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Introduction

À l’heure de la « refondation » de l’école, poser la question de l’enfance, en tant que question politique, appelle un sursaut. La réflexion proposée dans cet article poursuit celle déjà exposée dans un travail doctoral entrepris à l’université de Montpellier III et du laboratoire CRISES (Aubourdy, 2013). Nous cherchons à émettre un signal d’alarme face à la déshumanisation des pratiques pédagogiques et au climat mortifère dans lequel s’enfonce l’école. Sous la pression de la marchandisation des savoirs s’opère un détournement des missions fondamentales et ce mouvement tend à donner corps à une « culture de guerre, décérébrée et cynique, toujours plus bâtie sur du semblant » (Petrella, 2000).

Les nombreuses instances nationales et internationales qui préconisent la mise en oeuvre de réformes, afin d’accroître l’efficacité et l’efficience des systèmes éducatifs, semblent placées sous l’hégémonie d’un discours dominant, plus porté sur les considérations économiques des politiciens et des partisans des théories néo-libérales, que sur les valeurs d’équité, de justice sociale et d’égalité des chances face à l’école (Abu-Duhou, 1999). Depuis les années 1980, la notion de participation collective à la gestion scolaire est devenue l’axe prioritaire de la réforme de plusieurs systèmes, avec la croyance, qu’améliorer la qualité de l’éducation nécessitait de passer du « niveau de l’enseignement dans la salle de classe à celui de l’école et de réformer le système structurel et le style de gestion des écoles » (Cheng, 1996, p. 43). La décentralisation du pouvoir n’a pas garanti l’amélioration de la qualité de l’éducation, mais dévoile a contrario une perversion qui tend à devenir structurelle, fragmente les pratiques et désagrège le lien social. Nous sommes aux prises avec un détournement idéologique de « l’économie de la connaissance ».

Méprisée, sommée de répondre aux exigences du marché du travail et de relever à elle seule le défi de la promotion sociale, l’école est instrumentalisée et, pour ainsi dire, piégée. Cette vision réductrice, légitimant une division sociale inégalitaire, renie l’idéal de la paideia grecque, et oublie que l’école est à la fois un lieu d’enseignement et un lieu où se construit le lien social, par lequel s’élabore la « démocratie de la vie » (Petrella, 2000). Ne contrôlant plus les effets pervers du système, l’institution oriente les pratiques vers une mécanicité toujours plus grande. Ses fondements en sont ébranlés. Ces dérives mettent non seulement en péril l’accès égalitaire aux ressources éducatives, mais également la capacité de l’école à développer chez les élèves l’entendement et la pensée, indispensables pour affronter les défis civilisationnels d’aujourd’hui. L’école se trouve dès lors sous le joug d’une logique manufacturière, visant l’uniformisation des pratiques pédagogiques et la fabrique d’un produit fantasmatique : l’élève, propre et lisse, nouvel automate sans Sujet, conçut comme un produit standardisé. Est-ce cela la modernisation de l’école ? Les réformes successives de l’école revêtent, depuis 1989, les traits d’une imposture. « La réussite pour tous » ne vise plus l’élaboration pour chacun des repères et outils d’apprendre pour s’instruire et comprendre le monde, mais l’obsession anxiogène de répondre aux besoins économiques en faisant place aux logiques de management. L’interrogation de Dufour (2009) « Qu’est-ce qu’un objet dans un processus de consommation devenu industriel ? » (p. 275), engendre une nouvelle question : qu’est-ce que l’élève du socle commun dans un processus éducatif inspiré du monde de l’entreprise et de la logique de taylorisation ? En mettant l’accent sur les technosciences, les normes et les évaluations, cette orientation change profondément les pratiques pédagogiques. Cette technoculture définit dorénavant un autre « partage du sensible » (Rancière, 2000) et accélère les logiques de sélection et les processus d’exclusion déjà à l’oeuvre dans l’institution. Quels sont les mécanismes de cette évolution et les réminiscences qui autorisent de tels glissements ? Quelles en sont les conséquences, au niveau de la classe, sur la subjectivité des élèves ? Sortir de l’impasse scolaire nous oblige à la création d’un nouveau « partage du sensible », restaurant la dimension paradoxale du projet, tournée vers la valeur « d’humanité de l’enfant » (Conche, 2003).

1. Discours contemporain et technoculture

L’évolution de la production économique vers des produits et des procédés favorisant la marchandisation du savoir explique la promotion de cette vision de l’enseignement à travers le monde. La compréhension de ces processus, comme celui des interactions entre technique et société, est d’autant plus importante que la transformation porte sur le passage d’une société industrielle à une société cognitive. Lacan (2013) avait identifié cette menace du discours de la science et du capitalisme sur le lien social contemporain, c’est-à-dire de faire au sujet la promesse illusoire d’obtenir, sans le recours d’aucun autre, ce qui lui manque. En d’autres termes, le risque est de laisser opérer une confusion de l’objet de la demande avec la perte qui cause le désir. Le lien social, structuré par un discours, instaure ainsi une faille qu’il est nécessaire de reconnaître comme irréductible et installe une insatisfaction profonde et fondamentale chez le sujet. Le manque créé est propre à la condition humaine et devient la source de tous les voeux de réforme qui n’en conduisent pas moins à l’échec, voire à une paupérisation et une déshumanisation des pratiques. Le danger réside donc dans cette volonté illusoire de suture, poussée parfois jusqu’à l’absurde, par l’évolution d’une culture scientifique oublieuse de faire alliance avec les autres champs de recherche des « Humanités ».

