoques applicables à des « domaines de faits », mais procède plutôt d’une attention sensible aux expressions, désirs et réactions naturels qui forment l’arrière-plan de nos actions et pensées du quotidien (Murdoch, 1997; Laugier, 2008). L’éthique relève ainsi de la transformation constante de notre perception de la réalité morale et du sens que l’on peut lui donner.
Plusieurs approches d’usage du cinéma ont vu le jour pour développer différentes habiletés en contexte de formation à l’éthique professionnelle (Robichaud, 2022). Principalement orientés par le développement de compétences non techniques (softskills) dans le domaine médical (Blasco et al., 2018; Kandeangadi et Mudigunda, 2019) ou par le développement d’une conscientisation critique des allants de soi et des idéologies en éducation (Giroux, 2001; Trier, 2001, 2009; Van Beveren et al., 2018), ces derniers usages ont plus particulièrement engendré des dispositifs qui amènent les personnes étudiantes à confronter leurs représentations initiales de la pratique éducative et du monde scolaire à des visions et à des réalités sociopolitiques représentées dans des films.
Ces usages nous invitent à approfondir la notion même d’expérience cinématographique (Cerisuelo, 2001; Gaudemar, 2021) ainsi que la façon dont elle peut s’inscrire dans une formation à l’éthique qui serait apte à léguer chez l’étudiant une perception morale lui permettant de donner sens à la dimension éthique de sa pratique. Comme le rappellent Blasco et al. (2018), qui se sont penchés sur la formation à l’éthique médicale, le visionnement de films en contexte de formation à l’éthique professionnelle doit amener l’étudiant à passer progressivement d’émotions vécues lors de visionnements de films à des réflexions pouvant se transposer dans l’expérience quotidienne au fil du temps. Cette fonction du cinéma en contexte de formation invite ces auteurs à utiliser différents films ou scènes de films qui débordent de la réalité immédiate de la pratique médicale (Blasco et al., 2018).
Dans le contexte de l’usage du cinéma pour la formation à l’enseignement, on relate par ailleurs les limites que peut susciter l’usage des « films d’école » (school movies) pour la formation à une éthique professionnelle en enseignement (Robichaud, 2022 ; Schwimmer et al., 2023). Si les représentations fortement stéréotypées et souvent idéologisées que véhiculent les films d’école ou tout autre film à caractère plus commercial peuvent s’avérer pertinentes pour susciter chez les personnes étudiantes l’identification ou non à des réalités scolaires, l’usage d’autres genres cinématographiques nous apparaît souhaitable pour développer des réflexions éthiques sur des dimensions existentielles et plus subtiles de la pratique éducative. Cela nous amène à investir en contexte de formation des films qui se démarquent des archétypes identitaires et des représentations communes qui, en dernière instance, sont souvent évacués des réflexions à propos des gestes et des actions en contexte éducatif qui comptent sur le plan moral. La question se pose de savoir quels critères peuvent être utilisés pour établir des corpus plutôt ouverts de films qui pourraient participer au développement de sensibilités éthiques et de réflexions authentiques chez les personnes en formation à l’enseignement. La question renvoie par ailleurs à la façon dont il est possible de considérer le processus d’interprétation de ces personnes face à ces films. Comment les amener à ce qu’ils ou elles s’orientent éventuellement vers d’autres films et d’autres scènes qui leur sont révélateurs sur le plan d’une éthique professionnelle? Cette dernière question nous apparait non négligeable pour amener les personnes étudiantes à développer par eux-mêmes et dans la durée une perception fine de réalités éducatives qui sont peu (ou pas) exprimées dans les « films d’écoles ». La perception du sens moral peut en effet être considérée comme une « aventure constante » au sein de réalités humaines quotidiennes, multiples et parfois changeantes (Diamond, 2004; Laugier, 2008).
Nous convoquons dans le cadre de cet article la philosophie du cinéma de Stanley Cavell afin de traiter de ces questions. Cela nous amène à aborder le thème de l’expérience cinématographique dans l’oeuvre de ce philosophe, lequel est considéré par ce dernier en termes d’expérience philosophique à caractère existentiel. Le cinéma pour Cavell peut en effet relever d’une expérience à caractère socratique, puisque le visionnent de films peut aller de pair avec le fait de se connaître soi-même (Cavell, 1971/1999). Cette conception particulière de l’expérience cinématographique s’accompagne chez Cavell de l’idée selon laquelle le spectateur peut être « non seulement attentif aux impressions sensibles éprouvées lors du visionnement d’un film », mais qu’il doit être aussi sensible à celles, plus profondes, qui le « travaillent bien après la séance et ailleurs que dans la salle de cinéma » (Clémot, 2014, p. 26). Cette perspective philosophique, qui ne nous amène pas forcément à philosopher sur le cinéma, mais plutôt avec et d’après lui (Domenach, 2001), est ainsi sollicitée dans le présent texte afin de penser l’utilisation de différents genres cinématographiques pour solliciter en contexte de formation à l’enseignement l’éthique transformatrice à laquelle nous avons précédemment fait allusion. Une attention particulière est portée aux notions d’expérience et d’interprétation chez Stanley Cavell ainsi qu’à la façon dont ce dernier conçoit la notion de genre cinématographique. Les implications de ces notions pour l’usage du cinéma en contexte de formation à l’éthique en enseignement sont présentées par quelques exemples de films et d’usages à titre d’illustration qui pourraient, de près ou de loin, faire office de dispositifs potentiels de formation.
