Abstracts
Résumé
Cet article retrace l’évolution historique de la formation en sciences humaines et sociales (SHS) dans les écoles d’ingénieurs en France ainsi que celle de la mise en place de la recherche, avant de présenter la situation actuelle des recherches en SHS dans ces écoles. Le passage progressif des humanités aux SHS en passant par la formation humaine des ingénieurs n’a rien de linéaire ni d’évident, pas plus que ne le sont les rapprochements des écoles avec la recherche universitaire. Les efforts engagés depuis les années 1950 pour développer ces formations, malgré le renouvellement des débats en 1990 n’ont que très rarement permis de penser la science et la technique en tant que réalités humaines et sociales. Par ailleurs, la situation historique des écoles en regard de celle des universités et leur longue opposition à ces dernières n’a pas facilité le développement des recherches dans les écoles. La disparité est aujourd’hui forte entre les écoles tant en ce qui concerne la formation en SHS que les recherches en SHS qui restent globalement peu présentes, malgré les enjeux que revêtent les collaborations interdisciplinaires entre SHS et sciences et techniques de spécialité.
Mots-clés :
- ingénierie,
- recherche en SHS,
- enseignement supérieur,
- formation et enseignement professionnel
Abstract
This article recalls the historical evolution of training in humanities and social sciences (SHS) in French engineering schools as that of the research’s implementation before presenting the current situation of HSS research in these schools. The progressive passage of the humanities in the HSS including the human training of the engineers does not have anything linear nor obvious, not more than are to it the links of schools with the university research. The committed efforts since the 1950’s to develop these trainings, in spite of the renewal of the debates in 1990s very scarcely allowed thinking of the science and technique as human and social realities. In addition, the schools historical situation compared to that of the universities and their long opposition to the latter did not facilitate a research development in the schools. The disparity is strong today between the schools both as regard the training in HSS as the research in HSS which remain overall not very present, in spite of the challenges which interdisciplinary collaborations between HSS and sciences and technology of speciality take on.
Keywords:
- engineering,
- HSS research,
- higher education,
- vocational education and training
Article body
Introduction
Pourquoi s’intéresser aux recherches en SHS dans les écoles d’ingénieurs ? Les fonctions dominantes de l’ingénieur intègrent les activités de conception technique de produits et de processus de fabrication ainsi que celles liées à l’organisation de la production. Dans ce cadre, il est souvent chef de projet, responsable d’équipe, voire d’entreprise. Si la diversité de ses métiers est bien avérée, une activité de base semble aujourd› hui se dessiner : celle de poser, donc définir ou redéfinir des problèmes et les résoudre en tenant compte de la complexité inhérente de leur caractère toujours multidimensionnel. Certes, l’ingénieur est toujours soumis à des obligations de performance liées aux organisations compétitives. Cependant l’économique étant enchâssé dans le social (Polanyi, 1944/1983 ; Granovetter, 2008) la sanction de ses activités ne peut être considérée uniquement sur le plan économique, elle est aussi humaine et sociale. Les prises de décision auxquelles il se retrouve fréquemment confronté prennent place dans des relations professionnelles où le comportement stratégique des acteurs revêt des enjeux sociaux et sociétaux parfois majeurs, à différentes échelles spatiales et temporelles. Mais comment l’ingénieur a-t-il été formé à ces questions qui engagent son comportement, son éthique, son rapport à lui-même, au monde et aux autres ? Qui l’a fait, pourquoi et comment ? Les SHS ont-elles été convoquées pour l’analyse du rapport entre technologie et société dans l’exercice professionnel de l’ingénieur ? Ont-elles acquis une légitimité ? Autrement dit, sont-elles reconnues en tant que disciplines scientifiques au même titre que celles des sciences et techniques de spécialité des ingénieurs (STSI) ?
Pour répondre à ces questions, l’article prend appui sur le travail d’une recherche doctorale[1] et retrace les grandes lignes de l’évolution de la formation en SHS ou assimilée (Les SHS ont été considérées dans une acception large, incluant la philosophie, les arts et les lettres et les propositions de formation « faisant fonction de SHS ») ainsi que celle de la place de la recherche dans les écoles d’ingénieurs, pour permettre de mieux exposer les écarts du positionnement des recherches en SHS, restant globalement délicat dans ces écoles. Outre l’objectif épistémologique, la visée praxéologique poursuivie est la clarification des situations des écoles, compte-tenu des formations qu’elles proposent en SHS.
