Abstracts
Résumé
Dans le cadre des recherches sur les nouvelles pratiques philosophiques avec les enfants, un groupe réunit enseignants-chercheurs et professeurs des écoles spécialisés du système éducatif français, pour une recherche collaborative. Il observe les pratiques de ses membres et remarque qu’elles tendent à modifier les représentations temporelles sur lesquelles élèves comme enseignants s’appuient habituellement pour penser et agir en classe. Ces modifications ont des conséquences importantes parfois difficiles à identifier. Les entretiens de co-explicitation que nous présentons ici ont permis la prise de conscience et la reconnaissance de savoirs d’expérience ainsi que le développement de savoirs théoriques.
Mots-clés :
- temporalité,
- conceptualisation,
- co-explicitation,
- intersubjectivité
Abstract
Within the framework of the searches about the new philosophic practices with the children, teachers-researchers and primary school teachers specialized in French educational systéme, gather for a collaborative search.The group observes the practices of his members and notes that they tend to modify the temporal representations on which teachers usually lean to think and act in their class. These changes have important consequences that are sometimes difficult to identify.The co-explicitation interviews presented here have led to the awareness and recognition of knowledges of experience of the practitioners and to the developpment of théorical knwoledges.
Keywords:
- temporality,
- conceptualization,
- co-explicitation,
- intersubjectivity
Article body
Introduction
Dans le prolongement de leur formation d’enseignants spécialisés, cinq enseignants ont souhaité constituer, avec trois de leurs formatrices enseignantes-chercheures, un groupe de recherche collaborative autour des pratiques de Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP) dans leurs classes. Nous avons baptisé ce groupe PHILEAS (Philosophie. Littérature. École. Adaptation scolaire).
La DVDP est une activité proposée aux enfants pour les amener à débattre entre eux, à partir d’une question qu’ils se posent ou d’une lecture d’album jeunesse abordant un thème philosophique dans le champ de leurs préoccupations. L’objectif est double. Il s’agit de développer peu à peu les compétences qui permettent aux élèves de problématiser, d’argumenter et de conceptualiser (visée philosophique), grâce à des discussions réglementées et arbitrées en partie par les enfants eux-mêmes (visée démocratique), sous la conduite de leur enseignant. Il s’agit de créer et de faire vivre en classe une communauté de recherche philosophique (Lipman, 2003). Pour l’enseignant, l’animation de ces débats ne va pas de soi et soulève de nombreuses questions. L’enseignant doit adapter en permanence ses interventions au fur et à mesure que la réflexion philosophique se construit dans l’échange. Il doit maintenir les exigences philosophiques et démocratiques de la discussion, tout en respectant l’expression de la pensée spontanée.
Le groupe PHILEAS observe les pratiques de ses propres membres et s’intéresse à leurs effets sur le développement des élèves, sur leur rapport au savoir, et sur le développement professionnel des enseignants à des fins d’auto-formation, d’une part, et, en vue de pourvoir aux besoins en formation des enseignants débutants par l’identification des gestes critiques indispensables à l’efficacité de l’action, d’autre part. L’activité du groupe se décline en séminaires réguliers au cours desquels les praticiens échangent à propos des supports utilisés et à propos des difficultés rencontrées ou des résultats obtenus qu’ils présentent. Les chercheures du groupe apportent leurs points de vue dans ces échanges et proposent éventuellement de nouveaux supports ou des lectures pour contribuer à enrichir les travaux du point de vue théorique, tandis que les praticiens apportent davantage leurs connaissances expérientielles pour alimenter la réflexion. L’activité des praticiens en classe est filmée par un ou plusieurs chercheurs présents. Dans un cas présenté (Gaétan, cf. infra), la chercheure filme sans intervenir, dans l’autre cas (Isa, cf. infra), une des chercheures coanime la DVDP avec l’enseignante. Les enregistrements sont retranscrits par les membres du groupe. Les analyses de ces transcriptions sont effectuées dans un premier temps par une chercheure puis sont discutées, pour être validées ou modifiées par les apports des praticiens, lors d’entretiens de « co-explicitation » (que nous présentons plus loin dans notre partie méthodologique). Chaque année depuis 2010, dans le cadre des journées des nouvelles pratiques philosophiques à l’UNESCO, les praticiens et les chercheures de PHILEAS présentent les résultats de leurs recherches à la communauté scientifique et aux différents participants.
Après avoir développé la problématique et les finalités de notre recherche et indiqué ses fondements théoriques et le dispositif utilisé, nous présenterons des extraits d’analyse de pratiques. Ils nous permettront de montrer en quoi les co-analyses de pratiques permettent le développement réciproque de l’expertise des praticiens (dans la conduite d’une DVDP) et de la chercheure (dans l’analyse de cette activité) et contribuent à la théorisation de leurs connaissances.
Notre recherche collaborative vise donc la production de savoirs nouveaux par l’articulation de savoirs théoriques et de savoirs d’expérience et cet article est centré sur la manière dont ces savoirs se construisent au moyen de l’outil particulier qu’est l’entretien de co-explicitation.
1. Problématique de la recherche, fondements théoriques et méthodologie
Pour aider le lecteur dans la compréhension des enjeux de l’entretien de co-explicitation, nous présenterons l’approche par la dimension temporelle et les différents concepts qu’elle utilise, avant d’exposer nos fondements théoriques et notre méthodologie.
1.1 Intérêt de l’approche par la dimension temporelle des situations d’apprentissage
Les pratiques d’ateliers philosophiques avec les élèves de l’école primaire et des classes spécialisées permettent de développer une approche innovante des questions vives que les enseignants en formation ou débutants se posent en priorité. Nous proposons d’étudier en particulier une question transversale : celle de la temporalité des apprentissages. Ces pratiques philosophiques s’inscrivent dans une temporalité qui tend à remettre en question le temps scolaire, tel qu’il résulte des différentes injonctions institutionnelles. Réglé surtout par les programmes et les emplois du temps, il apparaît comme une contrainte incontournable, qui vise à cadencer l’avancée collective des élèves dans les apprentissages (Pierrisnard, 2012). Or, l’apprentissage du philosophe repose sur des processus de pensée spécifiques : problématisation, conceptualisation et argumentation (Tozzi, 2012) qui impliquent une remise en cause de la chronologie caractérisant le temps scolaire. La problématisation progresse par retours sur les différentes propositions, et diffère la réponse au profit de l’analyse et du questionnement préalables. La conceptualisation repose sur une mise en relation de concepts et de situations, constitués en réseaux plutôt que dans une perspective linéaire et progressive. Quant à l’argumentation, elle se développe dans un dispositif d’échanges langagiers qui exige de savoir entrer dans l’échange au moment opportun, sans monopoliser la parole, sans trop faire attendre, c’est-à-dire de se montrer capable de décider des aspects temporels de son activité de façon pertinente et autonome. Les représentations temporelles sur lesquelles les élèves comme les enseignants s’appuient habituellement pour juger et décider des aspects temporels de la situation d’apprentissage ne facilitent pas la tâche pour certaines. En réponse adaptative aux exigences de la situation de DVDP, chacun tend à construire de nouveaux repères temporels et à actualiser son modèle opératif (Pastré, 2005), c’est-à-dire le système des représentations qu’il se donne pour penser et agir.
