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Introduction

Le travail social est un champ mosaïque, marqué par la diversité de ses publics, de ses acteurs professionnels et institutionnels, de ses pratiques et des prismes théoriques qui tissent son manteau d’Arlequin (Capul & Lemay, 2004 ; Chauvière, 2009). Nous avons récemment étudié cette polysémie en procédant à l’analyse des discours sur les troubles mentaux et psychosociaux dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux, via les prismes du Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité/TDAH (Ponnou, Kohout-Diaz & Gonon, 2016) et de l’autisme (Ponnou & Fricard, 2015). Ces deux études nous ont permis de mettre en exergue quatre constats principaux : 1) la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux est centrée sur des conceptions thérapeutiques et médicales des troubles mentaux, tandis que les recherches scientifiques internationales récentes ont largement revu à la baisse les facteurs de risque biologiques de ces pathologies — notamment en termes de génétique et de neurobiologie du TDAH et de l’autisme (Abrahams & Geschwind, 2008 ; Amaral, Schumann, Nordahl, 2008 ; Biederman & al., 1995 ; Biederman, Faraone & Monuteaux, 2002 ; Devlin & Scherer, 2012 ; Froehlich & al., 2007 ; Galera & al., 2011 ; Hallmayer & al., 2011 ; Happe, Ronald, Plomin, 2006 ; Lichtenstein & al., 2010 ; Linnet & al., 2006 ; Needleman & al., 1979 ; Schneider & Eisenberg, 2006 ; State & Levitt, 2011 ; Szatmari, Saigal, Rosenbaum, Campbell & King, 1990 ; Tallmadge & Barkley, 1983 ; Uher, 2009). L’évolution chronologique des conceptions des troubles mentaux dans la littérature spécialisée mise à disposition des travailleurs sociaux suggère une médicalisation croissante du travail social (Ponnou, Kohout-Diaz & Gonon, 2016 ; Ponnou & Fricard, 2015) dont il s’agit d’interroger les enjeux pratiques, éthiques, et de formation. 2) Tandis que la littérature internationale met régulièrement en avant les facteurs environnementaux et sociaux de risque d’hyperactivité et d’autisme[1], ces facteurs de risque ne sont pas mentionnés dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux, tandis qu’ils sont sensibles à des politiques et des pratiques socio-éducatives spécifiques : par exemple les effets délétères de la télévision sur les capacités d’attention devraient conduire les professionnels à en limiter l’usage dans les lieux d’accueil pour enfants et adolescents - nourrices agrées, familles d’accueil, foyers de l’enfance et institutions spécialisées (Christakis, Zimmerman, DiGiuseppe & McCarty, 2004 ; Harle & Desmurget, 2012 ; Swing, Gentile, Anderson & Walsh, 2010). Il convient de nous interroger sur cette tendance systématique de la littérature adressée aux travailleurs sociaux à occulter les facteurs de risque sociaux des troubles mentaux. Ce constat nous suggère une difficulté récurrente des travailleurs sociaux à produire eux-mêmes un discours concernant leur fonction et les fondements de leur travail, déléguant cette responsabilité aux professionnels et aux chercheurs d’autres champs. Ainsi l’absence de référence aux déterminants sociaux du TDAH et de l’autisme nous semble symptomatique d’une forme de malaise dans le travail social, dont il nous semble important d’explorer plus précisément les origines et les effets. 3) Nous observons une nette prégnance du discours psychanalytique concernant les troubles mentaux et psychosociaux dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux — aussi bien pour le TDAH que pour l’autisme. Cette observation souligne l’importance de ce cadre de référence dans le secteur du travail social : il s’agit d’une spécificité française. L’analyse des corpus que nous avons constitués nous permet également de relever la transversalité et la diversité des approches cliniques dans le champ du travail social. 4) Malgré l’avènement de la Loi du 11 février 2005 consacrant les troubles mentaux comme handicap appelant à compensation et inclusion — accueil institutionnel, droit à la compensation, aux ressources, à la scolarisation, accès à l’emploi, citoyenneté et participation à la vie sociale (www.legifrance.gouv.fr) — les modalités d’accueil des populations souffrant d’hyperactivité et d’autisme relèvent essentiellement de structures hospitalières ou médicosociales, et les articles consacrés à la scolarisation en milieu ordinaire ou au paradigme de l’inclusion sont paradoxalement peu nombreux.

Nous proposons de poursuivre cette investigation en interrogeant les enjeux de professionnalisation et de formation en travail social via les représentations des troubles mentaux en procédant à l’analyse systématique des conceptions de la maladie d’Alzheimer (MA) dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux. Ce choix nous semble justifié dans la mesure où la MA fait l’objet de nombreuses investigations dans la littérature internationale (47 623 études référencées dans Pubmed au 01-01-2016) et pose des questions diagnostiques, thérapeutiques, éthiques, mais également sociales, institutionnelles, et économiques de premier ordre. La MA représente environ 70 % des cas de démence. On estime aujourd’hui que 850 000 à 900 000 personnes sont atteintes de la MA en France. Ce chiffre passera à 1,3 million en 2020 (Amouyel, 2014). Cette augmentation massive et prévisible de la prévalence appelle le déploiement de politiques sociales et sanitaires adaptées, impliquant un remaniement des dispositifs institutionnels et des pratiques médico-sociales. La MA est une pathologie neurodégénérative affectant 2 % à 4 % des personnes âgées de plus de 65 ans, et 12 % à 15 % des personnes âgées de plus de 80 ans, de sorte que l’âge constitue le principal facteur de risque de la maladie. L’augmentation de la prévalence de la MA est liée à l’amélioration générale de l’espérance de vie. 60 % des personnes atteintes sont des femmes. Les recherches biomédicales ne fournissent aucune explication à ce phénomène qui excède les données démographiques (Amouyel, 2014). Seuls 2 % des cas concernent des patients âgés de moins de 60 ans. Il semble cependant qu’en France, le diagnostic soit établi de manière tardive. Seules 450 000 personnes seraient actuellement diagnostiquées, de sorte qu’un dépistage précoce et plus systématique de la maladie constitue un enjeu important en termes de prévention, de mesures d’adaptation et d’accompagnement des malades.

Les symptômes cardinaux de la maladie sont les pertes de mémoire, la désorientation, les troubles cognitifs, associés à des troubles du langage, des troubles de l’humeur et du comportement (notamment dépression, agressivité, désinhibition), des troubles du sommeil et des conduites alimentaires, puis avec l’extension des lésions neurologiques, des troubles généralisés des fonctions exécutives et des fonctions physiologiques : motricité/mobilité, troubles digestifs (incontinence, constipation), troubles de la déglutition, aphasies, etc. Les hallucinations et les propos délirants peuvent être attribués à des lésions neurologiques, ou considérés comme des mécanismes de défense face aux situations angoissantes, une tentative de reconstruction de la réalité par le sujet, en réaction ou en compensation des pertes mnésiques et cognitives (Douville, 2007 ; Tauzia, 2003). L’entrée dans la maladie se fait de manière insidieuse. Il arrive que les premières manifestations cliniques ne soient pas décelées par l’entourage ou lors d’un entretien médical. Les symptômes de la maladie s’aggravent progressivement et de manière irréversible. La MA est incurable. Le patient décède généralement entre 8 à 12 années après l’annonce de la maladie, suite à une dégradation de l’état général ou à une infection (notamment une pneumonie). Cependant, la maladie affecte chaque personne différemment. Les symptômes et leur ordre d’apparition varient d’un patient à l’autre, voire apparaissent de manière intermittente. Certains éléments de diagnostic différentiel sont également à prendre en considération. Les états dépressifs, les troubles de l’humeur, l’anxiété ou l’agressivité peuvent, certes, être causés par des atteintes de cellules nerveuses au niveau des lobes frontaux et temporaux, mais également résulter du processus de perte des capacités, des repères, ou à la dégradation de l’estime de soi engendrée par la maladie.