L’expérience cinématographique et la philosophie du langage ordinaire
La philosophie du cinéma chez Stanley Cavell s’appuie sur les fondements de la philosophie du langage ordinaire (J.-L. Austin et L. Wittgenstein). Cette posture philosophique repose dans une large mesure sur l’idée selon laquelle le langage et notre expérience quotidienne du monde ne relèvent pas de l’application de normes socialement constituées dans l’apriori, mais plutôt d’une réalité qui se véhicule par et à travers le langage en lui-même. L’approche vise pour une bonne part à dégager ce qui se constitue par l’expérience ordinaire du langage, soit sa capacité à nous lier au monde et à autrui. Le langage ordinaire correspond selon cette posture philosophique au langage de tous les jours qui est utilisé par les locuteurs normaux et qui, dans l’optique de l’héritage du philosophe L. Wittgenstein, se manifeste par les « formes de vie » qui l’habitent (promettre, discuter, asserter, pointer, s’adresser, exprimer, calculer, etc.) (Cavell, 2009). Bien plus qu’une simple théorie à propos de la nature communicationnelle et pragmatique du langage, cette conception philosophique du langage vise à mettre en branle une « perception affinée des phénomènes » humains, laquelle repose sur l’ajustement du sujet avec le monde (Laugier, 2009b).
Le thème du langage ordinaire dans l’oeuvre de Cavell et des Recherches philosophiques de Wittgenstein nous oriente par ailleurs vers une finalité précise de la philosophie qui consiste à faire voir des éléments de la réalité qui sont sous nos yeux, mais qui sont souvent occultés par une approche trop déductive ou de nature strictement empirique[1] (Laugier, 2008, 2009b). Il y a donc dans le cadre de cette perspective philosophique des éléments de la réalité dont la saisie n’est pas acquise par un « supplément d’information », mais par la reconnaissance d’une réalité qui se montre, s’exprime. La tâche de la philosophie relève ainsi pour Cavell d’une « esthétique de l’ordinaire » qui vise à rendre compte d’éléments du quotidien qui ne sont pas toujours « intelligibles » et qui, de ce fait, risquent constamment de « nous échapper » (Cavell, 2011). Lorsqu’il s’agit de rendre compte de notre rapport au monde et de nos actions éthiques au quotidien, le problème n’est en effet pas pour Cavell notre ignorance par rapport à ceux-ci, mais notre refus de les reconnaître (acknowledge) et de les sentir tels qu’ils sont (Laugier, 2009a).
Dans le cadre d’une expérience cinématographique qui relève de cette conception du langage ordinaire, cela implique pour le spectateur (étudiant.e) de se laisser guider par ce que le film a à lui montrer sans avoir recours à une grille préétablie d’analyse; en d’autres termes, « laisser le film montrer ce qu’il a à montrer » et « entendre ce qu’il dit » sur le plan éthique et moral (Laugier, 2001). La pensée de Cavell s’appuie pour une bonne part sur les positions de Wittgenstein quant à la saisie de nos formes quotidiennes de vie : « Don’t think, just see! » (Wittgenstein, 1953, §66). Si le cinéma a pour Cavell contribué depuis son apparition à « théâtraliser l’image » (1971/1999, p. 178), il a toujours la possibilité de laisser « le monde se produire en laissant ses parties attirer notre attention sur elles selon leur poids naturel » (1971/1999, p. 54).
La position de Cavell sur le rapport du sujet au monde par l’entremise du cinéma est complexe et l’espace de ce texte ne permet pas de l’approfondir. Mentionnons à tout le moins que Cavell entrevoit le cinéma comme une « succession de projections automatiques du monde » (Cavell, 1971/1999, p.163). Les dispositifs de ce médium (gros plan, arrêt sur image, ralenti, anamorphose, etc.) peuvent selon Cavell plonger le spectateur au sein d’une dimension existentielle qui découle de l’expérience première et intime du monde au quotidien. La pure présence des objets et des corps, la luminosité, l’expression des acteurs qui échappent au contrôle de la caméra sont des exemples de cette dimension qui est ainsi « montrée » par le cinéma (Cavell, 1971/1999, p. 163-175).