1.2 Structure conceptuelle temporelle provisoire de la DVDP
Les aspects temporels critiques pour la réussite d’une DVDP tels que nous avons pu jusqu’ici les identifier sont essentiellement ce que nous avons appelé l’empan temporel large, le kairos, le rythme, la spiralité, et l’élasticité temporelle.
L’empan temporel large renvoie à la durée approximative dans laquelle l’animateur se situe pour penser son activité. Cette durée centrée sur le présent tient compte d’un avant et d’un après la séance en cours qui permettent d’envisager les apprentissages visés dans le long terme de leur évolution. Cette caractéristique d’une représentation temporelle englobante a d’importantes incidences sur la pression temporelle qui s’exerce pendant l’activité. Plus l’empan temporel est large, moindre est la pression dans la mesure où ce qui n’est pas encore maîtrisé peut être considéré comme en voie de construction. Une telle représentation incite à rechercher dans la situation en cours les indices positifs de la construction des connaissances visées plutôt que des manques. L’empan temporel large donne aussi une vision panoramique des apprentissages qui permet de mieux saisir les enchaînements, les ruptures et les continuités dans le développement des connaissances pour mieux l’accompagner.
Le kairos désigne les opportunités qui surgissent dans la séance, les bons moments pour accomplir les actions ou pour exploiter les idées qui feront avancer le débat.
Le rythme rend compte d’une dynamique du débat que les participants règlent au fur et à mesure en intervenant tour à tour. Il est une synthèse des temps et témoigne d’une forme d’harmonie dans l’activité collective. Il vise à soutenir et à stimuler la réflexion et la mémorisation, mais en ne laissant suffisamment de temps, ni trop ni trop peu.
La spiralité correspond à la nécessité de revenir sur ce qui s’est déjà dit, non pas pour le redire à l’identique, mais pour approfondir. Cette figure du temps de la DVDP permet d’éviter que le débat ne se transforme en simple discussion qui alignerait des propos superficiels, elle introduit un temps cyclique générateur de nouveauté, cadre d’un accroissement de la complexité et de la densité du travail de la pensée.
L’élasticité temporelle rend compte de la distorsion du temps phénoménologique par rapport au temps chronologique des événements du monde. Par un effort métacognitif, la pensée prend du recul. Ce travail nécessite une sorte de suspension du temps logico-mathématique au profit d’une expansion du temps phénoménologique.
Nos recherches antérieures nous permettent d’affirmer que ces concepts sont constitutifs de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP. Mais nous ne connaissons pas a priori cette structure de manière exhaustive. C’est précisément l’observation et la co-analyse de différentes pratiques qui nous permet de l’approcher et le modèle opératif des professionnels qui co-analysent avec nous leurs pratiques se construit dans le même temps que la recherche identifie la structure. Nous entendons par structure conceptuelle temporelle de la DVDP l’ensemble des concepts relatifs aux différents aspects du temps, que le praticien doit convoquer en pensée pour organiser efficacement son activité du point de vue de l’ordre, de la durée et du rythme des actions qu’il produit pour atteindre les buts de cette activité (soit essentiellement : accompagner les élèves dans leur apprentissage à problématiser, à conceptualiser, à argumenter).
1.3 Fondements théoriques
La définition du schème selon Gérard Vergnaud (Vergnaud, 1996) constitue une référence clé de notre analyse. Le schème est une organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Le sujet repère dans les situations qu’il rencontre des invariants opératoires, connaissances en acte (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) qui lui permettent d’agir sans qu’il soit toujours capable d’en parler, parfois même sans en avoir conscience. Il fait sur la base de ces informations des inférences, en fonction de ses buts et de ses anticipations, qui le conduisent à déclencher des règles d’action et de contrôle et à adapter ainsi sa conduite au réel et aux effets de sa propre action sur ce réel. Chaque aspect temporel critique identifié correspond à des concepts-en-acte et à des théorèmes-en-acte dans le champ conceptuel de la temporalité de l’action. Ils constituent la partie conceptuelle du schème de l’enseignant et pilotent ses prises d’information pour guider la DVDP vers les buts définis plus haut (composante intentionnelle du schème), en substance : faire en sorte que les élèves problématisent, argumentent et conceptualisent. On peut identifier dans les interventions de l’enseignant des règles d’action et de contrôle de l’action (composante procédurale du schème). Ces procédures relèvent principalement d’actions telles que questionner pour relancer la discussion, demander une définition ; donner des exemples ou des contre-exemples ; nommer les processus de pensée pour donner des repères métacognitifs ; recentrer ou recadrer ; reformuler ; synthétiser ; relever des contradictions ; etc. (Tozzi, 2013). L’enseignant adapte son schème aux caractéristiques et aux contraintes évolutives de la situation en procédant par des prises d’informations et des prises de décisions articulées et orientées vers les buts et les sous-buts de l’action ; l’enseignant peut ainsi assurer l’adaptation de sa pratique aux caractéristiques de la situation.
Mais ces adaptations des pratiques enseignantes suscitées par la DVDP se font dans le vif de l’action et ne sont pas toujours clairement identifiées par les enseignants ou par les chercheurs à la première observation. Certaines prises d’information ou de décision sont très rapides et reposent sur des implicites. D’où la nécessité d’une méthodologie adéquate.
1.4 Choix méthodologique
Une technique particulière d’entretien permet d’aller plus loin dans l’analyse des traces de l’activité, en confrontant les points de vue du praticien et du chercheur, chacun complétant les connaissances de l’autre pour coproduire une analyse de l’activité qui synthétise et optimise les savoirs scientifiques et les savoirs d’expérience. Nous utilisons ainsi l’entretien de co-explicitation mis au point par Vinatier (2010, 2013) pour identifier les invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte), les buts et finalités des praticiens, en référence au schème tel que le définit Vergnaud (1996). Nous procédons à partir de traces de l’activité des professionnels fournies par des enregistrements vidéo de leur activité en classe. C’est le chercheur qui filme, et qui après s’être présenté aux élèves n’intervient plus pendant toute la durée de la DVDP, soit environ 45 minutes. Le chercheur transcrit la séance et produit une première analyse, en utilisant les cadres théoriques décrits supra. Une présentation en tableau permet de mettre en regard de la transcription des propos tenus et des quelques remarques contextuelles mentionnées (colonne de gauche) les propositions d’analyse du chercheur selon ses cadres (colonne de droite). Ce document est remis au professionnel plusieurs jours avant l’entretien de co-explicitation pour lui laisser le temps d’en prendre connaissance et d’y réfléchir. Cet entretien dure environ une heure et fait l’objet d’un enregistrement audio que le chercheur transcrit également et utilise dans une dernière analyse, toujours selon ses cadres théoriques, pour compléter la vérification de ses hypothèses (ici : la pertinence des aspects temporels critiques, déjà identifiés dans d’autres DVDP, pour mieux comprendre l’activité du praticien observé). Cette seconde analyse est également livrée aux praticiens et soumise à leur critique.