Il n’existe pas de cause biologique clairement identifiée de la MA. À l’heure actuelle, les données les mieux établies font état de lésions cérébrales au niveau de l’hippocampe, qui s’étendent progressivement à différentes zones du cerveau. Les chercheurs distinguent deux types de lésions : 1) les plaques séniles ou plaques amyloïdes, causées par l’accumulation de protéines bêta-amyloïdes produites en excès, et qui ne seraient plus correctement dégradées par l’organisme. La toxicité de ces plaques entraînerait la mort des neurones (Karran, Mercken & De Stroope, 2011 ; Kim, Basak & Holezman, 2009 ; John, Hardy & Higgins, 1992). Les méta-analyses les plus récentes ont cependant revu à la baisse le lien causal entre plaques séniles et MA. Les études par imagerie cérébrale démontrent en effet que ces plaques sont normalement présentes chez les sujets âgés qui ne sont pas atteints par la maladie (Greenberg, 2009). 2) Un autre type de dommage nommé dégénérescence neuro-fibrillaire concernerait la déformation de certaines protéines structurales (notamment les protéines Tau) induisant un enchevêtrement anormal des neurones et une modification du tissu cérébral. Au-delà de ces deux hypothèses, les études épidémiologiques ont permis de mettre en exergue des facteurs héréditaires de la maladie. On considère par exemple que le risque de contracter la MA est en moyenne multiplié par 1,5 si l’un des deux parents au premier degré a été atteint par la maladie, et par deux si les deux parents ont contracté la maladie (Amouyel, 2014). Cette susceptibilité reste contestée. Certaines études réfutent le lien entre hérédité et étiologie génétique (Freitag, Rohde, Lempp & Romanos, 2010 ; Visscher, Hill, & Wray, 2008). D’autres considèrent qu’elle ne concerne que 5 % des patients Alzheimer. Elle peut cependant suggérer une causalité génétique de la MA. Le Programme international Genomics of Alzheimer’s Project (IGAP), créé dans le cadre du Plan Alzheimer 2008-2012, a identifié 21 gènes et régions du génome à l’origine de cette susceptibilité : plusieurs études ont effectivement corrélé significativement MA et gènes impliqués dans le métabolisme du peptide amyloïde, comme ceux codant pour l’apolipoprotéine E (APOE) ou la clustérine. D’autres interviennent dans le métabolisme des lipides, dans l’immunité innée, dans l’inflammation, dans le fonctionnement synaptique ou dans celui de l’hippocampe (Lambert & al., 2009 ; Seshadri & al., 2010). Certains facteurs de susceptibilité génétique augmentent le risque de survenue de la maladie, mais d’autres peuvent en protéger. Ainsi être porteur d’un ou deux allèles Epsilon 2 (E2) du gène de l’APOE réduirait le risque pour la MA de plus de moitié, alors que la présence d’un ou deux allèles Epsilon 4 (E4) le multiplierait respectivement par deux et par quinze. À l’heure actuelle, les facteurs génétiques de susceptibilité de la MA restent à l’état d’hypothèse et ne font pas l’objet d’un consensus scientifique (Reitz, 2012). Face aux impasses des seules considérations biomédicales, les approches plurifactorielles semblent progressivement s’imposer, pour la MA, comme pour de nombreuses maladies mentales (Gonon, 2011).

Ces données témoignent de la grande complexité des mécanismes à l’origine de la MA, si bien qu’il n’existe aucune thérapie susceptible de guérir ou retarder les effets de la maladie. La portée des projets de vaccin actuellement à l’étude reste très controversée. Certains patients sont traités par tacrine, donépézil, rivastigmine, ou galantamine (Bombois, Lebert, Vellas & Pasquier, 2005) dont les bénéfices réels n’ont pas été démontrés. Plusieurs types de traitements sont par ailleurs employés pour soulager les symptômes physiologiques ou psychologiques de la maladie, notamment anxiolytiques, antidépresseurs, neuroleptiques. Leur usage est régulièrement contesté (Plotin, 2002). Certains travaux soulignent l’importance des séances de rééducation cognitive, orthophonique ou physique, ainsi que des activités de médiation et des pratiques d’art thérapie. Au-delà des pertes de mémoire et des déficits cognitifs liés à la maladie, des recherches et pratiques thérapeutiques orientées par la psychanalyse et les approches psychodynamiques s’intéressent aux effets de la MA sur la vie affective et la personnalité du patient, ses investissements relationnels et sociaux, avec en filigrane, l’accès au travail de deuil et le traitement des symptômes dépressifs et anxieux associés à la maladie (Douville, 2007 ; Linx, 2007 ; Quaderi, 2007).

Face aux évidences biomédicales limitées, plusieurs études ont mis en lumière des facteurs environnementaux et sociaux de risque de la MA : l’exposition aux particules d’aluminium, le milieu socio-professionnel, le niveau de ressource et l’accès aux loisirs, les conditions de vie, notamment le logement et l’hygiène alimentaire, l’activité physique et intellectuelle, le niveau d’éducation, le sentiment de bien-être et les relations aux autres (Ankri, 2009 ; Dartigues & al., 1991 ; Helmer, Paquier & Dartigues, 2006 ; Ferreira & al., 2008). Il est en effet remarquable que le déclenchement et la progression de la maladie varient en fonction des patients : à cet égard les facteurs sociaux de risque de la MA identifiés dans la littérature internationale jouent un rôle prédominant. De même les questions de dépendance posées par cette pathologie engagent d’importantes questions sociales et économiques. Enfin les répercussions de la maladie sur la famille et l’environnement sont considérables. Entre autres données, de nombreux aidants familiaux présentent des symptômes d’épuisement, au point que certains aidants décèdent avant leur conjoint ou leur parent (Boutoleau-Bretonnière & Vercelletto, 2009 ; Novella & al., 2001). De notre point de vue, il est important que les travailleurs sociaux soient informés de ces problématiques et de ces différents facteurs, de manière à construire un accompagnement socio-éducatif et thérapeutique le plus approprié possible. De même l’absence de traitement médicamenteux efficace sur la MA appelle des logiques interdisciplinaires relevant de l’accompagnement, du traitement de la dépendance, de la relation de soin et de l’accueil institutionnel, de l’écoute, du travail de parole et de sens pour lesquels les travailleurs sociaux sont en première ligne. Pour autant, ils n’interviennent que de manière marginale auprès des patients souffrant de la MA et sont globalement peu sensibilisés aux problématiques et pathologies du vieillissement. Il nous semble donc utile et pertinent d’interroger les conceptions de la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux, afin d’en dégager les traits saillants en termes de pratiques et de formation. Dans cette perspective, nous nous appuierons sur les 11 groupes de questions suivantes : 1) Quelles sont les thématiques mises en lumière concernant la MA dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux ? 2) Quelles sont les orientations théoriques présentées dans ces articles ? Ces approches donnent-elles lieu à un débat argumenté ? Quels types d’accompagnement, de soin ou de travail de rééducation ces articles mettent-ils en avant ? 3) Les articles destinés aux professionnels présentent-ils davantage des modes d’intervention thérapeutiques ou éducatifs fondés sur des méthodes cliniques, autrement dit considérant la singularité du sujet, son histoire et son positionnement subjectif ; ou présentent-ils au contraire des approches standardisées plus volontiers centrées sur des méthodes de soin et d’apprentissage. Ces articles présentent-ils des études de cas ou de situations ? 4) Les causes biomédicales de la MA sont-elles présentées et débattues ? S’agit-il de les conforter ou d’en élaborer la critique ? Ces propos s’appuient-ils sur la littérature internationale récente concernant la génétique et la neurobiologie de la MA ? 5) Dans ces articles, le travail de soin et d’éducation est-il accompagné par une prescription médicamenteuse ? Selon quels arguments et pour quels objectifs ? 6) Les causes environnementales de la MA, qu’elles soient relationnelles, sociales, ou biologiques, sont-elles également présentées et débattues ? 7) Quels sont les lieux d’accueil des personnes atteintes de la MA dans notre corpus ? Les pratiques et démarches d’inclusion sont-elles également repérables ? 8) Le lien entre précocité et efficacité de la prise en charge est-il mentionné ? 9) Est-il fait référence aux approches interdisciplinaires, interprofessionnelles, et au travail d’articulation/régulation qu’elles appellent ? Les enjeux de formation sont-ils également évoqués ? 10) Les modes d’accompagnement présentés dans notre corpus font-ils état d’un accompagnement global de la personne malade, comprenant un travail régulier avec la famille ? 11) Quelles comparaisons pouvons-nous établir entre ces résultats et ceux obtenus pour les représentations du TDAH et de l’autisme dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux ? Existe-t-il certaines régularités ou constantes concernant les conceptions des troubles mentaux dans le champ du travail social ?