1. Humanités, formation humaine ou formation en SHS ?
1.1 Les humanités aux prémisses de la formation des ingénieurs
Lors de l’apparition des premières écoles d’ingénieurs, au siècle des Lumières, l’acquisition d’une culture générale, issue des héritages savants classiques, est supposée le préalable à toute « action juste et efficace au service du progrès » (Lemaître, 2007). Dans l’histoire de la formation d’ingénieurs initialement destinés au service du royaume puis de l’État républicain, une étroite association s’est nouée entre les objectifs de bien public, garantis par le sens moral et ceux d’efficacité professionnelle (Picon, 1992). Dans les premières écoles d’ingénieurs destinées à la formation des élites de la Nation, les humanités devaient procurer la nécessaire culture générale permettant de tenir le rang social de la classe dirigeante par la maîtrise des codes linguistiques (Picon, 1992 ; Belhoste, 2003 ; Letté, 2011). Si dès le début du XIXe siècle des oppositions à cette formation classique ont été manifestées, l’enseignement littéraire a néanmoins été maintenu. Depuis lors, les enseignements d’ouverture proposés dans les formations d’ingénieurs sont souvent considérés comme des matières de complément, voire de délassement (Belhoste, 2003 ; Vinck, 2007 ; Didier, 2008). Pendant tout le XIXe siècle et jusqu’au début du XXe siècle, l’élite a besoin de prestige social pour tenir son rang, c’est donc la fonction à laquelle participent les enseignements de lettres, ceux des arts et de la culture (mais aussi ceux de l’économie et du droit) (Derouet, 2013). Au cours du XXe siècle, à l’appel de la Confédération générale des cadres, l’enseignement des humanités s’est répandu dans de nombreuses écoles, sous différentes formes d’ouverture culturelle et en priorité dans des écoles prônant une formation généraliste. L’idée est celle d’une hiérarchisation des écoles dans une volonté de démarcation des formations d’ingénieurs de spécialité. Cependant, quelque soit leur forme, les humanités, règne des passions, s’opposent toujours à la rationalité froide de la science, au contraire de savoirs positifs sur l’humain et ses relations en société, considérés utiles dès le XVIIIe siècle.
1.2 L’essor des formations humaines et sociales
Au cours du XVIIIe siècle, la production marchande assurant le développement économique, l’utilité et l’activité des ingénieurs ont été consacrées et dès le XIXe siècle, les enseignements de droit administratif, d’économie politique et industrielle ont fait partie de leur formation. La science industrielle, développée au cours du XIXe siècle à l’École centrale, parée de l’objectivité de la science, a considéré les lois de l’ordre social comme naturelles et universelles et s’est voulu une science globalisante de toutes les activités de production. L’ingénieur était au service d’un même système technique efficace, incluant autant la production que la question sociale.
A la fin du XIXe siècle, dans un contexte de luttes intellectuelles, politiques et sociales, face à la sociologie durkheimienne, le mouvement du catholicisme social (Souvent daté de la fin du XIXe siècle, ce mouvement s’installe en fait progressivement dans les deux derniers tiers du siècle, il manifeste la préoccupation sociale des catholiques face au paupérisme des classes ouvrières et aux mouvements socialistes) a intégré la sociologie leplaysienne[2] et imprégné durablement certains milieux d’ingénieurs, proches de l’ordre établi. Dans les écoles d’ingénieurs créées à cette époque par des industriels catholiques, la doctrine sociale de l’Église catholique est devenue la référence et un guide d’action pour former les ingénieurs dans une conception chrétienne de l’homme. Il s’agissait de développer la réflexion sur le rôle social de l’ingénieur, chère au catholicisme social et d’affirmer la compatibilité entre foi religieuse et développements scientifiques et techniques.
Au début du XXe siècle, autant dans les écoles publiques des arts et métiers que dans les instituts techniques des facultés des sciences, existait l’idée d’une culture générale désintéressée et indispensable car considérée comme gage d’adaptabilité pour l’élite (Grelon, 1994). Cette évolution des enseignements dans la formation d’un ingénieur dont les savoirs ne se cantonnent pas à ses domaines de spécialité technique s’est répandue dans la plupart des écoles pendant tout le XXe siècle dans le but d’asseoir une position sociale, de préparer les ingénieurs à leur rôle social et faciliter leurs évolutions de carrière.