L’entretien, grâce aux apports conjugués des connaissances théoriques et des connaissances issues de la réflexion du praticien sur sa propre pratique, permet de mettre à jour la structure conceptuelle temporelle de la situation de DVDP, que Pastré (2005) définit comme l’ensemble des concepts indispensables pour évaluer la situation et son évolution de sorte que l’action soit opportune, pertinente et efficace. L’entretien de co-explicitation place donc chercheurs et praticiens dans une position de « double asymétrie » (Vannier, 2012, p.4) qui ne va pas de soi, mais qui est facilitée par le contexte de recherche collaborative telle que nous la concevons : non pas « sur », mais « avec » les professionnels, sans surplomb du chercheur, ni position basse du praticien, basée sur une pratique régulière de la coréflexion qui permet peu à peu de négocier les places respectives et les tensions dans « un rapport dialectique entre interventions au service des professionnels et investigations théoriques » (Vinatier, Morrissette, 2015). Le principe même de la recherche collaborative est de placer le chercheur en situation de co-construction de savoirs avec des praticiens dans une activité à la fois de recherche et de formation (Desgagné, 1997). La difficulté étant pour le chercheur de faire en sorte que l’objet de recherche corresponde à la demande des praticiens dans l’étape de la recherche que Desgagné (1998) appelle la cosituation. Nous reviendrons plus en détail au point 3.2. sur notre définition de la recherche collaborative.
2 Co-analyses de deux pratiques différentes
De manière à éprouver la validité de notre structure conceptuelle temporelle provisoire et d’en poursuivre l’élaboration, nous procédons régulièrement à des coanalyses, notamment avec les différents membres du groupe PHILEAS. Nous choisissons ici de présenter à titre d’exemple deux co-analyses de pratiques impliquant trois praticiens du groupe, que nous appellerons Gaétan, Ines et Elsa pour respecter leur anonymat. Gaétan est professeur des écoles spécialisé dans une classe d’enfants présentant des troubles spécifiques du langage au moment où il débute dans sa pratique de la DVDP. Nous co-analysons avec lui une séance de DVDP en classe sur « croire et savoir ». La seconde co-analyse concerne une co-animation. Ines, professeure des écoles dans une classe spécialisée accueillant des élèves de collège en situation de handicap mental léger, qui pratique depuis deux ans la DVDP, coanime une séance sur « l’art et le beau » avec une enseignante-chercheure de l’ESPE, spécialiste de la DVDP et membre du groupe PHILEAS. Nous présentons ici des extraits significatifs de ces co-analyses de pratiques pour montrer en quoi elles permettent le développement réciproque de l’expertise des praticiens et de la chercheure et contribuent à la théorisation de leurs connaissances.
2.1 Impact des co-explicitations sur les représentations du rôle de l’enseignant et sur le développement de son pouvoir d’agir
Au cours des co-explicitations, les praticiens ont l’occasion d’affiner leurs représentations du rôle qu’ils jouent dans l’animation de la DVDP. Dans certains cas, ils confortent leurs impressions positives, les explicitent et quelquefois les transforment en connaissances, tel que nous le verrons. Dans d’autres cas, ils prennent conscience d’avoir seulement ébauché des gestes pertinents en regrettant de n’être pas allés au bout, ou bien d’avoir manqué des occasions d’agir, ou encore d’avoir développé des interprétations qu’ils estiment erronées à l’analyse, faute d’avoir disposé d’un recul suffisant et d’une grille de lecture adéquate pour en juger dans l’urgence de l’action. Ce nouveau regard sur leurs pratiques peut se traduire en développement de leur pouvoir d’agir, dans la mesure où la prise de conscience de l’importance de ces éléments au travers de la co-analyse engendre la prise en compte de nouveaux invariants opératoires, le renforcement et la précision de gestes professionnels plus pertinents pour une pratique efficace ou l’abandon de ceux qui ne le sont pas.
Nous proposons quelques exemples de pratiques qui témoignent de ce nouveau pouvoir d’agir et d’autres effets de la co-explicitation.
2.1.1 Savoir questionner pour faire advenir la posture philosophique des élèves
Les coanalyses mettent en évidence que c’est principalement le questionnement des enseignants, « tout un art du questionnement » (Elsa), qui soutient, guide et relance l’activité de réflexion et les interventions spontanées des élèves alors que le support « album de jeunesse » utilisé pour relancer le débat apparaissait plus déterminant de prime abord. L’animateur, qui s’efforce de ne jamais donner la réponse pour qu’elle puisse venir des élèves, doit questionner sans cesse ou plus exactement faire naître la question dans l’esprit même des élèves. Elsa dit à ce propos « C’est vraiment la maïeutique ». Le questionnement soutenu par l’enseignant contraint les élèves non pas à rechercher « la » réponse attendue, mais à élaborer « leurs » réponses spontanées. Le premier rapport à la question des élèves est de trouver une réponse rapide, la DVDP tend à différer la réponse, à provoquer le questionnement chez l’élève plutôt que la recherche d’une réponse attendue, à faire naître une posture philosophique, un regard différent, plus curieux, plus autonome, plus aiguisé. Concernant le questionnement, Tozzi (2014) parle du « deuil » que doit faire l’animateur lorsque sa question ne permet pas aux élèves de faire avancer la discussion philosophiquement. L’animateur questionne, mais n’exige pas de réponse, et surtout pas de réponse convenue, qu’il remettrait aussitôt en question.