1. Méthodes

1.1 Recueil de données

Nous avons interrogé les bases de données des centres documentaires de 65 Établissements de Formation en Travail Social (EFTS) via la base de données PRISME, réseau documentaire en sciences et actions sociales (www.documentation-sociale.org/prisme) à l’appui du mot-clé « Alzheimer ». Cette recension nous a permis d’identifier un premier panel de 263 articles (au 31-08-2015) accessibles dans au moins un EFTS. À la lecture de ces articles, nous avons déterminé deux critères d’exclusion : 1) les notes de lecture, les comptes rendus, les notes éditoriales et autres appendices. 2) Les articles où la question de la maladie d’Alzheimer n’est abordée qu’à la marge, à titre d’exemple ou de manière superficielle.

Les 93 articles restants, issus de 22 revues académiques et professionnelles traitent donc spécifiquement de la MA, de ses symptômes, de ses modes de diagnostic, de traitement, de compensation et d’accompagnement[2]. Notre période d’investigation s’échelonne de 1990 à 2014.

1.2 Analyse de contenu

Nous avons trié les 93 articles de notre corpus à l’appui des 10 catégories suivants : 1) Thématique principale de l’article. 2) Orientation théorique et modalités d’accompagnement. 3) Approche clinique/standardisée. Études de cas et de situations cliniques. 4) Approches interprofessionnelles. 5) Traitement médicamenteux. 6) Facteurs sociaux et environnementaux. 7) Lieux d’accueil pour les personnes atteintes de la MA. 8) Précocité de la prise en charge. 9) Travail avec les familles. 10) Démarches de formation.

Pour déterminer la thématique, nous nous sommes appuyés sur le contenu de chaque article, le choix du titre et des mots-clés. Pour l’orientation théorique et le type d’approche, nous nous sommes référés à la préférence mise en avant par l’auteur. Les réponses à l’ensemble de ces questions ont engendré 1209 items qui ont fait l’objet d’un tri et d’un traitement statistique par tableur.

2. Résultats

2,1 Les principales thématiques relatives à la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux en France

Le nombre total d’articles mis à disposition des travailleurs sociaux concernant la MA (93) nous semble faible au regard du nombre total de personnes atteintes par cette pathologie, de l’augmentation prévisible de la prévalence dans les décennies à venir, et en comparaison des résultats obtenus pour le TDAH (93 articles) et l’autisme (378 articles). Ces résultats interrogent la place de la MA dans le secteur du travail social, et la façon dont les professionnels, les institutions et les tutelles peuvent se saisir des questions vives qui s’y rapportent. Il nous semble en effet que les problématiques posées par la dépendance d’un point de vue économique, social, thérapeutique et institutionnel soulèvent des enjeux transversaux aux métiers du social. Nous avons par exemple relevé huit thématiques principales concernant le traitement de la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux : 1) Dynamiques d’accompagnement, travail de parole et de médiation. 2) Maintien au domicile, inclusion. 3) Travail en partenariat, réseau, articulation des secteurs sanitaire et social, inter-professionnalité. 4) Aide aux aidants. 5) La maltraitance institutionnelle. 6) Démarche éthique, consentement du patient, aide à la décision. 7) Accompagnement au travail de deuil — perte du conjoint, d’un proche, deuil de ses propres capacités et de l’image de soi. 8) Prise en compte de la sexualité des personnes âgées en institution.

Or, ces huit catégories résonnent fortement avec l’actualité et les problématiques de l’action sociale, peut-être plus particulièrement dans les secteurs du handicap et de la santé mentale. Nous en déduisons que la spécificité du travail déployé auprès des personnes atteintes de la MA engage une mise en question transversale des pratiques socio-éducatives, susceptible de faire levier de formation et de professionnalisation. Ces dynamiques sont observables dans le cadre des formations d’Aide-Médico-Psychologique/Accompagnant éducatif et Social (AMP/AES), mais restent discrètes pour les formations de Technicienne de l’Intervention Sociale et Familiale (TISF), de Conseillère en Économie Sociale et Familiale (CESF), d’Assistant de Service Social (ASS), voire inexistantes dans les filières éducatives, notamment les formations d’Éducateur Spécialisé (ES) et de Moniteur-Educateur (ME), où les étudiants ne sont que trop succinctement sensibilisés aux problématiques et pathologies du vieillissement.

2.2 Pluralisation des regards sur la MA dans le secteur du travail social

Nous avons relevé sept principaux types d’éclairages et d’approches de la MA dans la littérature destinée aux travailleurs sociaux : 1) les articles d’orientation biomédicale, notamment en neurologie et psychiatrie — 26 articles (27,96 %). 2) Les articles de psychologie - 25 articles (26,88 %), dont approches psychanalytiques et psychodynamiques (12 articles), psychologie générale (7 articles), approches systémiques et thérapies familiales (2 articles), approches cognitives et comportementales (2 articles), et psychologie sociale (2 articles). 3) Les articles consacrés aux pratiques professionnelles concernant l’accompagnement et l’accueil des personnes atteintes de la MA et de leur famille — 21 articles (22,58 %). 4) Les articles de sociologie - six articles (6,45 %) se rapportant principalement à des considérations démographiques et aux conséquences sociales de la maladie. 5) Les articles de philosophie - cinq articles (5,38 %), portant notamment sur le thème de l’éthique, de la fin de vie et de la prise de décision. 6) Les articles relevant des sciences de l’éducation — cinq articles (5,38 %). 7) Les articles fondés sur d’autres types d’approches, et représentés de manière plus marginale : économie — deux articles (2,15 %), coût économique et social de la maladie ; droit — deux articles (2,15 %), recueil du consentement et droit du malade ; anthropologie — un article (1,08 %). L’évolution chronologique des conceptions de la MA dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux se répartit de la manière suivante :

Tableau 1

Répartition chronologique des conceptions de la MA

Répartition chronologique des conceptions de la MA

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Cette évolution linéaire ne permet pas de dégager de tendance nette, même si le triptyque approches biomédicales, approches psychologiques, et pratiques professionnelles représente une large majorité du corpus. Ces résultats s’inscrivent dans une forme de pluralisation des discours sur la MA dans le champ du travail social, tant du point de vue des prismes disciplinaires que des pratiques professionnelles. Cette diversité nous semble favorisée par les impasses des recherches biomédicales et l’absence de médicament efficace sur l’évolution de la maladie.

Nous constatons qu’il n’existe pas de débat argumenté entre ces différentes approches de la maladie. Par exemple, six articles classés approches psychologiques, pratiques professionnelles, ou droit discutent de la pertinence d’un traitement médicamenteux dans le cas de la MA, ou s’inquiètent du consentement du patient dans cette situation. Mais aucun de ces articles ne soutient son propos à l’appui de l’abondante littérature internationale démontrant la faible efficacité des médicaments dans le traitement de la MA. De même, les travaux d’orientation psychanalytique pourraient s’appuyer sur les impasses des recherches biomédicales pour soutenir leurs hypothèses ou développer de nouvelles orientations de recherche. Par exemple, la MA concerne plus fréquemment les femmes, et les approches biomédicales ne fournissent aucune explication à ce phénomène qui pourrait intéresser les psychanalystes. Ces observations nous amènent à considérer que malgré les intentions affichées, l’espace d’un débat structuré et d’une communauté de travail autour des problématiques liées à la MA dans le champ du travail social français n’a pas encore trouvé sa place.