Dans les années 1930, en période de crise, la dimension humaniste et sociale des formations d’ingénieurs s’est imposée, fortement valorisée pour réaffirmer le rôle social de l’ingénieur. Il fallait préparer moralement les ingénieurs destinés à commander les ouvriers et à exercer sur eux une influence exemplaire (Grelon, 1986 ; Robert, 1986 ; Moutet, 1995, 1997)
Ensuite, dans les premières décennies d’après guerre, les écoles de commerce sont venues concurrencer l’ingénieur dont l’image de technicien limitait sa légitimité à gérer les nouveaux pouvoirs du management. C’est pourquoi il a dû accepter de développer une culture générale englobant le droit du travail, l’économie, la gestion et les langues étrangères.
1.3 La lente et faible introduction des SHS dans les années 1950 — 1970
C’est surtout après la seconde guerre mondiale que la question de la formation humaine et sociale des ingénieurs est réinterrogée à nouveaux frais[3], le patronat souhaitant que les ingénieurs aient une meilleure connaissance économique des entreprises et sachent mieux communiquer pour éviter les conflits (Derouet & Paye, 2010). Dans ce contexte des années 1950, Bernard Schwartz a mis en place la réforme de l’École des mines de Nancy pour des ingénieurs appelés à diriger des hommes (Birck, 1998). Puis dès le début des années 1970, le Centre national du patronat français a imposé la légitimité d’une formation au management dans les écoles d’ingénieurs (Derouet & Paye, 2010). Aujourd’hui, même pour ceux dont la formation a toujours eu pour but de conduire aux fonctions de direction, comme à l’École polytechnique de Paris, c’est encore et toujours en référence à son intérêt pour les fonctions managériales qu’est mise en lien leur formation humaine et éthique (Canepa, Folz & Blazy, 2009).
Pourtant, dans l’été 1952, à l’aube de l’institutionnalisation des SHS en France, dans le Bulletin international des sciences sociales[4], la voix de Friedman (1952), pionnier de la sociologie du travail, s’élève pour établir les liens entre la technique et le social : « Une transformation technique n’est pas la simple modification d’un savoir ; elle est la transformation d’un mode de vie et de toute une série de rapports sociaux qui en découlent » (Ibid.) c’est pourquoi « le problème des techniques, ou de la technique considérée dans son ensemble, n’est pas lui-même un problème technique. C’est un problème social, c’est un problème humain et ce n’est qu’en négligeant ses aspects essentiels, qu’on a pu essayer d’en donner une interprétation technicienne ou plus exactement techniciste » (Ibid.). D’où la nécessité d’une réflexion sociale dans tout enseignement technique devant aider à « l’exercice du jugement et de la réflexion et le développement de l’esprit critique » (Ibid.) pour éclairer les choix et augmenter la liberté de décision. Les SHS peuvent justement avoir pour rôle de permettre d’élucider les situations : « L’évolution technique n’est pas un impérieux destin dont il faudrait accepter les conséquences. Elle est une évolution humaine, elle doit le devenir encore davantage grâce à une connaissance plus approfondie de la signification des décisions à prendre et des choix à effectuer » (Ibid.).