Gaétan, peu expérimenté (cf. supra 2. « Coanalyses de deux pratiques différentes »), vit différemment cette frustration de la réponse qui ne vient pas et n’est pas si sûr de bien la gérer. Parlant d’une réponse inattendue faite par un élève il dit : « ...ce n’est pas ça que je voulais, ce n’est pas ça que j’attendais. J’attendais quelque chose de plus large (...) des choses plus abstraites de ces élèves, voilà, lui il est revenu sur du concret (...) je suis souvent pris entre la volonté (...) de faire avancer la séance et le respect des énoncés des élèves (...) j’ai fait moi l’effort de respecter son énoncé, de le prendre en compte, mais, sur le moment ça m’a gêné... ». L’analyse de la chercheure propose une autre interprétation en termes de temporalité et permet donc d’ouvrir d’autres possibles : à la question « le débat philosophique c’est...? », l’élève a répondu en faisant référence à un album lu avant la dernière séance de « philosophie » pour lancer le débat. Ce qui frustre Gaétan qui espérait une réponse sur le débat en lui-même et ses exigences démocratiques et philosophiques. Pourtant l’enfant qui fait cette réponse est en bonne voie puisqu’il identifie bien l’activité dont il est question qui, de son point de vue, est encore confondue avec la lecture de l’album qui lui sert de point de départ. Cet enfant fait preuve d’un « empan temporel large », il situe correctement l’activité dans un avant et un après qui lui donne son sens. Gaétan reprend cette analyse à son compte pendant l’entretien de co-explication (cf. définition supra 1.3. « Fondements théoriques et méthodologie ») et envisage une autre réponse : « ...finalement, à la relecture...c’était justifié (...) je n’ai pas su...j’ai pas rebondi dessus alors que j’aurais pu (...) sur le coup moi j’étais un peu bloqué (...) je vois bien que le fait que cet élève, oui, soit capable de mettre, de rappeler, donc de prendre (...) un empan temporel plus large, donc ça oui, justement il y met beaucoup plus de sens...donc je pense que oui, a priori c’est plutôt positif et à encourager (...) après, juste il faut qu’ils soient capables, mon objectif c’est qu’ils soient capables d’aller un peu plus loin quoi... de voir que après la philo c’est être capable de dire ce qu’on pense, d’essayer de comprendre ce que dit l’autre, quelle est sa pensée, etc., mais là... c’est du travail à long terme quoi ». L’appropriation du cadre théorique proposé permet à Gaétan de redéfinir sa tâche et celle des élèves et de les réinscrire dans une temporalité plus adéquate que celle qui prévalait auparavant, dans laquelle il peut se projeter comme sujet capable et mieux faire « crédit » au développement des compétences attendues chez ses élèves. Avec ces nouveaux invariants pour interpréter la situation de DVDP, Gaétan peut pratiquer différemment le questionnement, en se rapprochant de pratiques plus expertes.
2.1.2 Aider à la problématisation
Gaétan se sent en difficulté avec la bonne distance à trouver entre intervenir trop ou pas assez. Ses connaissances-en-acte lui apparaissent comme de simples « bricolages » sans grande validité épistémique. La co-explicitation permet à ces connaissances-en-acte de changer de statut. Gaétan témoigne ainsi :
« les élèves me disent : “mais c’est vrai ? Ça porte malheur ?” et là je dis : “je sais pas”...donc là-dessus tu m’as mis que c’était une phase de problématisation [s’adressant à la chercheure à propos de sa première analyse] (...) je ne l’analysais pas en termes de problématisation à l’époque, c’était plus... j’allais dire plus simplement, mais à mon stade à moi c’était plus la neutralité de mon propos c’est-à-dire je ne voulais pas influencer (...) alors, par rapport à ton analyse temporelle... peut-être qu’elle est importante parce que ce “je sais pas” je le redis dans d’autres disciplines aussi... souvent (...) je me positionne... en tant qu’enseignant qui veut être neutre et puis voilà... C’est tout le travail que j’avais fait un peu l’année dernière sur le... sur mon positionnement dans la classe quoi... qui est toujours le cas... »
Gaétan reconnaît dans la co-analyse son choix de neutralité comme un élément qui va déclencher chez les élèves la problématisation qui doit faire avancer le débat. Il reconnaît la portée de ce choix et inscrit ce point de l’analyse dans la durée longue de la construction de ses savoirs d’expérience. Ce qu’il identifiait comme une simple posture de neutralité prend le statut d’acte pédagogique, de connaissance opératoire, capable de provoquer chez ses élèves une réponse attendue (la problématisation). Cette connaissance opératoire devient dans l’entretien de co-explicitation une connaissance explicite.
2.1.3 Se tenir en retrait, mais transmettre et institutionnaliser le savoir
Si on peut considérer que l’enseignant se tient en retrait d’une certaine manière pour permettre la réflexion et l’expression authentiques des élèves, l’idée souvent admise d’un enseignant qui devrait « s’effacer » est revisitée dans le cadre de l’entretien de co-explicitation qui favorise ce travail de réorganisation des savoirs d’expérience et de mise en cohérence de ces savoirs avec les savoirs plus académiques :
Elsa : « oui, mais l’animateur il est extrêmement présent (...) c’est indispensable si on veut que ce soit de la philosophie... »
La co-analyse met en évidence que l’animateur conduit le débat avec un fort niveau d’exigence quant au respect des règles démocratiques, à la rigueur des arguments proposés, à la précision du vocabulaire utilisé et qu’il transmet aussi des connaissances :
Elsa : « je me suis rendu compte aussi dans cette séance, à quel point l’atelier de philosophie c’est un lieu de transmission du savoir... culture en histoire de l’art, vocabulaire, histoire tout court... »
L’animateur institutionnalise aussi les savoirs produits par les élèves :
Chercheure : « ... et c’est institutionnalisé (...) : “ah bah ça on a vu, ça c’est intéressant...” tu vois, tu poses comme
Elsa : comme une pierre, les pierres qui vont permettre...
Chercheure : voilà, tu institutionnalises le savoir qu’ils ont eux-mêmes vraiment créé
Elsa : c’est ce que Lipman appelle la communauté de recherche ».
Le rôle de l’animateur est donc essentiel et central dans l’activité même s’il doit aussi tenir l’exigence de la recherche d’une posture autonome et philosophique chez les élèves qui ne s’obtiennent finalement qu’avec le temps et l’insistance de l’adulte à créer les conditions favorables à ce progrès. Au cours de la co-explicitation, la représentation que la praticienne se fait de sa propre posture se précise, se renforce et s’institutionnalise en connaissance à la fois théorique et empiriquement éprouvée.