Cette relation au film ne relève pas pour autant d’une passivité chez le spectateur. Elle implique plutôt d’avoir un certain « contrôle sur son expérience » afin « d’examiner sa propre expérience » pour simultanément laisser à « l’objet de cette expérience le soin de nous apprendre à le considérer » (Cavell, 2017, p. 40-41). Le spectateur (étudiant.e) doit selon cette perspective être attentif aux impressions que peut laisser un film longtemps après son visionnement pour qu’il puisse les questionner, saisir ses significations et ses causes (Cavell, 1981/2017, p. 40). Cette conception de l’expérience cinématographique va de pair avec la capacité de sortir des « sentiers battus, prévisibles » et de « trouver ses propres mots pour exprimer » avec confiance son expérience (Cavell, 1981/2017, p. 40). Comme le souligne Laugier (2001), l’expérience cinématographique n’est pas chez Cavell un moyen de « récupérer une expérience évanouie », mais constitue plutôt un mode de reconnaissance continue (acknowledgment) du monde et de la condition humaine.
Cette condition humaine, qui relève notamment de la nécessité pour chacun de s’exprimer et de se transformer en trouvant sa propre voix, est traitée dans l’oeuvre de Cavell par le biais de ce qu’il nomme le perfectionnisme moral (1993). Cette dimension morale, qui prend la forme d’un examen de soi, nous apparaît être une manifestation concrète de l’éthique transformatrice évoquée précédemment. Le lien que le perfectionnisme moral entretient avec l’expérience cinématographique chez Cavell est discuté plus bas.
Cavell, l’expérience cinématographique et l’interprétation
La conception de l’expérience cinématographique chez Cavell, qui s’inscrit notamment au sein d’une volonté socratique de se connaître pour parler en son nom et au nom des autres (Mulhall, 1999), comprend une dimension herméneutique. Bien que l’oeuvre de Cavell ne se situe pas dans la tradition herméneutique, sa conception de l’interprétation des oeuvres cinématographiques est exposée dans son célèbre ouvrage sur les comédies de remariage : À la recherche du bonheur (1981/2017).
Avant de préciser cette conception, spécifions d’emblée que Cavell a, dans la Projection du Monde (1971), insisté sur le fait qu’il n’y a pas « d’alternative lire-voir » lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’expérience cinématographique. Comme le rappelle Clémot (2014) :
(…) Il n’y a pas [pour Cavell] deux approches essentiellement différentes d’un même film avec, d’un côté, un spectateur qui se contenterait de « voir » le film en étant « pris » par l’histoire… et, d’autre part, un autre spectateur qui « lirait » le film et prendrait conscience des manipulations dont l’autre spectateur serait la victime inconsciente.
p. 28
Si l’expérience cinématographique se fonde chez Cavell sur « l’effort pour détailler une manière de voir une chose plus clairement » et par « une interprétation de l’apparence des choses et des raisons pour lesquelles elles apparaissent telles qu’elles apparaissent », elle ne repose pas sur la compréhension de caractéristiques formelles propres au médium (techniques de cadrage, gros plan…) ou plus généralement sur une grille d’analyse qui se superposerait au visionnement du film. L’effort d’interprétation repose plutôt sur le désir constant chez le spectateur de clarifier la façon dont il est possible de voir les films et leurs éléments qui comptent pour lui; une démarche qui va de pair avec le désir de trouver « les mots » pour exprimer par le biais d’un visionnement des réalités « qui comptent » pour lui sur le plan moral.
Ces considérations peuvent laisser entrevoir un certain relativisme quant au statut des interprétations possibles en contexte de visionnements de films. Afin d’éviter cela, Cavell précise dans À la recherche du bonheur les conditions de possibilité de l’interprétation des films en ayant recours à la célèbre Gestalt du « canard-lapin » chez Wittgenstein. Les interprétations d’un film sont dans cette optique considérées comme des manières de « voir quelque chose » (un aspect) à un moment donné. La condition de possibilité de ce « voir comme » relève du fait qu’un aspect n’est toujours possible que parce qu’il peut momentanément en occulter un autre. Une interprétation ne peut de ce fait se présenter de façon isolée. Cette « concurrence d’interprétations » implique ainsi pour Cavell une mise en commun des expériences de visionnement d’un film pour en dégager leur sens et s’avère essentielle pour faire en sorte que toute interprétation puisse être par la suite « menée à terme » (1981/2017, p. 72). Cet aspect collectif du partage des interprétations chez Cavell semble réinvestir la conception bien wittgensteinienne du langage selon laquelle il n’existe pas de langage privé (Wittgenstein, 1953, §243).
Afin de se prémunir contre la possibilité de greffer à l’interprétation d’un film des aspects qu’ils n’expriment pas, Cavell propose également d’entrevoir l’usage du concept d’interprétation sous l’angle de l’exécution musicale. En tant que métaphore de l’exécution d’une partition, l’interprétation d’un film s’avère être pour Cavell :
(…) la manifestation d’une manière de l’entendre, et il s’agit, d’un travail sérieux, le résultat d’un travail d’analyse (...). Alors j’aimerais dire que ce que je fais lorsque je lis un film, c’est le jouer (ou si vous voulez, je me le joue à l’intérieur de moi-même).