Un autre constat concerne les trois principales catégories que nous avons relevées (approches biomédicales, psychologie, pratiques professionnelles), tandis que les deux premières catégories rappellent le risque de médicalisation et de psychologisation du travail social (Ponnou, Kohout-Diaz & Gonon, 2016 ; Ponnou & Fricard, 2015). La troisième ouvre sur des enjeux, des problématiques et des éclairages spécifiques au secteur, essentiellement d’ordre praxéologique et interdisciplinaire. Beaucoup de ces articles sont écrits par des professionnels. Au-delà des entrées thématiques et de leur cohérence intrinsèque, ces éléments du corpus présentent des données et mettent en avant un discours spécifique aux travailleurs sociaux. Cette troisième catégorie tire également son intérêt du caractère novateur, voire expérimental des propositions d’accompagnement et des dispositifs qu’elle soutient, presque exclusivement des initiatives de terrain en institution, en milieu ouvert, à domicile ou dans la cité, sur le mode de l’inclusion, là où les autres catégories d’articles reprennent les problématiques classiques posées par la maladie : débats récurrents sur les données épidémiologiques, explicitation des causes neurologiques et génétiques de la MA, description des différents symptômes, etc. Nous considérons que ces éléments du corpus contribuent à déjouer les effets de polarisation des discours qui avaient tendance à occulter les facteurs sociaux de risque des troubles mentaux, notamment dans le cas de l’hyperactivité.

2.3 Facteurs biomédicaux et sociaux de risque de la MA

Au regard des avancées mises en exergue dans la littérature internationale, nous nous sommes d’abord centrés sur les causes génétiques et neurologiques de la MA. Seuls 19 articles de notre corpus (20,43 %) font mention de ces facteurs biologiques, dont cinq pour en critiquer l’incidence causale. Parmi ces cinq articles critiques, quatre sont classés d’orientation biomédicale, et un article d’orientation psychanalytique. Les 14 articles restants présentent ou argumentent les facteurs de risques biologiques de la MA, en soulignant la complexité et les limites des résultats actuellement disponibles, et par voie de conséquence, les limites des possibilités thérapeutiques qui en découlent.

Par ailleurs, 14 articles (15,5 %) discutent des principaux facteurs de risque sociaux pour la MA : exposition à des niveaux toxiques d’aluminium, isolement, précarité, activité physique et intellectuelle, niveau d’éducation, accès aux loisirs, hygiène alimentaire… (Ankri, 2009 ; Dartigues & al., 1991 ; Helmer, Paquier & Dartigues, 2006 ; Ferreira & al., 2008). Les déterminants sociaux de la MA sont donc clairement représentés au sein de notre corpus, dans des proportions comparables aux facteurs biomédicaux, ce qui nous semble cohérent avec l’état des connaissances dans la littérature scientifique. Ces facteurs sociaux sont à même d’expliquer les variations importantes dans le déclenchement et l’évolution de la maladie. De surcroît, ils sont sensibles à des pratiques socio-éducatives, à des pratiques d’accompagnement, ou au déploiement de politiques sociales appropriées, par exemple pour prévenir les situations de rupture au domicile qui, plus que l’état de santé, précipitent généralement l’entrée des patients en institution.

2.4 Les thérapeutiques et modalités d’accompagnement des personnes atteintes de la MA et de leur famille

19 articles de notre corpus (20,43 %) mentionnent la possibilité d’un traitement médicamenteux dans le cas de la MA, dont 15 affichent clairement un point de vue prudent, voire critique, discutant du gain de ces thérapeutiques aux bénéfices limités — aucun médicament n’est reconnu pour ses bénéfices à moyen ou long terme — et aux effets secondaires parfois importants (l’exemple le plus fréquemment cité concerne les essais cliniques de vaccin contre la MA, ayant dans plusieurs cas provoqué la mort du patient). Neuf de ces articles sont d’orientation biomédicale, trois relèvent d’une approche psychologique (deux du domaine de la psychanalyse, un du domaine de la psychologie générale), deux appartiennent à la catégorie pratiques professionnelles, et un article relève d’une approche juridique. Seuls, quatre articles d’orientation biomédicale (4,3 %) argumentent un recours bénéfique au médicament en soutenant que l’amélioration qu’il procure, même de manière limitée et éphémère, reste à mettre au crédit du bien-être du patient et de son entourage.

Nous avons par ailleurs relevé 14 articles (15,05 %) mentionnant des pratiques de rééducation, essentiellement des TCC ou des exercices d’orthophonie centrés sur la fonction mémoire, le langage, ou des pratiques physiques et sensorielles de type Snozelen®. Ces pratiques s’inscrivent dans le maillage d’un dispositif global d’accompagnement, ou comme vecteur d’animation, support à la relation, et sont décrites, analysées et évaluées avec peu de finesse. Par exemple, leurs effets sont rarement mesurés et discutés, et les pratiques déployées peu questionnées, en tous cas de manière moins franche que pour le TDAH et l’autisme.

Au-delà des symptômes cardinaux de la MA, les articles d’orientation psychanalytique ou psychodynamique argumentent tous des pratiques centrées sur l’écoute et la parole des patients et de leur famille, la prise en compte des problématiques de deuil, de dépression, d’accueil du délire et de désorganisation psychique : « la MA provoque des pertes de la mémoire, des déficits intellectuels et cognitifs, mais elle affecte plus globalement la vie affective et la personnalité du patient » (Tauzia, 2003). Ces auteurs s’intéressent plus particulièrement aux troubles de la personnalité associés à la maladie, et considèrent qu’Alzheimer engendre « une organisation psychodynamique régrédiante et dépressive [caractérisée par] un Moi coupé de ses investissements objectaux et de sa capacité même d’investir » (Tauzia, 2003). Ce mécanisme conduit « un retour à un narcissisme primaire, sous l’égide d’une désintrication pulsionnelle où la libido se soumet aux pulsions de mort déliées, puis un travail de reliaisons objectales sous forme d’hallucinations » (Tauzia, 2003). Les enjeux du travail de soin et d’accompagnement s’en trouvent déplacés et enrichis, tel qu’en témoigne cette brève vignette clinique portant sur le travail de remémoration : « Monsieur R. fait à son médecin un récit sans queue ni tête, mêlé dans le temps et dans l’espace, jusqu’au moment où il évoque une visite dans une cave, du côté de Reims, où il a bu une bouteille de… - “Une bouteille de quoi ?”. - “Vous savez, une boisson pétillante, dans une bouteille avec un col blanc. Vous savez, vous”. Un vrai dialogue s’installe. La malade veut retrouver le mot manquant. - “Ce qui compte c’est que vous le retrouviez, je vais vous aider”, dit le médecin. La conversation dévie. Cet homme sans enfant a, en revanche, un neveu dont il parle beaucoup et qu’il semble beaucoup aimer. Le médecin lui pose des questions sur ce dernier, et soudain, c’est le miracle. – “Tiens ! Cela me rappelle un jour, pour l’anniversaire de mon neveu, nous avions débouché une bouteille de Champagne” » (Bézard-Falgas, 2006). L’auteur insiste alors sur la prise en compte des dimensions affectives, relationnelles, et des dynamiques associatives mobilisables dans le travail de soin des personnes atteintes par la maladie.

Un dernier point, que nous n’avions pas anticipé, concerne des dispositifs d’accompagnement qui s’inscrivent dans des logiques relationnelles et la quotidienneté qui font la particularité des pratiques éducatives et sociales. Elles apparaissent de manière récurrente dans notre corpus. Par exemple, la plupart des articles d’orientation biomédicale abondent l’absence d’efficacité des traitements médicamenteux et ouvrent sur la nécessité d’un accompagnement empathique et bienveillant à l’égard des patients et de leur famille. Ces enjeux relationnels sont toutefois plus particulièrement exposés dans les articles appartenant à la catégorie pratiques professionnelles qui condense les spécificités d’accueil et d’accompagnement des travailleurs sociaux dans leur intervention auprès des patients et des aidants familiaux.