Dans un contexte de mise en cause de la technique (Ellul, 1954), une étude des programmes des écoles d’ingénieurs indique la grande faiblesse, voire encore parfois l’absence totale de formation administrative, économique et sociale. Pourtant, dans les années 1950 et 1960, les écoles ont choisi de ne réserver, sauf exception, qu’une place marginale à ces formations, considérées comme relevant principalement du ressort de l’expérience professionnelle bien plus que de la formation initiale des écoles (Dufour, 1998, Remoussenard, 2006). Et ce, malgré les recommandations du Conseil économique qui insiste en 1953 sur la nécessité pour les ingénieurs et cadres techniques de connaître les réalités économiques et humaines du monde industriel et propose de substituer à quelques programmes de culture générale des notions relatives aux sciences économiques et sociales ainsi qu’aux relations humaines (Remoussenard, 2006). Si l’influence américaine[5] a amené l’idée d’une spécialisation en SHS (psychologie, sociologie, économie politique) (Tanguy, 2001), c’est surtout le développement des aptitudes relationnelles qui est apparu comme une nécessité commandée par le renouvellement des modes d’encadrement et de management ; des aptitudes en fait le plus souvent appréhendées sur le registre de la pratique, dans des cours de communication. De rares formations d’ingénieurs ont intégré ces dimensions à partir d’enseignements en SHS en lien avec les stages en entreprise, comme cela a été le cas pour l’enseignement de la sociologie à l’École des mines de Nancy, à partir de 1954 (Laot, 1999). Mais déjà, de 1955 à 1957, il s’agissait plus d’une sensibilisation par des conférences animées auprès des élèves de troisième année que d’une véritable formation. Par ailleurs, cette sensibilisation, abandonnée dès 1960, ne répondait sans doute pas aux souhaits des directeurs des autres écoles d’ingénieurs de Nancy (Ibid.).
Pourtant, dans les années 1960, deux rapports[6] ont proposé pour les écoles d’ingénieurs deux pôles potentiels de formations en humanités et SHS : 1) le développement d’un axe culturel et humain devant favoriser l’ouverture d’esprit et le sens critique et 2) un axe économique et social fonctionnel tourné vers les applications utilitaires de ces disciplines (Grelon, 1987 ; Derouet & Paye, 2010).
Au début des années 1970, le concept d’université technologique a été une réponse apportée à la « volonté d’encadrement éthique et politique de la technologie » (Belot, 2007) par l’introduction d’enseignements obligatoires en humanités. L’INSA de Lyon paraissait particulièrement isolé, avec son Centre des humanités, dans le paysage des écoles d’ingénieurs proposant des spécialités technologiques (Ibid.). S’il est admis à la fin des années 1970 que les sciences sociales peuvent contribuer à la formation des ingénieurs, les questions sur la nature précise de cette contribution demeurent ; néanmoins, de nouveaux enseignements d’économie, de communication, de gestion et de management sont introduits et la légitimité de ce type de formation dans les écoles d’ingénieurs se généralise (Derouet, 2010).
1.4 Le renouvellement de la question des humanités et des SHS dans les années 1980
En 1982, l’UNESCO publie un nouveau rapport mettant en avant la nécessité d’une connaissance approfondie relevant des SHS, associée à la technique dans le processus de formation des ingénieurs, pour résoudre les problèmes d’environnement (Brancher, 1982). Cependant, les décennies 1980 et 1990 ont vu se succéder un certain nombre de catastrophes de grande ampleur remettant définitivement en cause le mythe du progrès social par le développement technologique. Dans ce contexte, les chercheurs du Centre de sociologie de l’innovation (Mines Paris) ont inscrit leurs travaux dans un ample courant de recherche questionnant la neutralité des sciences et des techniques et relevant tout à la fois de la sociologie, de l’histoire et de la philosophie des sciences.. Ils ont interrogé les conditions de production des connaissances scientifiques et techniques et mis en évidence leur ancrage social, économique et politique.
Une certaine effervescence sur la question des humanités dans les formations d’ingénieurs caractérise la période de crise économique et environnementale des années 1990, et conduit à l’organisation de quelques groupes de réflexion et de recherche à l’origine du réseau Ingenium des chercheurs en SHS en écoles d’ingénieurs, fondé en association en 2006.
Pour « réintégrer les formations scientifiques dans la dynamique sociale » Chaix (1998), cette auteure voyait deux options courant toutes deux le risque d’être considérées comme supplément d’âme : 1) celle des humanités et de leur rapport à la culture, force de résistance à l’autorité de pouvoir mais aussi communauté de sens et lieu de dialogue, de socialisation, d’invention symbolique ; et 2) celle des SHS impliquées dans les situations professionnelles concrètes pour proposer des repères conceptuels. Si dans l’esprit dominant des écoles d’ingénieurs, seules les sciences de la nature sont supposées permettre des élaborations rationnelles rigoureuses (Ibid.), celles-ci semblent insuffisantes face aux défis liés aux changements socio-économiques et à la complexité caractérisant le fonctionnement des organisations. Il est alors proposé de développer des enseignements aux humanités englobant en un tout informel autant des disciplines de SHS formalisées que des propositions d’ouverture culturelle aux arts et à la littérature. Cependant, dans un souci de construction de la personnalité et de la citoyenneté, de développement des capacités d’analyse critique, la référence aux humanités domine la scène des débats sur la formation des ingénieurs. Elle est pensée comme complémentaire à la formation en sciences et techniques de spécialité, conçue en plus et à côté du métier de base de l’ingénieur qu’elle ne touche donc pas. Ainsi, ces formations ne peuvent pas questionner la rationalité des sciences et des techniques (Ibid.) ni amener les ingénieurs à une réflexion sur l’inscription sociale et politique des sciences et des techniques.