1981/2017, p. 74
Par le rapprochement effectué entre l’interprétation et l’exécution musicale, Cavell considère que l’interprétation de films ou de scènes précises permet de rendre compte d’un « sentiment de responsabilité » que le spectateur peut éprouver avec le film visionné (1981/2017, p. 74). Cette responsabilité nous apparaît aller de pair avec des capacités d’ouverture et d’abandon de soi devant les films; mais aussi avec la capacité à répondre à l’expressivité des oeuvres cinématographiques pour leur donner une intelligibilité. La démarche interprétative ne consiste donc pas à simplement redire (relater) les éléments significatifs d’un film en fonction de préférences personnelles ou d’un arrière-plan prédéfini, mais repose plutôt sur un « effort » chez le spectateur pour laisser son expérience l’amener à donner les raisons qui justifient son attention envers des éléments spécifiques de la réalité projetée à l’écran. Comme le souligne Donatelli (2011), la responsabilité dans la pensée cavellienne se manifeste par la capacité à « donner vie au monde extérieur » en lui donnant sens et intelligibilité[2]. Cette dernière capacité ne relève pas selon la conception cavellienne du langage ordinaire d’un acte solitaire, mais plutôt d’une capacité pour le spectateur (étudiant.e) à trouver sa voix (trouver les mots) pour exprimer et revendiquer (claim) une dimension morale en son nom et au nom de sa communauté. L’indifférence d’un spectateur devant un film pourrait ainsi en contexte de discussions en groupe à la suite d’un visionnement le conduire à revendiquer des éléments qui auraient été occultés par le film visionné, mais qui comptent pour lui et sa communauté sur le plan moral.
La notion cavellienne de genre
Les limites évoquées précédemment sur l’utilisation de films qui se restreignent à la réalité scolaire (school movies) en contexte de formation à l’enseignement nous renvoient au besoin de réfléchir aux critères pouvant être utilisés pour choisir des films destinés à la formation à l’éthique professionnelle des futures enseignant.e.s. Cela répond plus précisément au besoin de solliciter en contexte de formation des films qui expriment des facettes existentielles plus subtiles de la vie de tous les jours pour, en dernière instance, développer la perception morale de nature transformatrice à laquelle ce texte fait allusion. La notion cavellienne de genre apparaît ici pertinente pour répondre à ce besoin, d’une part, parce qu’elle demeure sensible à la façon dont les oeuvres peuvent exprimer différentes facettes de la vie morale et, d’autre part, parce qu’elle nous semble coïncider avec la conception circulaire de l’expérience cinématographique chez Cavell. Cette conception singulière du genre sera, dans les sections subséquentes, mise en lien avec le choix des oeuvres en contexte de formation à l’enseignement ainsi qu’avec la démarche d’interprétation qu’elle pourrait susciter chez les personnes étudiantes en contexte de formation. Les études de Stanley Cavell sur différents genres cinématographiques tels les comédies de remariage[3] ou les mélodrames de la femme inconnue[4] reposent sur une conception dynamique et plutôt souple de la notion de genre. En se dissociant d’une conception du genre dont la signification reposerait sur un ensemble plutôt « structuraliste » de traits, Cavell entrevoit le genre cinématographique en fonction de leur naissance et de la « saturation de leur expressivité » (1981/2017, p. 68). Pour Cavell, des films appartiennent à un même genre lorsqu’ils exploitent à leur façon des traits qui les amènent à rendre au fil du temps plus explicite une dimension de la vie humaine :
Il sera peut-être utile de dire que chaque oeuvre nouvelle reçoit son identité particulière en exploitant un ensemble de traits donnés, d’une façon qui rend ces traits plus explicites que dans les autres oeuvres du genre. Alors, à mesure que ces exercices d’explicitation se font miroir et se renvoient telle ou telle image des oeuvres du genre, nous pouvons dire que le genre s’efforce d’atteindre un état où tout serait absolument explicite, où l’expression serait saturée
1981/2017, p. 63
Les genres au cinéma ne relèvent donc pas dans cette optique d’un système de classification a posteriori qui reposerait sur des conditions nécessaires et suffisantes (une liste close de traits) (Laugier, 2013). Si Cavell fait allusion dans la préface d’À la recherche du bonheur à la notion wittgensteinienne « d’airs de famille », c’est notamment pour montrer que les genres, à l’instar du langage ordinaire, se manifestent par un enchevêtrement évolutif de formes de vie qui peuvent s’éclairer mutuellement. Les capacités conversationnelles des personnages, les moments de dissension, les remises en question, les traits typiques de personnages et les dynamiques expressives qu’ils suscitent sont autant d’exemples de ces formes de vie qui permettent l’héritage et la transformation de traits qui transcendent ainsi pour Cavell les catégories plutôt habituelles des genres au cinéma. Les genres ont dès lors une « force d’engendrement » pour reprendre les mots de Sandra Laugier du fait qu’ils peuvent susciter une « productivité ultérieure » par l’ajout ou la modification compensatoire de certains de leurs traits[5] (Laugier, 2013). Notons que ces dimensions évolutives ne portent pas exclusivement sur la trame narrative ou encore sur les types spécifiques de personnages, mais qu’elles peuvent relever des thèmes, des actions, des temporalités, des objets qui composent les lieux, du rythme des scènes, des techniques de tournage, etc. (Clémot, 2014). Cavell illustre cette caractéristique en analysant notamment la complémentarité que manifestent des éléments de la structure des comédies de remariage avec le film North by Northwest (La mort aux trousses, 1959) d’Alfred Hitchcock. Même si les films de ce dernier peuvent relever d’un genre en soi, le cas de North by Northwest montre comment les aventures du personnage principal (incarné par Cary Grant) expriment à leur façon les sentiments de mort et de résurrection qui sont le lot des situations de remariage dans les films américains. L’épuisement d’un genre cinématographique est pour Cavell à l’image de l’épuisement d’une convention. On peut considérer la fermeture d’un genre lorsque l’ensemble de ces procédés et de ces traits sont simplement reproduits sans offrir la possibilité d’être révisés, interrogés et examinés sous un nouvel angle (Cavell, 1981/2017, p. 68).