1.1 Une nasse perverse

L’école, par le biais de l’évaluation et de la logique des compétences, est sous l’emprise de cette forme de scientisme. D’ailleurs, le rapport de l’OCDE de 2007, dans le paragraphe « Éthique et neurosciences de l’éducation », met déjà en évidence les risques d’une approche trop scientifique de l’éducation en ces termes :

La neuroscience peut apporter un éclairage très utile, mais si par exemple les « bons enseignants étaient repérés grâce à l’impact qu’ils ont sur le cerveau de leurs élèves, le scénario serait bien différent : on courrait le risque de créer un système éducatif qui reposerait trop sur les mesures scientifiques et serait terriblement conformiste et monocolore » (OCDE, 2007, p. 17).

Ces mesures peuvent aussi « déboucher sur des moyens de sélection et d’exclusion plus puissants que ceux que nous connaissons aujourd’hui » (OCDE, 2007, p. 19). Dans cette déroute s’insinue une perversion qui tend à devenir structurelle par le déni de la dynamique transférentielle et de la subjectivité. Ce joug conditionne l’uniformisation des pratiques pédagogiques sur un modèle unique et la fabrication d’un produit fantasmatique, élève standardisé, à la demande du marché du travail. Les valeurs qui permettaient de sceller les missions de service public s’effacent progressivement du référent commun, pour faire place au « référentiel de compétences ». En découle une absence de définition claire et précise des missions. « Sous couvert de prévention, dès la crèche et la maternelle, tests et dépistages se multiplient. Le retour des idées déterministes qui prétendent que le devenir d’un enfant serait joué très tôt, voire inscrit dans son cerveau est alarmant. Le regard que porte notre société sur l’enfance en est bouleversé ». Autrement dit, cette technoculture n’est pas neutre. L’évolution de ce système technicien, dans l’alliance entre neurosciences et capitalisme, réactive la croyance d’une psychologie animée par l’idéal cognitif et la prétention à créer une « science de l’esprit ». Canguilhem (1992, p. 11-33) a combattu cette approche éclectique mélangeant comportementalisme, expérimentalisme, sciences de la cognition, etc. Dès lors, pour Élisabeth Roudinesco (2009) à trop vouloir « domestiquer les rats pour mieux gouverner les hommes » (p. 74 du dossier) émerge un nouveau paradigme « celui de l’homme comportemental, réduit à une chose : conditionné, évalué, borné, stupide et content de l’être » (ibid, p. 74 du dossier).

Ces conceptions ont deux conséquences majeures au niveau de la classe et des élèves : une paupérisation pédagogique par une déshumanisation des pratiques et le renforcement d’un obstacle majeur à la transformation de l’école, par absence d’innovation, là où une véritable métanoïa des pratiques est légitime et nécessaire. L’accroissement du travail sur « fiches » sur un mode scripto-scolaire, calé dans un calendrier d’évaluations de plus en plus serré sous la pression des résultats, vient faire obstacle à l’accompagnement de tous les élèves. Le concept d’inclusion, loin de faire l’unanimité aujourd’hui encore, permet cependant de questionner le système scolaire dans le rapport qu’il entretient avec celui d’exclusion. Sur un plan étymologique, les origines latines du mot « inclusion » confrontent paradoxalement à la notion de « fermeture », de « clôture », alors que l’idée portée par ses promoteurs est celle de l’ouverture à l’« autre différent » et même à l’environnement. Au départ, l’éducation inclusive, pensée pour les élèves handicapés, élargit la réflexion à l’ensemble des élèves du système éducatif dans leur diversité et interroge le discours dominant qui traverse l’école. En effet, pour Eric Plaisance (2010) :

Le placement à l’intérieur d’un même lieu ne signifie pas nécessairement la fin des mesures d’exclusion à l’égard des personnes. Des enfants peuvent se situer à l’intérieur d’une école ordinaire ou d’une classe ordinaire et en même temps faire l’objet de rejets subtils, de marginalisation (...). Ce sont des « exclus de l’intérieur « selon la belle formule du sociologue Pierre Bourdieu (1993) qui traitait non de la question du handicap, mais des inégalités de scolarisation au sein même du même système scolaire. Ce sont des sujets « ségrégués » selon des expressions plus familières aux psychanalystes. En bref, les apparences peuvent être trompeuses et dissimuler des formes subtiles de mise à l’écart.