Il n’est donc pas surprenant qu’un nouveau rapport de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur, publié en 1998[7], insiste encore sur les apports potentiels de l’enseignement des SHS pour sensibiliser les futurs professionnels à leurs responsabilités sociétales. En effet, si dès la fin des années 1990 les réflexions sur la formation des ingénieurs mettent en avant la dimension humaine et sociale, considérée comme essentielle à leur professionnalité, la confusion règne encore autour des dénominations et des contenus de formation. Cette confusion est renforcée par le paradoxe de la valorisation et de l’affichage de ces formations au regard de leur marginalité dans les institutions (Bardel-Denonain & Chaix, 1998 ; Lemaître, 2001).
En dépit de leur intensité, les débats des années 1990 n’ont donc pas permis de reformuler la question de la formation des ingénieurs pour penser la science et la technique en tant que réalités sociales, géographiquement et historiquement situées dans la singularité d› un contexte, c’est-à-dire en tant qu’activités humaines interdépendantes de leur environnement politique, social et économique. Certes, la nécessité d’une certaine transversalité des enseignements pour des approches plus globales est bien admise. Cependant, beaucoup d’écoles n’ont pas encore vraiment franchi le pas vers des pratiques effectives d’approfondissement de ces disciplines, ne sachant parfois pas comment faire ou ne percevant pas suffisamment l’intérêt d’une compréhension des sciences et techniques en tant qu’activités humaines et sociales.
Aujourd’hui, la montée de la complexité des situations de travail et les modes de fonctionnement collaboratifs deviennent les principaux arguments avancés pour le développement des formations en SHS dans les écoles d’ingénieurs. Mais si la CTI a accueilli deux experts en SHS participant aux campagnes d’habilitation et préconise désormais que 30 % des cours soient consacrés à ces disciplines, la conception instrumentale qu’ont la plupart des organisations d’ingénieurs des SHS rend difficile la prise en compte de leurs apports réflexifs dans les cursus. En conséquence de quoi, les enseignements attendus n’ont pas vocation à questionner la place des sciences et des techniques dans les sociétés ni le fonctionnement des organisations ni les modes d’organisation du travail. Les enseignements sont donnés en référence à des comportements individuels, des traits de personnalité, des normes, des prescriptions institutionnelles et non pas à des savoirs élaborés pour élucider les situations professionnelles dans toutes leurs dimensions (historique, politique, économique, sociale, humaine, éthique), éclairer les choix à faire et les décisions à prendre.
Les SHS se sont séparées des humanités au début du XXe siècle mais un siècle plus tard c’est toujours dans l’idée de nouvelles formes d’« humanités » revisitées que s’orientent dans la majorité des cas les écoles d’ingénieurs. Elles tournent ainsi le dos aux disciplines académiques de SHS dans leur dimension réflexive alors même que quelques grandes écoles parisiennes[8] ont pourtant développé des recherches dans cette voie depuis qu’elles ont intégré la recherche dans leurs missions à la fin des années 1960.
2. La recherche dans les écoles d’ingénieurs
2.1 L’antériorité des écoles sur le développement des universités
« L› ingénieur moderne » naît dans le contexte de la réflexion sociale de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans un nouveau rapport au temps et à l’espace. Cette transformation conduit dès lors tous les ingénieurs à se réclamer de l’utilité et à régler leur action sur les rythmes de la production et de l’échange pour tenter de la contrôler. Au début du XIXe siècle, ils inscrivent leur vocation dans les applications pratiques et industrielles des nouvelles théories scientifiques sans prétendre participer au progrès de ces connaissances théoriques (Picon, 1992 ; Belhoste, 2003). Leur enseignement n’est donc pas pensé en relation à la production de savoirs.