Les genres des comédies de remariage et des mélodrames de la femme inconnue qui ont été mis en lumière par Cavell constituent des exemples de classements de films effectués en fonction d’une dimension plus subtile de la vie morale qui requiert une attention fine de la part de l’interprète. Transposée à l’établissement de films pour la formation à l’éthique en enseignement, cette conception du genre permet d’entrevoir la possibilité de regrouper des films pour la formation selon des critères qui sont sensibles à des facettes de la réalité éducative plus subtiles qui débordent des contextes institutionnels et scolaires.
Vers une approche cavellienne du cinéma pour la formation à l’éthique en enseignement
Les conceptions cavelliennes de l’expérience et des genres cinématographiques nous apparaissent être fort inspirantes pour ouvrir de nouvelles avenues aux usages du cinéma en contexte de formation à l’éthique en enseignement. Ces conceptions nous permettent d’approfondir la façon dont les personnes étudiantes pourraient développer une démarche interprétative pendant et après des visionnements. Ce type de démarche semble être plus précisément favorable à développer dans la durée chez la personne étudiante une perception morale affinée et agissante directement sur sa capacité à donner sens à l’éthique d’enseignement. Nous l’évoquions précédemment, l’utilisation du cinéma en contexte de formation à l’éthique en enseignement peut facilement susciter un processus plutôt binaire d’identification ou de non-identification à des réalités projetées par les films d’écoles. Les personnes étudiantes se voient ou non dans les modèles et les situations éducationnelles présentés (Robichaud, 2022, Schwimmer et al., 2023). Les dispositifs d’usage du cinéma vont ainsi dans bien des cas orienter les personnes en formation vers des contenus théoriques et des démarches d’écriture ou de discussions qui ne reposent pas forcément sur le potentiel esthétique et expressif de l’expérience cinématographique en elle-même.
Bien des éléments de la philosophie du cinéma chez Cavell nous permettent de penser des dispositifs qui pourraient amener les personnes étudiantes à se sensibiliser et à mettre en mots par l’interprétation des films des dimensions existentielles et éthiques plus subtiles qui sont souvent occultées, mais bel et bien exprimées et vécues lors de visionnement. Nous terminons le présent texte par des remarques qui illustrent plus concrètement le potentiel de cette conception du cinéma pour penser d’éventuels dispositifs de formation à l’éthique en enseignement par l’usage du cinéma.
Des corpus ouverts et des genres multiples
Comme mentionné précédemment, la position de Cavell quant au statut de genres permet de considérer la possibilité de constituer des corpus de films qui ne sont pas directement liés à l’expérience enseignante ou à des contextes institutionnels spécifiques à l’éducation. L’usage du cinéma à des fins d’analyse philosophique du statut de la parentalité par Hodgson et Ramaekers (2019) illustre cette possibilité. Les films investis dans le cadre de cette étude (The Seventh Continent [Haneke, 1989], Dogtooth [Lanthimos, 2009] et Le Fils [Dardenne et Dardenne, 2002], représentent en effet des moments de la vie qui débordent de la relation proprement éducative (qu’elle soit dans le contexte de la parentalité ou dans un contexte scolaire quelconque).
S’il est possible de dégager de cette étude certains critères pour identifier des films qui, de près ou de loin, illustrent le vécu de la parentalité, la question demeure quant aux critères pouvant être sollicités pour choisir des films de départ au sein d’un corpus à utiliser lorsqu’il s’agit de considérer plus précisément la formation à l’éthique en enseignement. Cavell et les commentateurs de son oeuvre nous mettent en garde contre une attitude envers le cinéma pour laquelle il serait possible de « réfléchir abstraitement sur l’essence du cinéma pour ensuite chercher quels exemples pouvant illustrer la théorie » (Clémot, 2014, p. 35). Comme le rappelle Cavell, « il faut bien commencer en quelque part » (1971/1999), l’expérience même d’une oeuvre cinématographique doit ainsi s’accompagner du désir profond et honnête de donner les raisons qui font qu’une oeuvre ou certains de ses passages comptent sur le plan moral (Clémot, 2014).