Il convient donc d’analyser comment travaille la notion de différence au sein de l’institution et comment elle peut conduire à un retournement pervers de la bienveillance, opérant alors au profit du mécanisme d’exclusion. Dans sa forme la plus prosaïque, elle produit la formule commode : « L’école, ce n’est pas pour lui (ou elle), il vaut mieux l’orienter » ou une expression faussement compassionnelle : « Mais, il (ou elle) souffre à l’école). Il convient donc de revenir à la question du sens accorder au terme « institution » et à la nécessité de décrypter l’ambiguïté habitant le discours des slogans d’action « élève au centre du système », « école inclusive », « bienveillance », « bonnes pratiques », etc. dévoilant la puissance du regard porté sur l’enfant et le côté pervers des bonnes intentions affichées. Entre jouissance et sacrifice, il s’agit désormais d’interroger ce point de bascule, point limite du passage de la jouissance et de cerner l’axe de rotation dans l’école. Le couple enseignant/enseigné est placé sous l’emprise d’un discours, au travers des programmes et de l’évaluation techno-scientifique, qui instaure un nouveau pouvoir relevant davantage du bio-politique que de l’attention bienveillante aux progrès de l’élève. Ce passage d’un modèle charismatique de l’autorité, à un modèle technique de la gestion de l’enfance, s’est traduit au sein de l’école par diverses évolutions, allant parfois jusqu’à l’aberration. Il est possible de citer, à titre d’exemple, les « cahiers cimetière » de l’école maternelle nommés par Jean Ferrier, inspecteur général de l’Éducation nationale. Le « Projet de programmes et recommandations » pour l’école maternelle, du 3 juillet 2014, adopté par le Conseil supérieur des programmes permet d’étayer cette argumentation. Il pose les constats au travers de quelques points, sur le socle version 2006 :

La relation entre connaissances et compétences est confuse et « la tripartition connaissances/capacités/attitudes à l’intérieur de chaque grande compétence est souvent peu convaincante ».

« Ce flottement a été accentué par des procédures d’évaluation trop complexes : le LCP (livret personnel de compétences) induisant une conception éclatée et techniciste des compétences ».

« la formation générale de la personne est insuffisamment traitée, ainsi que certains sujets (notamment les domaines de la création, des médias contemporains, du numérique et de l’EPS...) »

1.2 « Refondation » de l’école, au nom de quelle référence ?

La transformation de l’école, nécessaire et légitime, a été l’objet d’une véritable dérive au fil des productions ministérielles et de l’émergence de ce nouveau pouvoir. Ce processus a sans doute été à son assomption lors de l’application des programmes 2008 de l’enseignement primaire et du pilotage par les résultats. Dans cette conception techniciste de l’école s’est instauré un mode bureaucratique et administratif d’organisation et de gestion. L’échec, dans un système tourné vers l’efficience et la performance, défini comme un mal à éradiquer, soulève dès lors un profond malaise dans la communauté éducative, où la dimension paradoxale du désir n’a plus droit de cité. La montée généralisée de l’angoisse en témoigne, à juste titre d’ailleurs puisque l’angoisse est le symptôme de la destitution subjective (Soler, 2011). Or, entre abnégation et froideur d’une efficacité distante, renouer avec cette dimension paradoxale de l’humain qu’est le désir nécessite d’accepter le non maîtrisable et de s’y accorder. Il s’agit de trouver le chemin d’une réconciliation possible pour entendre autrement le terme « bienveillance », hanté qu’il est par une vision prométhéenne de l’homme. Lévinas (1974) propose dans la lecture du livre de Vassili Grossman « Vie et Destin », des témoignages de ces actes de bonté :

(…), Où toutes les garanties de justice systématique restent sans caution et où l’humain est déshumanisé, retrouve seulement la bonté allant d’un homme à l’autre homme, la « petite bonté » (…). Bonté invincible, même sous Staline, même sous Hitler. Elle ne garantit aucun régime. Mais atteste, dans l’essence de notre Europe, la conscience nouvelle d’un étrange — ou très ancien — mode de spiritualité ou d’une piété sans promesses, laquelle pour autant ne rendrait pas insensée la responsabilité humaine, toujours ma responsabilité

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1.2.1 Exister pour réaliser son humanité

En psychanalyse, cette responsabilité d’exister dans l’altérité donne une compréhension de ce qui fonde le sujet dans sa différenciation subjective, pensée à partir d’une faille. Cette coupure originaire, divisant le sujet d’avec lui-même et ouvrant au langage humain, pose donc la question du narcissisme dans son rapport à l’érotisme et à la jouissance, chemin étroit vers la sublimation. Le sujet est placé sous l’office d’une loi symbolique, loi de la différenciation humaine, qui pose l’interdit. Interdit du meurtre et de l’inceste avec la représentation fondamentale qui commande au gouvernement des pulsions et qui touche à la capacité de refoulement. Le transfert est alors la transmission d’une parole symbolique, chargée d’affect, de tension et d’incertitude, permettant d’exister avec l’espoir de ne pas basculer dans le vide de la mort. C’est dans cet espace vide, inappropriable entre désir et pensée rationnelle, déjà mobilisée par la philosophie de Kierkegaard (1843), n’a pas pour centre la raison mais l’absolu. Elle place chacun dans une « incertitude objective » et renvoie à l’essentielle intimité à laquelle est appelé l’être humain. Par ce désir d’aller toujours plus loin, chacun devient un « existant » et réalise son humanité. La réflexion didactique et pédagogique rend compte, elle aussi, de ce paradoxe dans l’acte d’enseigner, sommée d’agir dans l’urgence et de décider dans l’incertitude (Perrenoud, 1995). Dimension paradoxale du désir, qui n’a pas attendu l’analyse pour être posée, mais qui est là depuis toujours, dès l’origine de ce qui peut être convenu d’appeler l’expérience morale. Le désir en tant que rapport du sujet à son être, coeur de sa subjectivité, inscrit ici le chemin vers la sublimation. Il est ce qui est « le plus essentiellement sujet » et en même temps son contraire, en tant qu’il s’oppose « à la subjectivité comme une résistance, comme un paradoxe, comme un noyau rejeté, réfutable » (Lacan, 2013, p. 558). Là où, autrefois, la structure du social légitimait les parents à assurer le principe de différenciation de la loi symbolique, la Cité postmoderne, devenue perverse (Dufour, 2009), ne rend ni perceptible, ni prégnante cette obligation. Les conséquences de cette haine du désir au niveau de l’éducation et des fondements institutionnels promettent un destin inattendu de la haine. Jean-Pierre Lebrun l’exprime ainsi :