Certes, cette situation s’est installée dans un XIXe siècle duquel les universités avaient quasiment disparu[9] mais lors de leur renaissance lorsque des formations d’ingénieurs sont créées dans les facultés des sciences des universités, à la fin du siècle, il ne s’agit pas de connaître la démarche et la pratique scientifiques. D’ailleurs, dans la première moitié du XXe siècle, dans la plupart des entreprises, il n’est pas question d’installer des laboratoires de recherche mais d’utiliser les technologies en vigueur ou d’acheter licences ou brevets. Pendant cette période, la formation des ingénieurs vise donc essentiellement l’acquisition de savoir-faire ; la coupure avec les universités de sciences a ainsi longtemps été la caractéristique des écoles d’ingénieurs, à finalité professionnelle et orientées vers les entreprises (Grelon, 1986, 1988 ; Bouffartigues & Gadéa, 1997). La situation de la recherche dans les écoles a progressivement évolué depuis les années 1950-1960, avec la montée en puissance des techno-sciences et l’accélération du phénomène de triple hélice[10] dans les dernières décennies (Etzkowitz, 2008). Par ailleurs, la plus ou moins grande familiarité développée avec la recherche académique depuis la fin des années 1960 est assortie de rapports au savoir et au monde universitaire différenciés expliquant des écarts de positionnement importants entre les écoles.
2.2 L’opposition des écoles envers les universités
À la toute fin du XIXe siècle, lors du projet de renaissance des universités, la Société des ingénieurs civils, composée à 75 % de centraliens et à 20 % de diplômés des Arts et métiers, n’envisageait pas que l’université puisse former les responsables de l’industrie (Day, 1984). Les écoles s’opposaient à ce projet prévoyant leur rattachement aux universités, finalement créées en 1896, qui ont accueilli la création des premiers instituts techniques des facultés des sciences (Grelon, 1989). Au début du XXe siècle, l’élite scientifique parisienne des écoles d’ingénieurs considérait d’ailleurs la formation de ces instituts d’un niveau moyen ne pouvant former que les sous-officiers du monde industriel, pas les généraux qui lui faisaient défaut pour appliquer la méthode scientifique aux problèmes quotidiens des usines (Champeau, 2001). Les évènements de 1968 ont réveillé cette « vieille méfiance des milieux industriels à l’encontre des universités, accusées de ne former que des théoriciens incapables ou révolutionnaires » (Day, 1987/1991, p. 98-99) et ont renforcé la préférence accordée aux « élèves des écoles spécialisées, mieux formés et plus dociles » (Ibid., p. 51). Alors qu’il est fréquemment fait référence à une traditionnelle hostilité universitaire envers les grandes écoles[11], la puissante coalition associant les écoles, le monde industriel et la haute fonction publique « détestait (…) l’idée même d’une assimilation à l’université : le monde des affaires n’avait jamais beaucoup apprécié l’université » (Ibid.). Grelon (1991) indique également cette hostilité des ingénieurs envers l’université lorsqu’elle vient sur leur terrain ; en divers lieux et dans diverses institutions, elle était jugée incapable de donner un enseignement professionnel en sciences et techniques et insuffisamment moderne dans sa pédagogie (Fonteneau, 2009 ; Bidois, 2009). D’ailleurs, à la fin des années 1970, face aux propositions d’ouverture des écoles à la recherche, impliquant un rapprochement universitaire, les groupes de pressions constitués par les anciens élèves ingénieurs sont encore craints (Champeau, 2001).
Aujourd’hui, même si la recherche est investie comme une dimension de prestige et d’autorité scientifique par les plus grandes écoles (Giré, Béraud & Déchamps, 2000), elle n’est pas la composante la plus valorisée. Les firmes des grands groupes industriels investissent peu dans la recherche et les dirigeants des écoles n’ont pas de connaissance familière de l’enseignement supérieur et de la recherche, on ne le leur demande pas (Veltz, 2007), à l’exception en principe des écoles universitaires.