2.1.4 Aider à faire du lien entre les différents temps et lieux d’apprentissage
Les praticiens responsables de leur classe au quotidien sont particulièrement sensibles à la question de l’empan temporel large, comme on l’a vu pour Gaétan qui reconnaît rapidement l’intérêt de cette représentation temporelle pour accueillir les réponses en apparence décalées de ses élèves. Ines, dont l’expérience de la DVDP est plus longue au moment de la co-explicitation, souligne elle-même l’importance d’un empan temporel large : « Je trouve important de remettre régulièrement tout ce qu’on a pu voir, parce qu’ils ont besoin de faire du lien (...) entretenir aussi cette mémoire assez fragile et puis (...) je me suis servi de choses qui revenaient dans les discussions (...) on est toujours dans la continuité... »
La conception de l’apprentissage de l’enseignant inscrite dans cet empan temporel large a des incidences fortes sur le comportement des élèves et peut être considérée comme favorisant une prise de conscience de l’apprentissage par les élèves, comme en témoigne à nouveau Ines dans l’échange suivant :
Ines : « ...M. [une élève] elle dit : “bah si ça s’apprend....faut apprendre” et effectivement c’est une discussion qu’on avait eue... »
Chercheure : « ...elle comprend qu’il y a une genèse de l’apprentissage... »
Malgré une réelle et importante évolution en cours, la représentation binaire (je sais/je ne sais pas) de l’apprentissage est assez répandue et encouragée par l’opinion commune et par les habitudes de fonctionnement dans l’institution scolaire (qui évalue encore trop souvent par exemple comme « acquis »/« non acquis » les apprentissages selon cette dichotomie réductrice). Les élèves les plus fragiles peinent à prendre en compte la temporalité réelle de la construction des savoirs qui se trouve ainsi occultée. L’empan temporel large en tant que concept présent au coeur de l’activité de l’enseignant et pointé par lui (en termes de « liens », de « rappels », de « souvenirs » sollicités) met l’accent sur la genèse de la pensée et des apprentissages et lui donne une visibilité qui peut transformer la représentation que les élèves s’en font. Le « re-faire », « re-dire », « re-penser » n’est plus synonyme d’échec qui oblige à recommencer (à « redoubler »...), mais au contraire de trace de la réussite progressive dans une tâche complexe.
L’entretien de co-explicitation, comme la dynamique des échanges générés par les séminaires du groupe de recherche collaborative, en apportant cette interprétation en termes de temporalité et en la confrontant aux savoirs expérientiels des membres du groupe, permet le repérage de ces nouveaux invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-actes) et la reconnaissance de leur utilité concrète pour rendre l’action plus efficace.
2.1.5 Saisir les opportunités (kairos)
Comme le pense Tozzi (2014), le kairos est sans doute un élément très important de la structure temporelle de la DVDP, mais il est aussi celui qui déstabilise le plus les praticiens, comme en témoigne ici Gaétan :
« j’aurais dû le saisir » « j’aurais pu rebondir »... » Mais après, si les gamins m’emmènent ailleurs, c’est qu’est ce que je fais ? »... »... si c’était à refaire (...) je prendrais le temps de me documenter (...) la confusion elle était de mon côté avant tout quoi... ». Gaétan a besoin de se donner du temps pour se former à la philosophie de manière à mieux saisir les kairos, mieux anticiper les questions complexes que les élèves pourraient soulever. L’empan temporel large à prendre en compte dans la progression des savoirs ne vaut pas que pour les élèves. La difficulté que souligne Gaétan tient en partie au fait que les différentes représentations temporelles critiques (au sens de déterminantes) forment un système. Lorsqu’on ne s’appuie pas sur l’ensemble des éléments de la structure conceptuelle, les schèmes sont moins opérants. C’est la raison pour laquelle il est important de mieux identifier cet ensemble de concepts et de comprendre leurs articulations.
Là encore, l’entretien de co-explicitation et les échanges en séminaires du groupe PHILEAS offrent l’occasion d’expliciter ce phénomène et de confronter son approche théorique à la réalité des faits en situation. Chaque praticien peut ainsi trouver dans sa propre pratique les exemples pour lesquels l’explication théorique permet éventuellement une meilleure compréhension des enjeux et des difficultés, l’exemple venant ainsi conforter le modèle théorique proposé.
2.1.6 Articuler les concepts
Nous venons de voir comment kairos et empan temporel large peuvent interagir dans le développement de la professionnalité. Ce sont alors les effets du cadre théorique proposé aux enseignants. Un autre exemple rend compte de la nécessité d’articuler les concepts de la structure pour optimiser l’analyse et les gestes professionnels. Dans la co-explicitation d’Ines et Elsa, l’identification du rôle de l’insistance des animatrices comme geste d’étayage déterminant dans la reprise du débat après l’utilisation de l’album renvoie à un élément majeur de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP. En effet, le débat commence par des échanges nourris entre élèves puis s’essouffle un peu et les animatrices proposent pour le relancer de reprendre un album déjà lu sur le même thème. À ce moment, les échanges ne se font plus entre élèves, mais entre les enseignantes et les élèves pendant plusieurs tours de parole et s’enferment dans la description de l’album. Insister, revenir sur des propos, des concepts, relève typiquement de la spiralité. En convoquant ce concept dans la co-analyse et en l’articulant avec le concept du kairos, on peut proposer une analyse plus fine de la situation vécue :
Elsa : « parce qu’on n’arrête pas d’insister »
Chercheure : « voilà, pour revenir un peu sur la spiralité, enfin ce que j’appelle la spiralité »
Elsa : « Qu’est-ce que t’entends exactement par là ? »
Chercheure : « la spiralité, c’est le fait qu’on revienne un petit peu sur ce qui a déjà été dit, pour essayer (...) de redonner une seconde chance à une idée (...) et là en fait la spiralité vous l’utilisez pour (...) faire du lien avec la première partie de la séance qui a bien marché (...), mais on sent que ça ne fait pas osmose, pendant toute la première partie vous avez vraiment “saisi les kairos” là hein, attrapé les idées au vol, et puis la spiralité qui fonctionnent bien [les propos] qui s’enchaînent les uns les autres, et là on sent que, la spiralité vous essayez, mais y’a pas le kairos, les gamins, ça vient pas... ou alors y’a un kairos, mais ça fait pas spiralité, ils ne reviennent pas sur les propos antérieurs... »
Elsa et Ines ensemble : « oui, oui ».
Il ne suffit pas d’insister en proposant à nouveau une idée (spiralité), il faut encore que ce retour sur un ou des propos du débat accompagne la pensée des élèves et s’appuie sur une opportunité (kairos) qu’ils ont eux-mêmes créée. Les mots, les idées, n’arrivent pas par hasard, mais il faut rendre évident le lien qui les unit pour que le sens émerge pleinement et que chacun prenne conscience de ce qui se dit, de la portée des idées, du sens des mots et de sa position personnelle par rapport aux propos tenus. C’est à cette condition que l’échange devient véritablement collectif, que chacun peut y trouver sa place et qu’un rythme peut de nouveau émerger. Ce réglage très fin du débat prend du temps à s’établir, le temps que chaque participant s’approprie la logique en cours d’élaboration, pour établir le lien entre sa pensée intime et ce que le groupe et l’album proposent. Le rythme de la séance se construit entre les participants et se reconstruit par l’articulation des kairos et de la spiralité.
3. Apports de l’étude
Ce que nous pouvons retenir actuellement constitue deux axes fondamentaux de notre recherche : la théorisation d’une structure conceptuelle temporelle de la DVDP et l’accompagnement de la pratique de la DVDP par la recherche collaborative. Nous développons ici ces deux perspectives.