2.5 Transversalité des approches cliniques concernant la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux

au-delà des éléments précédemment rapportés, nous constatons que 49 articles de notre corpus (52,69 %) mentionnent une approche clinique de la MA. Parmi ces 49 articles, 14 proposent effectivement une ou des études de cas ou de situations cliniques pour étayer leurs propos. La représentation de ces articles et études de cas ou de situations cliniques par catégorie se répartit de la manière suivante :

Tableau 2

Répartition des études de cas ou situations cliniques

Répartition des études de cas ou situations cliniques

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Ces résultats mettent en avant la prégnance des approches cliniques de la MA dans le champ du travail social, de manière transversale aux référents théoriques présentés. Cependant ces résultats baissent nettement lorsque nous interrogeons la consistance de ces approches cliniques rapportées au nombre d’études de cas ou de situations : dès lors seules les approches psychologiques de la maladie d’Alzheimer — psychanalyse/approches psychodynamiques et TCC — déploient une approche clinique consistante, études de cas à l’appui (16,33 % des articles cliniques, 32 % des articles de la catégorie, et 57,14 % des articles cliniques dans la catégorie). Bien qu’ils se revendiquent d’une approche clinique dans le soin et l’accompagnement des malades et de leurs familles, les articles d’orientation biomédicale ou retraçant des modalités d’accueil et d’accompagnement institutionnels mettent trop rarement en avant ce matériel clinique qui, de notre point de vue, intéresse la construction des pratiques, des dispositifs et des identités professionnels. La prégnance et la diversité des approches cliniques en travail social sont redoublées par la forte progression des articles cliniques dans la période récente (38 articles d’orientation clinique et 12 cas cliniques entre 2005 et 2014).

2.6 Les lieux d’accueil pour les personnes atteintes de la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux en France

30 articles de notre corpus (37,5 %) concernent des modalités d’aide à domicile, 21 articles (22,5 %) renvoient à des pratiques institutionnelles - essentiellement en EHPAD, six articles (7,5 %) décrivent des pratiques d’inclusion, autrement dit des modalités d’accompagnement des personnes atteintes de la MA et de leur famille à même la cité. 26 articles présentent des solutions mixtes domicile/institution : répit, accueil de jour[3]. L’évolution chronologique des lieux d’accueil répertoriés dans la littérature spécialisée sur la MA entre 1990 et 2014 se répartit de la manière suivante :

Tableau 3

Évolution des lieux d’accueil des personnes atteintes de la MA

Évolution des lieux d’accueil des personnes atteintes de la MA

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Le coefficient d’association concernant l’évolution chronologique des modalités d’accueil des personnes atteintes de la MA et de leur famille n’est que faiblement significatif (p. 0.100), mais engage plusieurs remarques dignes d’intérêt. Nous observons d’abord l’absence de référence à des modes d’accueil institutionnels de 1990 à 2004, puis leur rapide augmentation de 2005 à 2014. Cette observation va à contre-courant des représentations traditionnelles et des recommandations des conférences de consensus produites depuis plusieurs années : les dispositifs de maintien à domicile y sont clairement privilégiés. Or, dans la période récente (2010-2014), le nombre d’articles consacrés aux modalités d’accueil en institution s’avère plus important que le nombre d’articles traitant de soutien et de maintien au domicile, même si ce résultat est modéré par les articles dédiés à l’inclusion ou présentant des modalités d’accueil « mixtes ». Le coefficient d’association recentré sur l’évolution chronologique des modalités d’accueil institutionnel ou à domicile des patients atteints de la MA donne un résultat moyennement significatif (p.value 0,084). Nous remarquons également l’intérêt des articles classés « mixtes », articulant dispositifs de maintien au domicile et modalités d’accueil institutionnel en ambulatoire, accueil de jour ou répit. Les démarches et pratiques d’inclusion auprès des personnes atteintes par la MA et de leurs familles restent à un niveau faible et stable tout au long de notre période d’étude. Nous avions anticipé une augmentation de ces pratiques d’inclusion dans la période récente, notamment depuis la loi 2005 (loi n° 2005-102 du 11-02-2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, www.legifrance.gouv.fr) consacrant le droit à la compensation, aux ressources, à la participation à la vie sociale… Il n’en est rien. Ce résultat semble conforme à certaines études démontrant que la vieillesse et l’entrée dans la dépendance sont aujourd’hui les principaux facteurs de discrimination dans les sociétés occidentales (Cavayas, Raffard & Gély-Nargeot, 2012). Il interroge également l’effet réel des dispositions réglementaires sur les pratiques de soin et d’accompagnement.

2.7 Précocité et globalité des modalités de soin et d’accompagnement

21 articles de notre corpus (22,58 %) mentionnent la nécessité d’un dépistage plus précoce de la maladie, aussi bien dans l’intérêt du patient que des aidants. L’évolution chronologique de ces articles, nettement plus représentés dans la période récente, se répartit de la manière suivante :

Tableau 4

Articles mentionnant la nécessité d’un dépistage précoce de la MA

Articles mentionnant la nécessité d’un dépistage précoce de la MA

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Cette précocité du diagnostic favoriserait les possibilités d’aménagement et de soutien au domicile, et la mise en oeuvre de suivis thérapeutiques et de modalités d’accueil institutionnel adaptées. Au-delà des débats épidémiologiques et diagnostics, ce dépistage précoce permettrait le déploiement de mesures de prévention et de compensation à destination des patients et des aidants, favorisant par exemple les aménagements au domicile, ou l’articulation des dispositifs de soin et d’accompagnement. Il éviterait notamment le placement brutal en institution, et ses effets délétères sur la santé du patient. Les études ont également démontré que l’épuisement des aidants familiaux était un critère déterminant quant à l’entrée en institution spécialisée : le dépistage précoce de la maladie pourrait ainsi favoriser la mise en place de modalités d’accueil de jour et de solutions de répit visant à prévenir l’épuisement physique et psychologique des aidants, et par voie de conséquence, l’institutionnalisation des patients.

De même une majorité d’articles (49 articles - 52,69 %) mentionne la nécessité de mise en oeuvre d’un travail avec les familles, dont 15 articles spécifiquement dédiés aux pratiques d’aide aux aidants, qui représente un axe politique fort compte tenu de ses effets vertueux en termes de santé, de bien-être et de vie sociale. Ici le travail avec les familles s’entend non seulement sur le versant du partenariat, mais comme partie intégrante voire essentielle de l’accompagnement et du traitement des patients.

2.8 Approches interprofessionnelles et enjeux de formation dans les articles consacrés à la MA dans le champ du travail social

20 articles du corpus (21,51 %) mentionnent la nécessité et la pertinence d’un travail interprofessionnel dans le cas de la MA. Cette perspective est particulièrement vive dans les approches innovantes de la maladie, ou des problématiques de gestion de cas à l’oeuvre depuis l’avènement des Maisons pour l’Autonomie et l’Intégration des malades d’Alzheimer (MAIA).

Par ailleurs, 19 articles (20,43 %) s’accordent sur la nécessité de mise en oeuvre de dispositifs de formation spécifiques aux pathologies du vieillissement et aux problématiques engendrées par la MA. Parmi les propositions les plus régulièrement mentionnées, nous retenons les formations au diagnostic et aux nouvelles pratiques d’accompagnement, comme l’humanitude par exemple. À noter qu’une part importante de ces offres de formation s’adresse aux aidants familiaux, dans la mesure où ils sont aujourd’hui en première ligne dans l’accompagnement et le soin des patients. Peu de propositions de formation se rapportent au déploiement de pratiques interprofessionnelles dont la pertinence est pourtant éprouvée dans le cas de la MA, et dont la mise en oeuvre ne va pas de soi (Couturier, 2009 ; Couturier, 2012). Cette question de la formation à la spécificité des pratiques engagées auprès des personnes atteintes de la MA résonne de manière paradoxale au regard de la faiblesse des contenus dédiés aux problématiques du vieillissement et aux spécificités des enjeux d’accompagnement des personnes atteintes par la MA dans les formations initiales en travail social.