Cet aspect de la pensée du cinéma chez Cavell ne nous semble pas être totalement dépourvu de critères pour établir des corpus de films destinés à l’éthique d’enseignement. La philosophie de Cavell a en effet été guidée par le souci d’explorer une dimension spécifique de notre condition morale au quotidien, ce qu’il qualifie de perfectionnisme moral. Cette dimension morale étudiée et théorisée par Cavell semble heuristique pour regrouper des films permettant de développer une perception affinée de la vie morale et de son potentiel transformateur en contexte éducatif.
N’étant pas une philosophie morale de plus sur l’échiquier des théories morales existantes (déontologiques ou utilitaristes), le perfectionnisme moral de Stanley Cavell se manifeste par les actions, les impressions et les sensibilités de la vie quotidienne qui sous-tendent les raisonnements moraux (Cavell, 2003; Lorenzini, 2015) :
Le kantisme cherche la rationalité dans l’universalité du principe d’après lequel on agit […]. Le perfectionnisme […] trouve l’irrationalité dans le fait de ne pas parvenir à agir d’après notre désir, ou d’agir en l’absence de suffisamment de désir. […] Il reconnaît les difficultés, dans la vie morale, qui viennent non pas d’une ignorance de nos devoirs, ou d’un conflit de devoirs, mais d’une confusion quant à nos désirs, nos attractions et nos aversions.
Cavell, 2004, p. 42
L’éthique perfectionniste pour Cavell ne se manifeste donc pas dans l’application de principes ou l’accomplissement d’un projet prédéfini, mais constitue plutôt un éthos qui se manifeste par la volonté de trouver et de revendiquer sa propre voix pour se transformer et transformer la société (Laugier, 2010). La transformation perfectionniste relève ainsi d’une attitude qui suscite à la fois chez le sujet une aversion au conformisme social et une réactualisation de ce qui compte (matter) pour lui et sa communauté (Cavell, 1993).
Étant une dimension, une tonalité (mood),qui se trouve enchevêtrée aux actions et aux décisions de la réalité quotidienne (Cavell, 1993), le perfectionnisme moral peut ainsi s’exprimer dans des scènes issues de genres cinématographiques multiples. Les analyses plus récentes de Cavell, qui ont mis en lumière une dimension perfectionniste au sein de films de genres divers, comme Stella Dallas (K. Vidor, 1937), Ghost Dog (J. Jarmusch, 1999) ou American Beauty (S. Mendes, 2000), constituent des exemples de possibilités pour constituer des corpus regroupant des scènes (ou des films) qui ont un potentiel pour l’expression du perfectionnisme.
L’analyse par Cavell du film The Philadelphia Story (G. Cukor, 1940) offre un exemple classique de la manifestation du perfectionnisme au cinéma, laquelle illustre notamment comment la conversation humaine peut amener à « déterminer ce qui est vraiment important de ce qui ne l’est pas » (1981/2017). Le personnage de Tracy Lord (Katharine Hepburn) est, dans ce film, « ramené à la raison » par Dexter et Mike qui cherchent à lui montrer qu’elle ne désire pas réellement ce qu’elle prétend désirer, à savoir épouser un homme.
Si l’attention à la dimension perfectionniste au cinéma ouvre la possibilité d’offrir aux étudiants.es en contexte de formation à l’enseignement d’autres films que les films d’écoles (school movies), elle nous semble également heuristique pour les amener à interpréter différemment ces mêmes films. Selon la conception cavellienne de genre et la transmutation possible de l’expressivité de certains films, il est en effet possible de considérer que certains films d’école, bien que de nature commerciale, n’aient pas atteint la saturation de leur expressivité. Ces films ont ainsi le potentiel d’exprimer des aspects insoupçonnés de la sphère éducative qui seraient significatifs sur le plan éthique pour la personne étudiante. Une interprétation du film The Paper Chase (1973) de James Bridges, qui a convoqué la perspective cavellienne, en illustre la possibilité (Schwimmer et al., 2023). Le film, qui relate l’histoire d’un étudiant travailleur faisant face aux rigueurs de sa première année à la faculté de droit de Harvard, s’avère être une représentation paradigmatique de la figure de l’enseignant intransigeant et du culte de la performance que revêt le monde universitaire en général. L’interprétation de ce film sous la lunette cavellienne permet de saisir une dimension perfectionniste qui détonne de ces interprétations qu’on lui attribue habituellement (Seyforth et Gold, 2001), notamment par la mise en lumière des moments pour lesquels l’étudiant réussit à trouver sa voix au sein de l’institution en se déprenant du conformisme qu’elle véhicule ou encore par l’exposition des gestes et de rapports subtils entre les personnages qui contribuent tout au long du film à leur transformation (Schwimmer et al., 2023).