3.1 Théorisation de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP
La structure conceptuelle temporelle de la DVDP, telle que nous avons pu la présenter plus haut (cf. 1.2.), est en cours d’identification, notamment en ce qui concerne le concept d’élasticité temporelle, qui n’a pu être explicité dans le corpus retenu pour cette étude, mais dont la pertinence nous est apparue précisément après l’entretien de co-explicitation avec Ines et Elsa et que nous avons travaillé avec Michel Tozzi dans une autre étude (ce concept sera développé dans une prochaine publication).
Cette structure repose sur des concepts qui ne sont pas juxtaposés, mais interdépendants, articulés de telle sorte que la prise en compte de l’un d’entre eux tend à obliger à prendre en compte tous les autres. Ils font système et cette cohésion constitue l’atout essentiel de la DVDP, novatrice, au sens où ce système de concepts tend à supplanter le système sur lequel repose le temps didactique traditionnel de l’école. Le maître n’est plus donneur de temps, la « bonne réponse » n’est plus le savoir à construire, les progressions et les préparations exigées par prescription institutionnelle sont à redéfinir. Cette redéfinition, si elle est prometteuse quant aux objectifs de démocratisation et d’apprentissage de la pensée critique qu’elle poursuit, rend la pratique de la DVDP difficile à développer pour les enseignants dans un contexte institutionnel qui, tout en exhortant à l’innovation et aux buts que la DVDP poursuit précisément, reste encore profondément déterminé par des représentations temporelles contraires à celles que nous identifions comme constitutives de la structure conceptuelle (nous développons ce point en 3.2.3). Un accompagnement de cette pratique de la DVDP s’avère nécessaire. La recherche collaborative du groupe PHILEAS et en particulier les co-explicitations que nous avons réalisées nous confortent dans cette idée en révélant la nature précise des difficultés rencontrées par les praticiens et en contribuant autant que possible à les aider à les surmonter.
3.2 Accompagnement des pratiques de DVDP par la recherche collaborative
L’accompagnement au développement professionnel des praticiens par la recherche collaborative repose sur des principes illustrés de manière privilégiée par les exemples présentés. Le premier principe que nous présentons définit fondamentalement la posture du chercheur et du praticien. Il s’agit de chercher avant tout à comprendre comment le praticien s’y prend pour identifier avec lui les raisons de ses choix, chacun apportant son éclairage et ses hypothèses. Les questions de la place de chacun dans la recherche, de la construction d’une zone interprétative, du caractère double à toutes les étapes de la recherche, qui constituent d’autres principes que nous étudions, en découlent comme nous le montrerons. Mais la recherche collaborative implique de fait toute une communauté de pratique autour du professionnel et nous verrons comment cette caractéristique contraint le chercheur à différencier son accompagnement du praticien, en particulier de manière à favoriser un « parcours de légitimation du savoir d’expérience » (Desgagné, Larouche, 2010).
3.2.1 Comprendre avant tout
L’analyse préalable fournie au praticien avant l’entretien de co-explicitation n’a pas pour visée première le développement professionnel. Il s’agit avant tout de comprendre comment le praticien s’y prend et quels sont les effets de sa pratique sur la situation de DVDP. Le postulat de départ est que le praticien a nécessairement de bonnes raisons d’agir comme il le fait et c’est donc sa logique qu’on cherche à comprendre. Desgagné (1997) formule autrement la même idée en précisant la position épistémologique sous-jacente à la collaboration en ces termes : « ...le chercheur ne pose pas, par son choix d’objet, un regard normatif et extérieur sur ce que font les enseignants, mais va chercher, avec eux, et de l’intérieur du contexte dans lequel ils exercent, à comprendre ce qui supporte leur agir » (p.374). En référence à la définition du schème de Vergnaud, on s’intéresse en priorité aux invariants opératoires relatifs à la temporalité qu’utilise le praticien pour juger de la situation et pour décider d’agir. Dans le cas de Gaétan, l’analyse première de la chercheure pointe certains aspects de la situation que le praticien interprète avec ses représentations. Par exemple lorsqu’un élève fait référence à des situations antérieures pour tenter de définir le débat philosophique, Gaétan estime que la réponse de l’élève s’éloigne des attentes du maître, parce qu’il semble avoir pour invariant que la discussion doit « avancer » vers une définition abstraite et non pas « revenir » sur des exemples concrets passés. L’interprétation de la chercheure propose à Gaétan une autre interprétation de la réponse de l’élève, en termes de liens entre des événements passés et présents dans un empan temporel large qui permettraient que la situation fasse sens pour lui. C’est parce que cet éclairage permet à Gaétan de mieux comprendre les effets de sa propre pratique et la réponse de son élève qu’il s’approprie le cadre théorique proposé, construit de nouveaux invariants opératoires (prise en compte du concept d’empan temporel large) et pourra transformer sa pratique. Nous rejoignons ainsi parfaitement l’analyse de Bednarz (2015) qui estime que « la recherche collaborative (...) éclaire les situations d’enseignement-apprentissage, elles-mêmes et, à travers elles, des pratiques implicites quotidiennes qui permettent de comprendre ce qui se situe en arrière-plan des choix rationnels qu’opère le praticien » (p. 179). Nous constatons comme cette auteure que « le développement professionnel des praticiens n’est pas la visée première de la recherche collaborative, il en est la retombée » (p. 177).
3.2.2 Connaître et reconnaître la place de chacun, construire une zone interprétative commune, maintenir une double pertinence sociale, un double espace et une double fécondité.
Cette double identité et ce double rôle du chercheur ne vont pas de soi. Le rôle du praticien n’est pas non plus évident, plus ou moins sollicité pour des tâches de recherche, mais restant avant tout praticien. La difficulté est de faire en sorte que chacun trouve son compte dans l’activité de recherche, en fonction de ses préoccupations et de ses intérêts respectifs, et que l’ensemble de ces points de vue soit reflété dans tout le processus de recherche.
Tous les praticiens ne s’impliquent pas de la même manière dans les tâches de recherche. Gaétan par exemple a souhaité s’y impliquer de façon croissante au fil des années, jusqu’à présenter lui-même son témoignage à l’UNESCO et à signer un article dans la revue Diotime à la suite de sa présentation. Les autres membres praticiens de PHILEAS ne se sont pas engagés aussi loin pour l’instant, même si tous participent dans la mesure du possible aux différentes manifestations scientifiques où les travaux du groupe sont présentés, sans nécessairement communiquer en personne. Nous pensons avec Bednarz (2015) que « L’intérêt de la recherche collaborative est bien de jouer sur des expertises différentes et on ne peut donc pas demander aux deux partenaires de faire la même chose, pas plus au chercheur de devenir praticien qu’au praticien de devenir chercheur » (p.177). En revanche le chercheur comme le praticien doivent être libres de se charger de tâches autres que celles qui leur incombent statutairement, comme lorsque Gaétan souhaite communiquer, rédiger et publier son témoignage de praticien impliqué dans la recherche collaborative, ou lorsque Elsa, enseignante-chercheure, pratique des ateliers philosophiques en coanimation avec des enseignants, donnant à la recherche une dimension plus « recherche-action collaborative » (Desgagné et al, 2001, p.35). Nous retenons la formule de Vannier (2012, p.4) de « double asymétrie » pour qualifier la nature des rapports entre chercheurs et praticiens qui « se trouvent tour à tour dans la position de celui qui sait ce que l’autre ne sait pas encore. »(p.4), le chercheur maîtrisant des savoirs théoriques et étayant les praticiens dans leur découverte et leur appropriation, le praticien étant expert de sa propre pratique et apportant au chercheur des connaissances relevant par exemple du réel de son activité (Clot, 1999) qui ne peut s’observer ni se déduire facilement de l’observation.