2.9 Étude comparée des discours sur la MA, sur le TDAH et sur l’autisme dans la presse spécialisée consacrée aux travailleurs sociaux : points de convergence et de rupture

L’un des objectifs de cette recherche consiste à comparer les conceptions de la MA, de l’hyperactivité/TDAH et de l’autisme dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux (Ponnou, Kohou-Diaz & Gonon, 2016 ; Ponnou & Fricard, 2015) afin de discuter des représentations des troubles mentaux dans le champ du travail social.

Un premier point concerne la diversité des approches de la MA dans notre corpus, qui s’inscrit dans une forme de pluralisation des discours, des prismes disciplinaires et des pratiques professionnelles que nous avions déjà rencontrés à propos de l’autisme, tandis que les discours sur le TDAH se présentent davantage sur le mode d’une polarisation des approches psychanalytiques et biomédicales. La nouveauté consiste dans la mise en lumière de la catégorie pratiques professionnelles, qui représente un corpus spécifique au travail des intervenants sociaux auprès des personnes atteintes de la MA. À noter que ces pratiques et dispositifs font l’objet de témoignages, mais ne semblent pas avoir donné lieu à des travaux de recherche ou des démarches de théorisation approfondies. Par ailleurs l’absence de débat contradictoire entre les différentes conceptions de la MA est conforme aux résultats que nous avons déjà mis en exergue dans l’étude des corpus dédiés à l’hyperactivité et à l’autisme, indiquant que l’espace d’un débat structuré sur les troubles mentaux et psychosociaux dans le champ du travail social reste à construire. Une autre raison susceptible d’expliquer cette absence de débat dans le cas de la MA se rapporte à l’apparent consensus concernant la prédominance des causes biologiques de la maladie, qui sont bien plus âprement discutées pour le TDAH et l’autisme. De manière globale, le corpus dédié à la MA nous semble moins polémique que ceux consacrés au TDAH et à l’autisme.

Face à l’absence de représentation des facteurs sociaux et environnementaux pour le TDAH et l’autisme (Ponnou, Kohout-Diaz & Gonon, 2016 ; Ponnou & Fricard, 2015), les 14 articles (15,5 %) tenant compte de ces facteurs de risque pour la MA constituent une avancée notable. Cette observation va dans le sens d’une conception spécifique de la MA chez les travailleurs sociaux, faisant écho à la catégorie pratiques professionnelles. Il nous semble cependant que cette représentation reste relativement faible au regard des enjeux thérapeutiques, sociaux, et économiques en présence, dans la mesure où une prise en compte plus consistante de ces facteurs sociaux permettrait le déploiement de politiques et de pratiques de soin plus congruentes. À l’appui de nos observations croisées via les cas du TDAH, de l’autisme et de la MA, nous pouvons conclure à une faible représentation des facteurs sociaux des troubles mentaux et psychosociaux dans le champ du travail social, qui interroge les dispositifs de formation et la construction des identités professionnelles du secteur, ainsi que la pertinence des pratiques et des dispositifs institutionnels en vigueur. Paradoxalement, c’est pour la MA, autrement dit la maladie mentale où les causes biologiques semblent les mieux étayées dans la littérature internationale, que les facteurs de risque sociaux et environnementaux sont le plus régulièrement présentés.

Notre étude suggère une forte représentation des approches cliniques de la MA dans le champ du travail social (52,69 % des articles). Ce résultat, certes inférieur à celui obtenu concernant l’autisme (89,5 % des articles), conforte néanmoins l’hypothèse d’une sphère clinique du social déjà mise en lumière dans la littérature académique (Blanchard-Laville & collègues, 2005 ; Jaeger, 2014 ; Ponnou, 2016). Cette forte représentation des approches cliniques en travail social ne doit cependant pas masquer la grande diversité des conceptions de la clinique qui s’y déploie, dont il s’agit d’interroger la consistance afin d’en cerner les enjeux pratiques, institutionnels et de formation.

L’analyse de notre corpus montre que l’intérêt des articles traitant de la MA dans la presse spécialisée destinée aux travailleurs sociaux met largement en valeur les pratiques de maintien au domicile, ou des solutions mixtes domicile/accueil de jour, qui font socle d’inclusion. Ce constat reste à pondérer : s’ils sont globalement majoritaires, les articles consacrés aux soins à domicile sont moins nombreux dans la période récente (2010-2014). De même la loi 2005 dite « pour l’égalité des droits et des chances » semble avoir peu d’effet sur les débats de recherche ou les pratiques relatées dans les articles que nous avons étudiés. Si les documents consacrés aux dispositifs d’inclusion restent à un niveau particulièrement faible tout au long de notre période d’étude, les modalités d’accueil et d’accompagnement classées mixtes/ambulatoires, et retraçant des parcours séquencés, essentiellement domicile/accueil de jour/répit, réintroduisent cette dimension inclusive de manière certes plus ponctuelle, mais tout à fait remarquable. Rappelons que 22,5 % des articles dédiés à la MA présentent des modes d’accueil institutionnels, 45 % des articles se réfèrent à des pratiques d’inclusion ou de soutien à domicile, et 32,5 % présentent des solutions mixtes : ces résultats se distinguent assez fortement de ceux obtenus lors de l’analyse des corpus dédiés à l’autisme dans le champ du travail social, où 54,7 % des articles étaient consacrés à des modes d’accueil institutionnels, seulement 13,68 % des articles présentaient des approches inclusives, et 32,63 % des solutions mixtes. De même la littérature met en lumière la nécessité d’un diagnostic précoce pour ces deux pathologies, mais cette fois de manière nettement plus pondérée dans le cas de la MA (22,58 % des articles) que dans celui de l’autisme (41,2 %) (Ponnou & Fricard, 2015).

3. Discussion

3.1 Pratiques et dispositifs en travail social : dépasser les impasses étiologiques et institutionnelles au profit des dynamiques d’accompagnement

Des trois pathologies que nous avons étudiées dans les corpus spécialisés destinés aux travailleurs sociaux, la MA est sans doute celle pour laquelle les preuves de facteurs biologiques sont les plus convaincantes dans la littérature internationale, même si son étiologie et ses mécanismes font encore l’objet de controverses. Nous constatons, cependant, que les avancées scientifiques sur l’étiologie biomédicale de la MA n’ouvrent pas ou peu sur le déploiement de prescriptions médicamenteuses, ou de pratiques et de dispositifs thérapeutiques spécifiques. Elles débouchent au contraire sur la mise en oeuvre de dynamiques de soutien, relationnelles, d’accompagnement ou de médiation qui fait le coeur de métier des travailleurs sociaux. De même, la MA est la pathologie pour laquelle les effets délétères de l’institutionnalisation sont le plus clairement signalés. Nous en déduisons que la mise en évidence d’une étiologie des maladies mentales n’est pas nécessaire au déploiement de pratiques soignantes, sociales ou éducatives adaptées. Ce résultat fait écho à d’autres recherches en psychopathologie, argumentant la faible pertinence des références étiologiques en termes de thérapeutique (Chagnon, 2016 ; Houzel, 1999). Cette étude atteste donc des limites, voire des impasses des discussions étiologiques des troubles mentaux dans le champ du travail social, et permet d’interroger la pertinence d’une médicalisation croissante du secteur.

3.2 Le traitement médicamenteux : un facteur de réduction de la diversité des conceptions et des approches des troubles mentaux et psychosociaux ?