Si celle-ci qui, comme nous l’avons indiqué, ne peut que « normalement » émerger lorsque les premiers autres de l’enfant viennent lui signifier qu’il doit consentir à la perte de la toute-puissance ne rencontre pas un autre capable de supporter le choc, elle ne peut pas évoluer ni se transformer, elle est laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à sa seule jouissance.

Lebrun, 2011, p. 44

1.2.2 Lien social et technoculture

La désagrégation du lien social par le discours techno-scientifique dans la destitution du primat du référent phallique (donc du réel) précipite le sujet post-moderne vers un monde dominé par les pulsions primitives (orale, anale, de la voix, du regard) où s’opère le déferlement d’objets de toute nature ouverte à la consommation. Abandonné à sa seule jouissance, ce sujet devient lui-même un objet comme un autre. Amalgamé à ce courant, il est capté par des phénomènes de sélection, de ségrégation de plus en plus féroces. Le discours fondateur délégitimé n’opère plus sa fonction de tiers différenciateur et la parole n’a plus cours.

Or, il n’y a pas d’apprentissage sans désir. C’est cette complexité, fondée par un manque, et ses effets de désordre, d’incertitude qui tissent un rapport signifiant à la réflexion didactique et pédagogique. Les changements structurels, sous l’impulsion des politiques de résultats, ont produit des impasses et une paupérisation pédagogique, car l’enseignant n’est plus créateur de sa pratique.

Voilà la difficulté : construire des espaces de vie où l’on manque, avec des failles et des ruptures, alors qu’habituellement, pour répondre aux autorités de tutelle et aux attentes sécuritaires des parents, l’institution affirme le contraire : « ici, on ne manque de rien »  (...) Apprendre (…) ne signifie pas atteindre un objectif. Au contraire, apprendre oblige à accepter le non maîtrisable, à s’y soumettre et à s’y accorder

Paturet, 2007, p. 29

Or, l’école engluée dans une nasse perverse se sclérose, produisant de plus en plus d’exclusions et assigne les places. L’expertise exerce sur l’humain des captures fantasmatiques étonnantes et l’inscrit dans de nouvelles destinées : sociale, psychologique, économique, biogénétique, etc. Elle « désenchante le monde et demande soumission à ses décisions au détriment de toute politique. » (Paturet, 2013, p. 107). Cette posture ouvre le possible à la pulsion de mort d’acter, dans l’institution, par le prisme du regard, une sélection de plus en plus féroce, où la dimension altruiste de la bienveillance se retourne en son contraire : la haine pour son prochain.

2. Conséquences au niveau de la classe

Cette domination et ce nouvel esclavage moderne ne sont en rien naturels. Comprendre la soumission à cette idéologie, incarnant la perversion de notre temps, demande de sortir des incantations et des discours convenus, pour analyser ce destin de la haine et assurer les remaniements des conformismes. La rupture qui s’est opérée dans l’institution scolaire acte le passage d’une conception dialectique de l’enseignement à une conception figée et mécaniste. L’analyse vise à développer cette « conception bouchère » de l’enseignement en appui avec la réflexion de Pierre Legendre, puis de la pensée psychanalytique.

2.1 L’office de la Référence

« L’anthropologie dogmatique » de Pierre Legendre pose que les états prédisent l’avenir symbolique en instituant la vie. Prétendre y renoncer, revient à ignorer les règles de la condition subjective et des montages de l’interdit que la société a pour fonction de soutenir par « l’Office de la Référence » (Legendre, 1989), afin de cadrer la jouissance interdite. Sous le régime hitlérien, le programme scientifique d’extermination des juifs n’a pas été seulement un pogrom gigantesque, mais constitue dans son principe, le désarrimage du système référentiel européen tout entier. À l’heure actuelle, beaucoup voudraient croire que cette effroyable tragédie appartient à l’histoire et qu’il ne nous resterait qu’à soutenir le travail de mémoire. Or, Pierre Legendre (1989) affirme : « nous sommes portés par la Révolution que la législation nazie, scientiste et anti-juive, a induite du côté de l’idée même de filiation. Cette Révolution, je l’appelle l’avènement de la conception bouchère » (p. 28). La problématique institutionnelle, dans nos sociétés post-hitlérienne, est donc intrinsèquement liée à l’examen de la déraison nazie et à la compréhension de ses effets durables, en ce sens que le nazisme a opéré « un retournement, au point critique du système juridique occidental, en désarticulant toute sa construction par une mise en scène de la filiation comme pure corporalité » (Ibid., p. 28-29). C’est pourquoi, selon Legendre, le nazisme est toujours là et les sociétés industrialisées ne pourront renaître de ce traumatisme qu’avec une réflexion neuve permettant de révéler les conditions de la logique institutionnelle qui ont permis à la « corporalité » de faire si puissamment retour. Cette « démétaphorisation »  du discours fondateur sur la causalité et la Loi a pour conséquence de rendre caduque la ligature entre le corps et la parole. Il n’est plus question d’agencer ce qui fait foi par une interprétation, la valeur de vérité se dissout alors en une « corporalité brute », celle de la « viande scientifiquement observable ». La violence nazie constitue bien le prototype moderne de la désubjectivation. Aussi, est-il possible de déceler les glissements, « ces seuils qui, de proche en proche abaissés, ont ouvert la voie à un “travail du mal“ plus élaboré encore » (Bensoussan, 2006, p. 24).