Concernant la double identité des enseignants-chercheurs, à la création du groupe PHILEAS, les chercheures se trouvaient plutôt sollicitées comme formatrices dans la mesure où les praticiens souhaitaient développer une nouvelle pratique (la DVDP) avec des préoccupations essentiellement de didactique de la philosophie avec les enfants. Le défi pour les chercheures fut d’intégrer un objet d’investigation qui rejoigne leur intérêt tout en répondant à la demande des praticiens (Desgagné, 1997). Dans le cas qui nous concerne (l’approche par la dimension temporelle des apprentissages), les éléments conceptuels du cadre théorique avaient été donnés aux praticiens dans le cadre de leur formation d’enseignant spécialisé, facilitant en cela la négociation et la construction d’une « zone interprétative partagée entre chercheurs et praticiens où les argumentations et les ressources des uns et des autres sont mobilisées, où les praticiens en collaboration avec les chercheurs viennent éclairer un certain objet lié à cette pratique » (Bednarz, 2015, p.174). Partant des préoccupations des praticiens, il a été possible d’accéder à une investigation formelle, définissant un objet de recherche situé dans un cadre théorique et un champ de recherche (théorie de l’activité, didactique professionnelle, et recherche sur la temporalité des apprentissages et de la formation), proposant une méthodologie adaptée (l’entretien de co-explicitation) et une présentation des résultats en adéquation avec les exigences scientifiques (Desgagné, 1997).
L’analyse préalable à l’entretien de co-explicitation est un aspect essentiel de la négociation de l’objet de recherche entre chercheure et praticiens et dans le maintien de l’exigence d’une double pertinence sociale, d’un double espace de collecte et de questionnement et d’une double fécondité des résultats pour les deux types de participants (Bednarz, 2015). En effet, l’analyse préalable s’effectuant sur la base d’une transcription fidèle des enregistrements de l’activité des praticiens, elle contribue fortement à faire le lien explicite entre les cadres théoriques proposés et l’activité concrète de l’enseignant. Elle permet de mettre en évidence l’intérêt qu’elle peut revêtir pour la compréhension de l’activité et pour le développement du pouvoir d’agir des praticiens. L’entretien de co-explicitation qui s’appuie sur ce premier document permet de maintenir les exigences de la double pertinence sociale, du double espace de collecte et de questionnement et de la double fécondité des résultats (Bednarz, 2015), au sens où le chercheur qui a proposé son analyse en amont a besoin que le praticien valide ou non dans la co-explicitation ses interprétations théoriques, en questionnant, point par point et selon ses choix, leur pertinence pour sa propre pratique. Les préoccupations des uns et des autres se rejoignent nécessairement à cette occasion et la coproduction des savoirs apporte au chercheur comme au praticien. La pertinence de l’objet de recherche souhaité par le chercheur dépend totalement de son intérêt réel pour le praticien tout au long de la recherche. Un aspect de la situation peut avoir intéressé le chercheur et le praticien dans un premier temps, mais s’il s’avère qu’il n’est pas fécond d’en poursuivre l’étude à la fois pour le chercheur et pour le praticien, il sera délaissé. Inversement, si un aspect de la situation intéresse l’une des deux parties seulement dans un premier temps, l’entretien de co-explicitation permet d’interpeller l’autre interlocuteur sur la pertinence escomptée de l’objet de recherche pour en négocier l’étude. On trouve des exemples de ce fonctionnement dans les extraits proposés en 2.1.6 (articuler les concepts) lorsque la chercheure propose dans l’entretien de co-explicitation le concept de spiralité pour analyser la situation et que Elsa demande des précisions : « Qu’est-ce que t’entends exactement par là ? » La chercheure développe son idée et les praticiennes valident l’interprétation. Ce concept sera ultérieurement spontanément réutilisé par les praticiens dans la co-analyse et en séminaire du groupe de recherche, ce qui tend à valider son utilité réelle. Un autre exemple est donné par Gaétan en 2.1.2 (aider à la problématisation) lorsque la chercheure propose le concept de problématisation pour interpréter autrement ce que Gaétan appelle « neutralité » (l’enseignant se mettant volontairement en retrait de la discussion). Gaétan prend en compte l’argument de la chercheure et souligne son intérêt potentiel pour ses propres préoccupations : « ...ton analyse temporelle...peut-être qu’elle est importante parce que “je ne sais pas” je le redis dans d’autres disciplines aussi...souvent... ».