Cercle cinématographique et interprétation chez les personnes étudiantes
Notons finalement que la conception plutôt souple de genre chez Cavell coïncide avec le besoin d’amener la personne étudiante (tout comme la personne formatrice) à se dissocier le plus possible de ses habitudes interprétatives envers les effets habituels propres aux genres (musique, enchaînement de scènes, personnage typique, etc.). L’interprète ne doit donc pas dans cette optique considérer que le cinéma ne fait que (re)présenter une réalité hors de lui, mais qu’il peut exprimer les formes de vie qui font partie intégrante de l’expérience ordinaire du monde. La vue d’un sourire, le doute face au regard d’autrui, l’espérance, la tristesse, la lecture, le discernement, l’écoute, l’attention, la dissimulation sont autant d’exemples de formes de vie qui constituent l’arrière-plan moral d’une condition humaine qui peut être montrée, exprimée à l’écran, et ce, indépendamment des genres cinématographiques habituels.
La conception circulaire de l’expérience cinématographique chez Cavell peut s’actualiser par une démarche d’interprétation amenant le spectateur à lui-même s’orienter à partir du visionnement d’un film vers d’autres films. Par cercle concentrique, le spectateur (étudiant.e) en contexte de formation en viendrait ainsi à visionner différents films ou scènes en fonction de ses propres critères évolutifs et émergents. Comme le rappelle Clémot (2014) à propos des fondements wittgensteiniens de la philosophie du cinéma chez Cavell, la démarche interprétative en contexte de visionnement ne doit pas être conçue sur le modèle d’une enquête scientifique axée sur des essences. La personne étudiante devrait être ainsi prête à remettre en cause ses « attentes catégorielles » en contexte de visionnement. Cet aspect de l’interprétation repose alors autant sur l’attitude interprétative en contexte de visionnement que sur une démarche d’exploration qui amènerait la personne étudiante à « sortir des sentiers battus » pour qu’elle puisse identifier et explorer par elle-même et dans la durée différents films (ou scènes) et, ultimement, donner sens aux réalités éducatives qu’elles expriment. Si cette attitude peut paraître colossale pour une personne étudiante qui serait peu sensible à une démarche esthétique, nous pensons que le fait de confronter les personnes étudiantes à des films qui ne représentent pas directement la réalité des classes et de l’institution éducative peut s’avérer aidant. Ce premier corpus de films (ou de scènes) proposés aux étudiants.es serait ainsi l’occasion de les confronter à des expressivités et à des dimensions esthétiques susceptibles de peaufiner leurs capacités d’interprétation et d’exploration subséquentes de films. À cela s’ajoute la démarche amenant la personne étudiante à recueillir et à explorer divers films (autres que ceux proposés par la personne formatrice). Cela pourrait pallier le sentiment d’indifférence pouvant être éprouvé chez des personnes étudiantes face aux films proposés et discutés en groupe. Le choc esthétique résultant de visionnements de films proposés et l’exploration autonome de divers films apparaissent ainsi être propices au développement d’une perception morale affinée chez les personnes en formation à l’enseignement. Telle semble être une des façons possibles de se détacher du processus binaire d’identification que le visionnement de films d’écoles semble souvent susciter chez les personnes étudiantes en formation à l’enseignement.
Selon l’interprétation cavellienne du langage ordinaire, la saisie de ces formes de vie et de leur dimension morale va également de pair avec la capacité pour le sujet à trouver les mots pour les exprimer et les revendiquer au sein de sa communauté (Cavell, 1979/1996) (qu’elle soit en contexte éducatif ou de formation). Les moments de la démarche interprétative évoquée plus haut, qui peuvent impliquer une introspection et une exploration plutôt solitaires chez les personnes étudiantes, doivent ainsi être accompagnés de moments de discussions permettant à celles-ci d’exprimer les raisons qui justifient l’importance qu’elles accordent à des éléments précis des films visionnés. Trouver les mots pour revendiquer auprès d’autrui ces formes de vie constitue pour Cavell le moyen éthique de revendiquer le caractère moral du « monde commun des significations dont nous faisons usage dans nos vies » (Donatteli, 2011). Dans l’optique de l’éthique transformatrice et de la perception morale qui sont revendiquées dans le présent texte, la dimension éthique de la réalité éducative relève avant tout de ce « monde de significations » qui ne peut être décelé par des codes ou des conventions préalablement établis. Trouver les mots pour échanger et discuter en groupe de ce monde de significations constitue le moyen de les maintenir en vie. D’après l’interprétation cavellienne du langage ordinaire, l’idée d’une communauté de parole ne repose sur rien de plus et rien de moins que la propension à revendiquer le sens de mots que nous utilisons et des formes de vie qu’ils expriment. Comme Cavell le formule : « Je n’ai rien de plus à ma disposition pour poursuivre que ma propre conviction, que mon sens que je fais sens » (1979/1996, p. 51-52).
Conclusion
Cet article avait pour objectif de montrer le potentiel de la philosophie du cinéma chez Stanley Cavell pour penser l’usage du cinéma en contexte de formation à l’éthique en enseignement. Cette conception philosophique du cinéma donne des fondements théoriques pour développer dans le futur des dispositifs permettant à la personne étudiante de passer progressivement d’impressions ressenties lors de visionnements de films à des réflexions pouvant se transposer à l’expérience quotidienne. Cela nous amène à considérer la possibilité d’investir des scènes et des genres cinématographiques multiples en contexte de formation à l’éthique afin que la personne étudiante puisse par elle-même et dans la durée identifier au sein d’autres films ou scènes des éléments propres à une dimension morale qui compte pour la réalité éducative. Tel semble être une avenue souhaitable pour développer avec le cinéma en contexte de formation à l’enseignement une sensibilité éthique pouvant pallier les visions parfois cognitivistes (Strike, 1990) de la formation à l’éthique qui sont souvent restreintes à la maîtrise et à l’application de codes déontologiques.