2.2 En psychanalyse

Pour mener l’analyse de cette désinstitutionalisation dans l’espace scolaire, il faut avant tout poser qu’en psychanalyse, l’intime est le topos d’un lieu vide, « extime » (Lacan, 2013), soustraite à tout regard, laissant à l’impossible du réel son « inquiétante étrangeté » (Freud, 1985) et d’autre part, observer les choix terminologiques des programmes de l’Éducation nationale pour l’enseignement primaire. Aussi, est-il possible de lire le « devenir élève » des programmes scolaires 2008, mana des pédagogies techno-évaluatoires, comme la fabrique d’une nouvelle idôle. L’imposture scolaire se tient donc au point de bascule de ce qu’elle nomme évaluation, dans une volonté de surveillance et de contrôle, pour procéder au « voir » d’un impossible à voir. Désir qui reste pur et simple jaillissement vital, mais ne peut se nommer de façon adéquate car dès qu’il est réduit à l’objet se décompose et se désarticule. Autrement dit, un vide qui demeure paradoxalement en excès, mobilisant la percée hors du cercle des nominations. Interroger ce point de bascule, bordage de la jouissance, conduit à interroger le rapport au désir. Cela constitue le thème le plus primitif  de la pensée freudienne, thème aussi important que la problématique oedipienne. « La Chose » ou « Das Ding », inconscient radical freudien, représente le coeur idiosyncrasique de l’humain entre désir indestructible et jouissance. Lacan (2013), dans son retour au sens de Freud, a montré que la prise du symbolique sur la dominante sexuelle implique ce rapport singulier du sujet humain au monde. Si les termes « rapport homme-nature » peuvent s’entendre, ce rapport n’existe fondamentalement qu’au sein de la parole, médiatisée par la structure du langage. Aussi, parler de « La Chose » scolaire revient à analyser ce rapport du sujet au monde, et donc sa subjectivité, sans le réduire à une simple adaptation au milieu scolaire.

2.2.1 Logique d’identification

Au niveau de la classe, l’évaluation prétend scientifiquement conduire les apprentissages, or elle exerce une capture fantasmatique de l’élève dans une conception fétichisée de l’imaginaire scolaire. Ce regard cherche à éluder la parole qui porte la pensée. Dans ce discours du maître où tout doit tourner rond, l’école développe une hypersensibilité à l’échec, au ratage, à l’erreur, dans une visée illusoire d’efficacité, de réussite. Ce glissement dans les conceptions éducatives, dominé par l’expertise et l’évaluation, opère une autre expression de la transformation de l’école, construction déterminée et cohérente d’une école inscrite dans une perspective ultra-libérale, tournée vers la compétition internationale et la marchandisation du savoir. Dès lors le risque est grand de faire disparaître la question du sens au profit de la question du processus (logiques de comportement, de stratégies d’intérêts, de fonctionnements cognitifs, etc.) qu’il s’agit de reconnaître scientifiquement pour favoriser la performance. Cette croyance, prônée par le scientisme et l’égalitarisme, oublie que l’élévation vers la connaissance advient au sujet humain par ce qui fait sens pour lui dans la vie. La Grèce antique, par le sens qu’elle donne à la culture, a montré que seule la culture permet à l’Homme de devenir Homme. Aussi la paideia antique représente la matrice d’une conception de l’éducation, qui, sur un plan philosophique, touche à la valeur d’universalité du logos. Autrement dit, un modèle éducatif porté par le langage et la raison capable de se tourner vers la valeur « d’humanité de l’enfant » (Conche, 2003). Par conséquent, l’éducation, dans sa visée pacifiste, porte paradoxalement en elle une dimension « guerrière » qui la confronte au risque, à la difficulté et à l’échec parce qu’elle est lutte inlassable contre le chaos. Échec qu’il convient d’assumer, car l’éducation est avant tout force de structuration et d’émancipation, condition de la création démocratique. La transformation de l’école engage donc, rétrospectivement l’action éducative dans une excellence pour tous qui bouleverse les préjugés, les castes et les conservatismes.