3.2.3 Différencier l’accompagnement en fonction de la zone de production de savoir
Morrissette (2013) identifie trois zones de savoirs dans la démarche de co-construction entre chercheurs et praticiens : « une “zone partagée”, qui met en relief des savoir-faire communs, soit des conventions d’une culture professionnelle imbriquées dans les pratiques usuelles ; une “zone admise”, qui permet de nommer des façons de faire innovantes par rapport aux pratiques conventionnelles ; et, enfin, une “zone contestée”, qui jette une lumière sur des pratiques hors des normes d’une culture professionnelle, lesquelles permettent de révéler des tensions et des enjeux permettant d’appréhender la complexité de la pratique. » (p.43). Dans notre recherche, il nous semble que nous nous situons tantôt dans l’une de ces zones, tantôt dans l’autre, et l’accompagnement des praticiens par les chercheures s’en trouvent nécessairement impacté (accompagnement à mieux comprendre ensemble, sans verser dans une posture de formateur). En effet, lorsqu’il s’agit de mettre en avant dans l’analyse de pratique des gestes professionnels, en évidente adéquation avec les instructions officielles et les savoir-faire conventionnels des enseignants (par exemple dispenser des savoirs disciplinaires ou développer des habiletés traditionnelles comme l’écriture ou la lecture), nous sommes dans la « zone partagée ». Les praticiens peuvent faire valoir aisément dans leur environnement professionnel les savoirs qu’ils coconstruisent avec les chercheurs ; ils sont reconnus et encouragés par leur milieu. Lorsqu’il s’agit de mettre en avant le caractère innovant de la DVDP, des résistances apparaissent. Cela fut le cas notamment chez certains collègues des praticiens, soumis à de nouvelles prescriptions institutionnelles sans avoir été formés à leur mise en oeuvre. La loi du 11 février 2005 promulguée en France « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », a obligé l’école « intégratrice » à devenir une école « inclusive » (Benoit, 2012), contraignant les enseignants à accueillir dans leur classe des élèves en situation de handicap, à développer de nouveaux partenariats avec les familles, les personnels soignants ou les personnels spécialisés et à envisager de nouvelles formes d’activité pour les élèves, visant plus particulièrement le développement de compétences transversales et métacognitives comme dans le cas de la DVDP. Les injonctions institutionnelles récentes et controversées contenues dans les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique de la rentrée scolaire 2015 et prônant la pratique des ateliers philosophiques viennent renforcer cette méfiance. Nous nous situerions alors dans une « zone admise » dans le meilleur des cas, lorsque les professionnels sont intéressés par cette nouvelle démarche et cherchent à s’informer et à se former, mais nous pourrions également nous situer dans une « zone contestée » lorsque notre démarche n’est pas comprise ou lorsqu’elle dérange en rapprochant sans précautions suffisantes la recherche universitaire et des praticiens de terrains non demandeurs. Les praticiens du groupe PHILEAS peuvent dans ce cas se trouver dans une situation très inconfortable lorsque les réactions de l’environnement professionnel deviennent hostiles. La posture d’accompagnement des chercheures du groupe se trouve dans ce cas fortement interrogée. Il ne suffit pas d’accompagner quelques praticiens convaincus dans une recherche collaborative ; il faut encore travailler avec l’ensemble de la communauté professionnelle. Pour Desgagné (1997), « Avoir à composer avec le point de vue des praticiens renvoie le chercheur, pour l’ensemble de sa démarche, à devoir composer avec les contraintes et les ressources de toute la communauté de pratiques dans laquelle ces praticiens s’inscrivent. Quel que soit le projet collaboratif, il faut tenir compte, entre autres, des structures organisationnelles en place et des attentes que les responsables vont lier au projet collaboratif. » (p.382). Le chercheur collaboratif doit mettre en relation deux cultures avec lesquelles il doit composer dans une posture de « chercheur agent médiateur » (p.383). Cette dimension d’acculturation du travail de médiation suppose d’inscrire la recherche dans une durée longue et dans un contexte social élargi à l’ensemble des personnes concernées.
3.2.4 Légitimer le savoir d’expérience
Ce qui va contribuer à la légitimation du savoir d’expérience n’est pas réductible à l’effort de théorisation. Desgagné et Larouche (2010) soulignent que la dimension de partage de l’expérience analysée sert de levier de développement professionnel pour les praticiens en visant à donner au savoir d’expérience une forme utilisable en formation. L’exemplarité de l’expérience singulière du praticien, au sens où ces auteurs l’envisagent pour les récits d’expérience, repose aussi sur sa dimension pédagogique. Un savoir d’expérience significatif pour soi peut l’être aussi pour d’autres s’il est « porteur d’enseignement », et se partage en donnant la clé de lecture du cheminement du praticien pour le construire. Il s’agit de livrer, pour favoriser l’appropriation par d’autres, ce que les auteurs nomment l’« intelligence de l’agir » du praticien, sans pour autant en verrouiller le sens, mais au contraire en le rouvrant, en montrant notamment les deux logiques délibératives du praticien : sous l’angle de la prudence (acteur responsable) et sous l’angle de l’ingéniosité (acteur débrouillard) pour les mettre en débat auprès des apprentis. La posture de Gaétan, d’Ines et d’Elsa dans notre étude renvoie bien à cette dimension et à ce que Desgagné et Larouche appellent un « parcours de légitimation du savoir d’expérience ». Ce que les entretiens de co-explicitation leur permettent de construire en termes de savoirs d’expériences théorisés est repris dans le cadre des séminaires du groupe PHILEAS et exposé aux journées des Nouvelles Pratiques Philosophique à l’UNESCO dans le but de livrer non pas des expériences singulières simplement, mais bien des savoirs configurés individuellement et collectivement, qui pourront également être utilisés en formation.
Conclusion
La recherche collaborative en Sciences de l’éducation « avec » les enseignants et les chercheurs est une recherche ambitieuse qui prétend satisfaire à la fois les besoins des praticiens et ceux des théoriciens dans un contexte professionnel où les liens entre pratique et théorie ne sont pas toujours évidents. Les entretiens de co-explicitation que nous présentons concernent des pratiques innovantes au sujet desquelles les enseignants se questionnent beaucoup. Le regard du chercheur correspond donc à un besoin, comme leurs pratiques correspondent au besoin du chercheur qui les observe pour mieux comprendre ce qu’elles apportent effectivement et quelles difficultés elles soulèvent. Les extraits que nous avons présentés montrent les apports de l’étude dans deux domaines : la théorisation de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP et l’accompagnement des pratiques de DVDP par la recherche collaborative. Nous montrons ainsi que la structure conceptuelle temporelle de la DVDP apporte un cadre heuristique à l’analyse des pratiques tout en poursuivant sa construction dans l’échange. Les concepts d’empan temporel large, de kairos, de spiralité, de rythme et leur articulation pour former le noyau conceptuel qui permet de coconstruire et de régler le temps didactique ont permis d’affiner l’analyse et de pointer ensemble des aspects temporels déterminants de la DVDP. Les praticiens ont pu s’en emparer, notamment dans le cadre de l’entretien de co-explicitation et la chercheure a pu en éprouver la pertinence en confrontant ses propositions théoriques aux exigences de la co-analyse des pratiques. L’étude laisse entrevoir également que d’autres concepts pourraient s’avérer utiles à l’analyse, sans qu’il soit possible de les définir précisément à ce stade. La poursuite de la recherche collaborative pourra s’appuyer sur ce résultat « en creux » pour coconstruire ses futurs objets de recherche. C’est l’un des apports de cette étude. L’autre apport est de montrer, au-delà des bénéfices doubles en termes de recherche et de construction de la professionnalité, une limite actuelle de notre recherche liée à la dimension d’acculturation qu’il s’avère nécessaire de développer entre le monde de la recherche collaborative et celui de l’institution dans laquelle les praticiens exercent. Il est important pour les praticiens de mieux comprendre leur propre activité et le rôle critique de certains aspects temporels pour développer leur professionnalité dans l’espace privilégié d’une recherche collaborative. Mais il est nécessaire de prendre en compte les résistances que pourrait rencontrer leur aspiration à faire évoluer leurs pratiques dans un contexte de travail qui s’organise nécessairement en équipes pédagogiques dont les actions doivent rester cohérentes et orientées vers les mêmes finalités.
Appendices
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