Cette proposition pour l’usage du cinéma en contexte de formation représente un défi de taille étant donné qu’elle sollicite le développement d’une sensibilité esthétique qui n’irait probablement pas de soi pour certaines personnes étudiantes. Actualiser cette démarche d’interprétation par l’entremise d’un corpus de départ de films (formé de films de divers genres) pourrait être un moyen de faciliter la démarche. La conception cavellienne de genre cinématographique offre la possibilité de concevoir ce type de corpus en fonction de dimensions morales souvent implicites qui sont exprimées (montrées) par les films. Le perfectionnisme moral de Stanley Cavell figure parmi ces dimensions qui pourraient servir de critère pour former ces corpus. Cette dimension de l’agir moral, qui se manifeste notamment par les réactions naturelles, l’expressivité des protagonistes, la conversation humaine et sa capacité de transformation de soi et du monde, nous semble en effet pertinente pour développer chez les personnes en formation à l’enseignement une perception fine de la réalité éducative au quotidien et la dimension morale qu’elle recèle.
Terminons en mentionnant que la philosophie du cinéma de Stanley Cavell vise pour une bonne part à démocratiser l’expérience cinématographique (Clémot, 2014) étant donné qu’elle repose sur la capacité pour tout spectateur et spectatrice à faire confiance en son expérience et en la capacité des films à orienter cette dernière. Cette confiance est pour Cavell intimement liée à la capacité des individus à exprimer et à revendiquer (claim) les mots et les formes de vie qui comptent pour eux et leur communauté (Cavell, 1979/ 1996). Les moments de discussions autour des visionnements de films sont ainsi incontournables puisqu’ils permettent le partage d’un monde commun qui, dans l’esprit de Cavell, contribue à l’éducation mutuelle de ceux qui le revendiquent. Tel nous semble être la marque de cette proposition qui, pour reprendre les mots de Sandra Laugier, vise à engendrer par le cinéma une éducation qui est « inséparablement subjective et publique » (2013).
Appendices
Note biographique
Jean Danis (danis.jean@uqam.ca) est doctorant en fondements de l’éducation depuis 2020 à l’Université du Québec à Montréal. Ses principaux intérêts de recherche concernent la philosophie du langage, les approches culturelles d’enseignement et les fondements politiques et sociaux de l’éducation. Son projet de thèse porte sur la formation et l’éducation à la critique à la lumière de la philosophie de Stanley Cavell. Il a également travaillé dans le cadre de différents projets de recherche qui ont porté sur la culture du bien-être en contexte scolaire, sur la citoyenneté et la psychologie sociale et, plus récemment, sur l’influence d’acteurs émergents en matière d’éducation publique en Espagne.
Notes
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[1]
Notons que les considérations de Michel Foucault sur la distinction entre la science et la philosophie sont pour certains très proches de celles de Stanley Cavell et de bien des tenants du langage ordinaire (Lorenzini, 2015). « Il y a longtemps que l’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de nous faire connaître ce qui est caché (…), mais de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas » (Foucault, 1978/ 2001, p. 540-541).
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[2]
Piergiorgio Donatelli voit par ailleurs dans l’éthique cavellienne l’idée d’accepter le risque et la vulnérabilité qu’implique l’acte de donner sens au monde : « Le monde intelligible nous appartient seulement à condition de le reconduire à notre responsabilité entière, et donc de reconnaître le risque qu’à tout moment, il nous précipite dans une condition de fausseté et d’inconsistance lorsque nous devrons avancer seuls » (2011).
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[3]
Nous faisons référence ici aux célèbres analyses de Cavell regroupées dans l’ouvrage À la recherche du bonheur; analyses portant notamment sur le film The PhiladelphiaStory (G. Cukor, 1940), lequel constitue un de ces exemples paradigmatiques qui montrent comment la conversation humaine peut amener à « déterminer ce qui est vraiment important de ce qui ne l’est pas » (Cavell, 1981/2017).
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[4]
Le mélodrame de la femme inconnue est un genre cinématographique identifié par Cavell, lequel traite des relations morales au sein des couples et de la façon dont la femme « se métamorphose » pour notamment déjouer des « formes subtiles de domination » (Cavell, 1990/2012).
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[5]
Sandra Laugier montre par exemple comment les capacités conversationnelles des couples dans les comédies classiques hollywoodiennes à l’instar de The Lady Eve (P. Sturges, 1941) et His Girl Friday (R. Hawks, 1940) ont pu se métamorphoser au sein de comédies contemporaines comme The Holiday (N. Meyers, 2007) ou encore une série télévisée comme How I Met Your Mother (Laugier, 2013).
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