Les discours sur la MA et l’autisme se présentent sur un mode pluriel, tandis que les représentations du TDAH restent polarisées par les conceptions biomédicales et psychanalytiques. Nous avons d’abord été surpris par ce résultat, dans la mesure où parmi ces trois pathologies, seule la MA présente une étiologie biologique scientifiquement avérée, quelles que soient par ailleurs les limites ou impasses engendrées par une référence univoque aux critères biomédicaux. La MA est unanimement reconnue comme une maladie neurodégénérative, et il nous semblait logique que cette référence restreigne le champ des discours : il n’en est rien. Réciproquement nous nous sommes demandé pourquoi la palette des représentations était beaucoup plus réduite dans le cas du TDAH que dans le cas de l’autisme ou de la MA, dans la mesure où cette pathologie reste celle pour laquelle les discussions scientifiques sont les plus ouvertes. Nous émettons l’hypothèse suivante. L’existence d’un traitement médicamenteux pour le TDAH, quelle que soit par ailleurs son efficacité[4], tend à réduire la diversité des conceptions et des pratiques développées auprès des personnes atteintes de ce trouble. A contrario, l’absence de traitement efficace sur les symptômes cardinaux ou les causes de la MA et de l’autisme entretient une pluralisation des discours dont nous avons présenté la richesse au fil de cette recherche. Elle contribue peut-être à ne pas occulter les facteurs sociaux de risque pour la MA, facteurs qui nous l’avons vu, jouent un rôle central dans le diagnostic et l’accompagnement des malades. Si la comparaison des discours sur le TDAH, l’autisme et la MA dans le secteur du travail social nous permet de penser que la prescription médicamenteuse nuit à la diversité des représentations et des pratiques, une telle hypothèse reste à vérifier à l’appui d’investigations plus poussées.

3.3 Vers la prise en compte des facteurs sociaux de risque des maladies mentales, et le déploiement de mesures de prévention et de politiques sociales adaptées aux problématiques du vieillissement

Les facteurs sociaux de risque pour la MA sont mentionnés de manière consistante dans la littérature destinée aux travailleurs sociaux, tandis qu’ils sont totalement occultés pour le TDAH et l’autisme. Le chiffre de 14 articles peut paraître faible au regard des éléments de preuve ou de l’impact de ces facteurs sur l’évolution de la maladie, mais il reste significatif au regard des résultats obtenus pour le TDAH et l’autisme, et appelle le déploiement de politiques, de pratiques sociales et thérapeutiques spécifiques. En effet, l’analyse de notre corpus met en exergue le déploiement de politiques de soin et d’accompagnement conformes aux préconisations des conférences de consensus, centrées sur le maintien au domicile, les modalités d’accueil ambulatoire (ou sur le mode du répit) et la compensation des facteurs sociaux contribuant à l’aggravation de la maladie. De même notre corpus fait état de pratiques et de dispositifs institutionnels innovants, susceptible de répondre aux enjeux spécifiques de l’accompagnement psychosocial des personnes atteintes de la MA et de leur famille, tout en mettant en valeur la créativité et le sens de l’adaptation des praticiens du secteur : consultations mobiles, « café Alzheimer », etc. En revanche, les actions de prévention à destination des patients et de leurs proches, voire plus largement à destination de la population vieillissante, semblent insatisfaisantes : le grave déficit de diagnostic des patients atteints par la maladie, voire le manque de moyens déployés afin de prévenir les situations de rupture, d’isolement ou de précarité au domicile en sont les principaux stigmates. Si la prise de conscience de ces réalités sociales semble effective, elle ne donne malheureusement pas lieu à la mise en oeuvre de mesures de prévention suffisantes.

3.4 Des espaces de débat escamotés au profit d’entrées disciplinaires

La pluralité des conceptions, des modalités d’accueil et de traitement engagés à destination des personnes atteintes de la MA et de leur famille nous semble témoigner d’une certaine richesse et diversité des pratiques en travail social. Nous ne pouvons que regretter l’absence d’un débat contradictoire qui nous semble favorable au déploiement de pratiques spécifiques à l’accompagnement de personnes souffrant de troubles mentaux, quand les modèles polyfactoriels et les approches interprofessionnelles font largement consensus au niveau international et appellent cette culture de débat qui favorise la construction d’une identité professionnelle politiquement acquise, façonnée dans la confrontation des pratiques, des dispositifs, et des concepts. Il est à craindre que l’absence récurrente de débat sur les troubles mentaux et psychosociaux dans le champ du travail social en France ne touche au coeur du principe épistémologique si cher au secteur (Couturier, 2003 ; Jaeger, 2014). Quelles possibilités d’approches interprofessionnelles des troubles mentaux sans les espaces nécessaires à leur construction ? Quelle possibilité d’élaboration d’orientations professionnelles consistantes sans l’appui de discours contradictoires ou alternatifs ? Nos études démontrent par ailleurs que l’absence de débat contradictoire contribue à occulter les facteurs sociaux de risque des troubles mentaux, au profit d’intérêts disciplinaires. Face à ce constat, notre corpus dédié aux conceptions de la MA met en exergue un type de littérature spécifique au travail social, dont il nous semble important de favoriser le déploiement et d’étudier plus finement les aspérités, les problématiques et les enjeux.

3.5 Diversité des conceptions de la clinique en travail social

Une large partie des articles de notre corpus (52,69 %) se revendique d’une démarche clinique. De surcroît, 14 articles (15,05 %) présentent des études de situation ou des études de cas cliniques. Ces résultats corroborent des observations réalisées lors de notre précédente étude sur les conceptions de l’autisme, où 89,5 % des articles se revendiquaient d’une démarche clinique, et 40 % présentaient des études de cas. Ces résultats, associés à la récurrence, à la transversalité et à la diversité des références aux pratiques et recherches cliniques en travail social nous ont conduits à interroger la consistance et les fondements de ce concept en médecine et sciences humaines, pour en inférer les incidences dans les pratiques et la formation des travailleurs sociaux. Les références régulières aux conceptions psychanalytiques de la clinique nous ont conduits à procéder à l’analyse systématique de cette thématique dans la base de données de l’École de la Cause Freudienne et dans l’ensemble des corpus de Sigmund Freud, Jacques Lacan, et Jacques-Alain Miller, parus et inédits, dont nous avons rassemblé les oeuvres en version numérique. Cette démarche nous a permis de discuter des spécificités du maniement du transfert et du déploiement d’une politique psychanalytique du symptôme en travail social (Ponnou, 2016), des liens entre clinique et éthique en travail social, et des enjeux de formation relatifs aux pratiques cliniques en travail social - notamment écriture de cas et de situations cliniques. Les résultats obtenus au fil de cette recherche, étayés par des études de situations cliniques, nous invitent à avancer sur la voie d’une « pratique fondée sur des données cliniques en travail social » (Clinical Based Practice in Social Work) afin d’articuler exigences scientifiques et incertitudes relatives aux aléas de la relation d’aide, et comme alternative aux modèles néo-positivistes de type « Evidence Based Practice in Social Work » qui se déploient dans la littérature internationale depuis le début des années 2000. Ces perspectives sont sans doute à développer dans l’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et de leur famille.

3.6 Limites des effets de la littérature et des textes réglementaires sur les pratiques médico-sociales

Comme pour le TDAH et l’autisme, les informations présentées aux travailleurs sociaux sur la MA sont relativement conformes aux consensus internationaux, là où d’autres types de médias présentent de fortes distorsions des résultats scientifiques (Bourdaa & al., 2013 ; Ponnou & Gonon, 2017). Malgré sa pertinence, notre corpus témoigne de sérieuses limites dans la prise en compte des contenus qu’il promeut. Si les références aux pratiques d’inclusion et au maintien à domicile font l’unanimité dans les discours, et si ces pratiques sont clairement soutenues par les dispositifs réglementaires (plan Alzheimer, loi 2005 dite pour l’égalité des droits et des chances, et plus récemment loi 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement), seuls six articles font en réalité état de pratiques inclusives (auxquels nous pouvons associer 26 articles classés « Accueil mixte/ambulatoire »). De même, les articles présentant des modalités d’accueil en milieu institutionnel sont majoritaires dans la période récente. Cette dissonance interroge la prise en compte des travaux de recherche et des textes réglementaires sur la réalité des pratiques en travail social. Quels sont les causes et les effets de ces écarts à un moment où les débats concernant la structuration de la recherche en travail social en France s’intensifient ? Comment les praticiens, les chercheurs et le législateur peuvent se saisir de cette donnée pour repenser leurs liens et leurs différents niveaux d’interaction ? Ces questions sont redoublées par l’avènement des prochaines réformes des formations en travail social, où la question de la recherche doit prendre une place de plus en plus importante.