Or, par impuissance à transformer le système scolaire vers une authentique démocratisation de l’école et une « excellence pour tous », qui ne ferait plus de la différence, un handicap, et de la singularité, une maladie (Canat, 2007), les prescriptions actuelles opèrent un dangereux glissement qui déshumanise les pratiques pédagogiques et développe un eugénisme « soft », médicalisé et politiquement correct. Sous couvert de bonnes intentions, énoncées pour le bien de l’enfant, cette emprise retourne l’esprit de l’inclusion en traque à l’échec scolaire. Elle revêt de manière inédite la combinaison des motifs de la « chasse à l’homme » et du pouvoir (Chamayou, 2010). L’altruisme, dans une obscure-clarté, acte la scène sur son envers et, par le biais de la logique des compétences et de sa batterie d’évaluations, sélectionne, trie, dépiste, oriente. Pour Grégoire Chamayou, « la proscription moderne est à la fois plus feutrée et plus méthodique que l’ancienne. Elle passe avant tout par des procédés administratifs. Sa mécanique est bureaucratique et ses instruments de papier. » (Chamayou, 2010, p. 196). Ces nouvelles chasses aux « dys », à la déficience, aux troubles divers ne se réduisent pas à de simples traques, elles amènent à nier la différence pour mieux catégoriser les différences, créant ainsi des lignes de démarcation entre les élèves. Cette fétichisation des différences conduit invariablement à la conception de la « discrimination positive » visant à mettre en oeuvre, légalement, un traitement spécifique pour certains groupes humains ciblés. Autrement dit, cette « conception bouchère » exerce aujourd’hui une emprise sur l’enseignement et réduit l’action éducative à la gestion de groupes humains différenciés. C’est alors à un destin de « bétail cognitif » qu’ils se trouvent assignés (Châtelet, 1998, p. 19) et le côté pervers des bonnes intentions dévoile que le bien se fonde sans doute sur un mal refoulé. La pensée psychanalytique conduit à l’analyse de cette haine primordiale refoulée, mais dont le retour est toujours possible, comme en témoigne l’histoire et la vie quotidienne (Paturet, 2009, p. 22-23).

2.2.2 L’enfant-dossier

Analyser cette répétition perverse, au contact des pratiques pédagogiques, dévoile l’impact du nazisme dans le discours contemporain : « ça acte sur la scène publique » (Stern, 2004). Ce piège, cette capture fantasmatique, dans lequel le désir de l’enfant se trouve pris, « être administré », rejoint l’analyse de Stern (2004) sur le contage entre scène hospitalière et scène concentrationnaire, qui l’a conduite à élaborer la notion de « Savoir-Déporté ». Cette transmission et les processus à l’oeuvre appellent à l’analyse des retombées presque « atomiques » du nazisme, dont l’école se trouve elle aussi affectée. La réflexion vise à cerner les conditions de la logique institutionnelle qui ont permis à la « corporalié brute » (Legendre, 1989) de faire si puissamment retour sur la scène scolaire, par une dissolution de la valeur de vérité de la différenciation humaine en une conception perverse de la différence. Pourtant commencer par l’effroi semble difficile. Néanmoins, la scène contemporaine, hantée par ce traumatisme, oblige à prendre conscience que, voulue ou non, la transmission se produit. Dans ce glissement, l’institution scolaire par le biais de l’évaluation, nouvelle égérie technico-scientifique, acte une violence symbolique, physique et morale sur un nombre de plus en plus important d’élèves, qui menace la construction même de la pensée. Cette « conception bouchère » (Legendre, 1989) réduit l’élève à un produit scientifiquement observable et acte des processus d’orientation et d’exclusion de plus en plus mécaniques. S’instaure, alors, à la place de la loi symbolique, un « faux-symbolique » par lequel l’enfant devient un « enfant-dossier », administré bureaucratiquement et scientifiquement. Plus que pour l’adulte, toute confusion pose un risque pour l’enfant et, à ce point de bascule, témoin d’un désir de savoir perversifié sur l’élève, l’institution devient à risque. La place du Tiers institutionnel, dans le montage de la Référence, n’assure plus son office structurant et instituant. Sous la pression de l’expertise, ce « faux symbolique », acte une imposture et laisse se propager, au sein de l’institution des formes sauvages de sélection. À ce niveau, l’intervention des experts de l’enfance (enseignants, psychologues, médecins, éducateurs, etc.) peut entraîner une sorte de glissement d’un registre à l’autre, construisant un jugement sur l’enfant, faisant d’un « pas encore » un « pas du tout ». Il y a alors passage au niveau imaginaire des exigences portant sur le symbolique, et en conséquence une tentative de réparer au niveau du réel l’image défectueuse. La demande adressée à l’expert n’entre pas dans le registre de la demande de conseil, puisqu’en tant qu’expert, il est directement investi au niveau symbolique. Le jugement produit sur l’enfant participe donc, selon la conception qui le guide, de la mise en place d’un « faux symbolique » (Stern, 2004) et, dans la suite administrative de cette mise-à-plat de l’enfant, à la constitution d’un « enfant-dossier ». Aussi, il est possible d’affirmer que le livret d’évaluation de l’élève (LCP), ouvert dès son entrée à l’école maternelle en fait un « enfant-administré » (Stern, 2004) dans la production d’un « enfant-dossier » scolairement calibré, normé sous l’oeil de l’expert soumis au pouvoir techno-scientifique. Ce sur-regard de l’expertise scolaire produit un « faux symbolique » ruinant la confiance en l’institution et inscrivant l’enfant dans des logiques d’identification redoutables.