3.7 Formation : des besoins non couverts

Cette recherche met en lumière les multiples carences en termes de formation aux problématiques du vieillissement dans le champ du travail social : quasi inexistante dans le cadre des filières éducatives, minimales pour les TISF et ASS, consistante, mais susceptible d’être approfondie pour les AMP/AES. Or notre étude démontre que cette formation aux pathologies du vieillissement recèle, outre des intérêts spécifiques au public, des thèmes de travail et des enjeux transversaux au secteur. Elle constitue donc un levier efficace dans la construction des identités professionnelles. Par-delà ces éléments, 19 articles de notre corpus mettent en lumière la nécessité de formation continue des professionnels et des aidants familiaux. Ces résultats appellent le déploiement de vastes dispositifs de formation aux problématiques du vieillissement, qui s’adresseraient non seulement aux étudiants en formation initiale, mais également aux professionnels et aux familles, et comprendraient la diversité des thématiques et des approches mises en exergue dans notre corpus, de manière à favoriser le déploiement de pratiques diversifiées et innovantes susceptibles de concourir à la santé et au mieux-être des patients. Ces résultats pourraient donner lieu à des modalités de formation expérimentales associant étudiants, professionnels et familles, et permettant de dynamiser et repenser les partenariats et les interactions entre les différents acteurs concernés par la maladie.

3.8 Plaidoyer en faveur d’une dynamique de recherche spécifique au travail social

Il est clair que les corpus que nous avons étudiés excèdent les entrées disciplinaires, quelle que soit par ailleurs leur pertinence respective. Examinons trois séries d’arguments inspirées des résultats de notre étude : 1) le caractère épistémique et la diversité des approches en travail social constituent une première spécificité dont il nous semble impératif de tenir compte en termes de pratiques, de dispositifs institutionnels, de formation et de recherche. Aborder une thématique ou un objet de recherche en travail social à partir d’une discipline distincte peut s’avérer pertinent au regard de la discipline concernée, mais reste fondamentalement insatisfaisant et restrictif en termes de recherche en travail social. Ainsi les débats récurrents sur l’étiologie médicale, psychologique ou psychanalytique des troubles mentaux et psychosociaux, aussi passionnants soient-ils, montrent vite leurs limites : plusieurs articles de notre corpus insistent durant plusieurs pages sur les processus neurodégénératifs à l’oeuvre dans la MA, pour conclure d’une phrase sur la nécessité d’un accompagnement et d’un soutien empathique des personnes atteintes de la MA et de leur famille. Auquel cas il s’agit de s’intéresser plus fondamentalement à ces dynamiques relationnelles et d’accompagnement dans la MA. De même les facteurs sociaux de risque des troubles mentaux ne sont pas suffisamment représentés dans les corpus dédiés aux travailleurs sociaux, tandis qu’ils constituent les leviers les plus efficaces en termes de prévention et d’intervention. 2) Nos travaux portant sur la MA témoignent de l’existence d’approches voire de corpus de revues spécifiques au travail social, qui ne seraient pas disponibles dans d’autres champs. Face au risque croissant de médicalisation du travail social — quand la littérature internationale souligne les limites des modèles biomédicaux des troubles mentaux — il nous semble urgent de soutenir le déploiement d’une recherche spécifique au secteur, dont l’objectif serait de favoriser la production de réflexions, de pratiques et de formations centrées sur les problématiques et les préoccupations des professionnels. 3) Un autre niveau d’argumentation concerne des questions d’ordre méthodologique. En effet, l’usage d’un concept hors du champ disciplinaire pour lequel il a été construit pose problème : « tout concept extrapolé de l’ensemble théorique dont il est issu est de ce fait dé-conceptualisé ; on peut lui faire dire autre chose que ce pour quoi il a été forgé. [Ces concepts] voient leur valeur d’usage scientifique démonétisée au profit d’une valeur particulière, à des fins particulières » (Filloux, 1989). Dans cet ordre d’idée l’application littérale de concepts de droit, de médecine, de psychologie ou de sociologie pose problème si l’on considère le travail social comme champ de recherche voire champ disciplinaire spécifique. Cette perspective invite à des précautions méthodologiques dont il s’agit de poursuivre la mise en pensée voire la mise en oeuvre. Elle fait écho à plusieurs propos développés lors de récentes conférences de consensus consacrées à la recherche en travail social en France et au niveau international (Jaeger, 2014), insistant sur la spécificité du travail social comme champ disciplinaire. Parmi le foisonnement des propositions formulées à l’occasion de ces travaux, nous soulignons la perspective d’un doctorat en travail social (Laot, 2000), qui permettrait de répondre à plusieurs enjeux que nous avons mis en exergue au fil de cette étude. Il est certain que de nombreuses questions soulevées dans cet article trouveraient alors matière à discussion.

Conclusion

L’analyse systématique des fonds documentaires consacrés à la MA dans la littérature spécialisée destinée aux travailleurs sociaux témoigne des potentialités formatives et des enjeux de recherche propres à la prise en compte des problématiques et pathologies du vieillissement dans le champ du travail social. Les comparaisons des corpus dédiés au TDAH, à l’autisme, et à la MA nous permettent d’interroger la cohérence des pratiques, des dynamiques institutionnelles, la formation et la construction des identités professionnelles des travailleurs sociaux : pratiques sociales étayées sur les facteurs de risque environnemental des problématiques psychosociales, approches cliniques, démarches et pratiques d’inclusion, formation des aidants familiaux, etc.

Nous poursuivons actuellement nos investigations sur les questions de formation en travail social via l’articulation de plusieurs dispositifs de recherche : 1) le premier consiste dans un vaste travail d’enquête au niveau national, portant sur les représentations des troubles mentaux et psychosociaux chez les étudiants éducateurs spécialisés. Nous souhaitons notamment savoir si les discours des travailleurs sociaux à différents degrés de formation correspondent aux éléments mis en exergue dans la littérature spécialisée, ou si au contraire ils s’en distinguent. Nous souhaitons plus largement interroger les leviers de formation des travailleurs sociaux via leurs conceptions des troubles mentaux. 2) Le second dispositif concerne l’analyse systématique des mémoires de fin de formation des travailleurs sociaux au niveau local et national, ainsi que l’analyse de dossiers de certification et d’écrits à valeur pédagogique. 3) Une troisième démarche vise à interroger les dispositifs de formation aux approches cliniques en travail social, par la création d’un réseau sur les pratiques et démarches cliniques, associant étudiants, formateurs et professionnels du secteur. 4) Un quatrième axe concerne l’étude et l’évaluation des travaux de recherche déployés dans le cadre des Pôles Ressources Études Formation en Action Sociale (PREFAS) au niveau national.

Nous espérons que ces démarches contribueront à une information scientifique susceptible d’orienter les politiques, les pratiques, les dispositifs institutionnels et de formation en travail social en France. Cette perspective nous semble d’autant plus urgente que les problématiques de l’intervention sociale se posent désormais à un niveau global, et que face à ces enjeux transnationaux, le déploiement de politiques sociales harmonisées au niveau européen reste à construire. Faute d’orientations politiques fortes, la France risque de devenir un parent pauvre en matière de recherche en travail social au niveau européen, sans doute au détriment des dynamiques de formation, des enjeux de professionnalisation, et in fine, des populations les plus vulnérables.