En effet, l’enfant a une place « centrale » dans nos sociétés (Bonnaud, 2013). Il est devenu un enjeu social, politique et économique. Il est investi comme un idéal dans lequel les parents projettent une image performative et parfaite d’eux-mêmes, dans laquelle il est parlé plus qu’il ne parle et toutes les paroles échangées autour de lui le concernant ont une incidence majeure sur son devenir. L’enfant chosifié dans l’élève se trouve pris dans une capture fantasmatique agissant comme une ligature. Il convient donc de faire acte de mémoire en restituant un passé oublié, voire dénié dans ce discours des anti-Lumières, et ainsi chercher les éléments d’un imaginaire social, reproduit par le système institutionnel, et partiellement transmis par l’école. Cette emprise, déniant la dimension subversive du désir et délégitimant le discours fondateur, amène à penser avec la psychanalyse, que « le destin, c’est la répétition » (Paturet, 2013, p. 106). Il convient donc de sortir des slogans et de penser le métier d’enseignant en des termes plus complexes, non linéaires, puisque les modèles sont morts et la norme jamais pré-établie, puisque produite à mesure des avancées. Cela implique de le penser en questionnant sans cesse les valeurs qui sont transmises et donc de situer, en la nuançant, l’idée de progrès. Aucune technique, aucune idéologie politique, didactique, pédagogique, etc. ne peut résoudre la question de la part obscure en l’Homme. Il n’y a donc pas de « Solution finale » de l’échec scolaire, de l’éducation, de la didactique, de la pédagogie, etc. en vue d’une « Réussite finale ». Aussi, transmettre des valeurs, c’est avant tout s’émanciper d’une identité, qu’elle soit individuelle, nationale, professionnelle, pour être en capacité de supporter l’« extime », topos d’un lieu vide et de la faille humaine qui permet de construire inlassablement le lien social. Vouloir s’épurer du manque et de la cassure revient à nier la nature fondamentale de l’Homme et raviver une forme de « folie exterminatrice », réminiscence d’une haine qui ne cesse de faire retour, au point de constituer un véritable baromètre du malaise social.

2.2.3 Reconnaissance du « parlêtre »

De la reconnaissance de ce point « extime » qui organiserait le champ des apprentissages tout en lui étant extérieur, dans l’institution scolaire, découle la qualité de l’accueil, condition d’une véritable posture éthique et garante d’une excellence pour tous, parce qu’il est le fondement du discours de chacun, comme de la pensée, inscrivant l’enfant sous l’instance d’une Loi symbolique qui l’ouvre à l’autre et à l’apprentissage. Ainsi, « enseigner n’est pas “faire savoir”, mais “faire apprendre”. Le maître qui apprend à penser à son disciple est confronté à deux tâches : la pensée en tant qu’elle échappe toujours et la résistance de l’élève » (Paturet, 2007, p. 143-144). Enseigner, c’est avant tout être en accueil de ce qui est déjà là et va de pair avec l’esprit de la Loi. La théorie lacanienne a montré que l’être est parlant et qu’il peut être subjectivé. Les paroles instituantes, inscrites dans la Loi, posent une limite. Elles libèrent du chaos intérieur pour ouvrir au sens, aux apprentissages scolaires et à la connaissance, dynamique d’une pensée singulière toujours en passe de sublimation. La relation, toujours inattendue avec la différence de l’autre, est essentielle. Le centre ne peut être l’élève en tant que substance, mais la reconnaissance de son désir, de sa capacité à s’affranchir, à « devenir grand ». Se tisse alors une unité de sens dans la présence à soi de tous ces « maintenant » concourant à l’élaboration d’un projet de vie qui fait objection aux déterminismes de tous ordres. Ainsi, l’enfant ne saurait exister en tant qu’élève fétichisé, mais bien comme sujet-apprenant, à l’aise dans un « vivre ensemble » instituant. Pour cela, l’espace scolaire se doit d’être, un espace accueillant, familier, imparfait et rassurant, où s’apprivoisent les peurs et s’exprime le désir.

« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » dit Lacan (2004, p. 209). L’institution scolaire, garante de la loi de différenciation humaine, est en responsabilité d’instituer l’appréhension de cette énigme qu’est le « parlêtre » (Lacan) à lui-même, de cultiver le goût d’apprendre et la dignité de penser. Freud a montré que la capacité impartie à la personne de remanier les pulsions égoïstes sous l’influence de l’érotisme se donne à penser sous le nom « d’aptitude à la civilisation ». Mais que se passe-t-il dès lors que le projet sur la condition humaine, dans un glissement totalitaire, s’occupe du faire advenir ? Lorsque le partage du sensible est refusé, c’est alors que le politique est relancé et la dimension éthique devient le seul rempart contre la barbarie.

2.3 « Refondation » de l’école et nouveaux programmes

Dans cette intention de refondation de l’école, il s’agit donc de ne pas occulter la question fondamentale du sens sur laquelle repose la place accordée à la subjectivité. Aussi, la classe est le témoin vivant de l’ensemble du système mettant en oeuvre les programmes. Il s’agit alors d’évoquer la posture de l’ensemble des acteurs du système : la bienveillance de l’enseignant est primordiale, mais la bienveillance concerne aussi tous les acteurs dans l’échelonnement hiérarchique et interroge leur capacité à accompagner avec bienveillance les enseignants. Est-elle compatible avec une visée de surveillance et de contrôle ? La bienveillance engage donc également l’institution scolaire dans l’exercice de sa fonction de Tiers par un positionnement « suffisammment bon » (Winnicott, 2006). Autrement dit, la bienveillance de l’institution doit se traduire par l’exercice de sa responsabilité à rendre possible l’exercice du métier, comme la mise en oeuvre des programmes. C’est donc bien l’interprétation qui sera faite de ces derniers qui orientera les pratiques professionnelles, et le mode d’évaluation choisi qui colorera l’identité de l’école, d’autant plus fortement qu’il s’agira des plus jeunes de l’école maternelle. La bienveillance débutera aussi avec la capacité à sortir de la banalisation et de la propension pathologique à normer les parcours en indiquant des exigences par année.

Vers le projet

Cette mise en perspective invite donc la communauté éducative à réinvestir la notion de projet dans sa dimension paradoxale, autrement dit dans une perspective incluant la dimension subjective. C’est en cela que le projet témoigne de la façon dont les individus, comme les groupes, construisent et vivent leur rapport au temps. Notion incontournable actuellement (Boutinet, 2012), elle permet d’envisager les perspectives de levier pour construire une résistance face à l’idéologie qui menace les structures symboliques. Cette dimension guerrière de l’éducation est tournée vers la subjectivité de l’enfant et place la conception de l’Homme en tant que promesse. Elle conduit donc à la nécessité d’élaborer, dans le cadre du politique et de la politique, un projet commun pour retrouver « une certaine unité de temps qui ne condamne pas le temps traditionnel à l’inefficacité, le temps technique à l’activisme » (Boutinet, 2012, p. 5). Or, le détournement idéologique de « l’économie de la connaissance », visant une anticipation psycho-cognitiviste pour favoriser l’adaptation de l’individu au milieu, impose des conceptions béhavioristes et comportementalistes, enfermant l’enfant dans des déterminismes redoutables, poussés jusqu’à l’absurde par la gestion administrative et bureaucratique du système. De plus, selon Rancière (2000), la politique se joue toujours sur des questions de partage et de frontières, où la distribution de la parole, du temps et de l’espace acte une conception de l’enfance donnée. C’est pourquoi le « partage du sensible » (Rancière, 2000) est bien l’enjeu de la politique de l’enfance inscrite dans un projet instituant et humanisant. La perspective psychanalytique du projet le ramène dans sa dimension paradoxale et redonne de la couleur à ce métier de l’impossible qu’est l’enseignement. Le projet comme « fiction commune » s’inscrit dans une perspective d’espérance qui repose sur le partage de la parole, fondement de toute citoyenneté. Il reconfigure le partage du sensible, définissant le commun d’une communauté, incorporant explicitement des sujets et des objets nouveaux (Rancière, 2009), car tout ce qui cherche le bien commun est politique. Si bien qu’il apparaît, par l’engagement et le souci de l’autre, qu’il n’existe pas d’acte qui ne soit politique.

Conclusion

Pour sortir de l’impasse scolaire, notre société postmoderne doit développer une puissante idée de l’éducation afin de revitaliser les pratiques pédagogiques et apprendre à penser d’une manière plus complexe, augmentée de toute la dimension subjective. L’émergence de ce renouveau éducatif nécessite deux choses : une « éducation psychologique » et une « faculté de transposition culturelle », car « l’art de l’humanité n’a jamais été que l’art de créer des transitions. Lorsque les pôles sont trop éloignés les uns des autres, l’art devient rare et la barbarie vraisemblable ». Le discours techno-cognitiviste a construit, à l’image du système « input – système - output », un modèle pour structurer les apprentissages scolaires et garantir efficacité et performance dans un « coatching » scolaire ouvert à la concurrence et à la compétition internationale. Dans cette capture fantasmatique aberrante, du « devenir élève » sur l’Idéal du Moi de l’enfant, il est possible d’affirmer que l’institution scolaire, par le biais de l’évaluation et de la logique des compétences, déshumanise les pratiques pédagogiques et acte une imposture par l’instauration d’un « faux symbolique », sacrifiant la subjectivité des enfants. Il est encore difficile de cerner précisément les conséquences de ces identifications auxquelles le narcissisme de l’enfant est obligé de se soumettre, par le forçage de la pensée que constitue ce modèle d’apprentissage. Mais les observations des professionnels (enseignants, cliniciens, éducateurs, etc.) sont en capacité de témoigner que cette volonté de maîtrise, poussée jusqu’à l’aberration, perturbe les « évènements de corps », effets de la jouissance du « parlêtre » et concourent au risque majeur de l’effacement des structures symboliques qui portent la pensée. Il y a langage parce qu’il y a de l’indicible et, par ce « trou » du langage, lieu « extime » d’un inconscient sans profondeur, découle le discours humain. Aussi, au plus près de « l’effet de vérité » du message de Freud (Lacan, 1966, p. 404), il convient de questionner « La Chose » scolaire pour « refonder » authentiquement l’école. Question du désir donc, afin qu’advienne dans un « vivre ensemble » renouvelé le remaniement des conformismes antérieurement instaurés.