2.3 Les différents positionnements de la recherche dans les écoles
Malgré une opposition globalement marquée de la plupart des écoles envers le monde universitaire, il existe entre elles des différences notables de positionnement de la recherche.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’influence des instituts techniques des facultés des sciences[12] développés sur le modèle des universités allemandes (technische hochschulen) ainsi que celle du parcours scientifique de premier ordre de leurs enseignants-chercheurs ont été déterminantes dans le lien entre la recherche et la formation d’ingénieurs (Grelon, 1989 ; Laurens, 1999 ; Champeau, 2001). À partir de 1923, les ingénieurs diplômés de ces instituts ont pu préparer un doctorat leur octroyant le titre d’ingénieur-docteur. Ce faisant, les instituts ont participé au développement de la recherche dans le monde des entreprises industrielles (Grelon, 1991 ; 1994). L’importance de la recherche développée dans les écoles d’ingénieurs rattachées aux universités témoigne de cette histoire.
La situation est différente dans les écoles issues de l’Ancien Régime ou créées au cours du XIXe siècle sur leur modèle. De même, dans celles initialement destinées à la formation de contremaîtres[13], la question de la recherche ne se posait pas et elle ne s’y est pas développée avant le milieu du XXe siècle, plus souvent sous forme de recherche contractuelle avec l’industrie qu’en lien avec les universités ou autres organismes de recherche (Grelon, 1988) ; ce qui reste d’ailleurs le modèle dominant dans l’ensemble des écoles d’ingénieurs.
À l› exception de quelques rares cas, c’est donc surtout après la seconde guerre mondiale et suite au colloque de Caen[14] que la recherche est mise en place dans les écoles d’ingénieurs. Dès sa création à Lyon en 1957, l’INSA l’intègre dans le projet de l’école (Lamard & Lequin, 2006). En 1959, la « botte recherche » qui permet à des élèves de s’orienter vers cette activité est instaurée à l’École polytechnique de Paris, mais la recherche a d’abord été déconnectée de l› enseignement. En 1961, la Commission recherche du IVe plan relie l’expansion et le développement économique à l’essor de la recherche scientifique et technologique. Le rapport Bouloche propose en 1963 une amplification de l’orientation des élèves-ingénieurs vers la recherche. Des financements permettent alors de lever des freins matériels importants (espaces restreint des locaux, difficultés de recrutement d’enseignants-chercheurs) et d’établir des laboratoires de recherches dans différentes écoles d’ingénieurs sous tutelle des ministères techniques (Grelon, 1987, 1988). Les années 1960 marquent donc la prise de conscience de l’importance de la recherche dans ces écoles et c’est l’occasion pour celles des universités (ex instituts techniques) de faire valoir leur spécificité dans ce domaine ; l’école centrale de Paris n’ayant par exemple inauguré aucune forme de recherche avant le début des années 1970 (Lasserre, 1989). Cependant, en 1978, on estime les recherches de niveau international présentes dans 25 écoles et à environ 4 % le nombre d’ingénieurs se dirigeant vers un doctorat à la fin de leurs études[15] (Grelon, 1988).
La loi Savary de 1984 a imposé une activité de recherche fondamentale ou appliquée dans la formation des ingénieurs. Le diplôme de docteur de l’École polytechnique de Paris a été créé en 1985, cependant, en 1996, le problème de l’absence de reconnaissance de la recherche universitaire dans les grandes écoles était encore souligné[16] et les écarts de positionnement restent encore aujourd’hui importants.
Les secteurs de la chimie, de l’électricité et de leurs dérivés sont des domaines de spécialité dans lesquels la recherche s’est développée tôt et y a acquis une place importante. La chimie a toujours fait exception, incluant les finalités de la recherche dans les finalités professionnelles. Si l’on peut dire que le modèle d’excellence scientifique de l’école supérieure de chimie et de physique de Paris n’est pas imité (Veltz, 2007), c’est dans la mesure où il n’existe aucune autre école d’ingénieurs en France conduisant 60 % de ses diplômés au doctorat[17] Dans les écoles de chimie, les élèves sont environ le double de ceux de la moyenne des écoles d’ingénieurs à obtenir un doctorat. Un autre secteur spécifique est celui associé à l’agronomie, aux sciences des aliments et à l’environnement. Dès les années 1920, s’élaborent les projets de relation entre la recherche et l’enseignement supérieur agronomique et agricole (ESA) avec les autres établissements scientifiques de recherche et d’enseignement (Denis, 2008 ; Doré, 2009) et la loi d’orientation de 1984 a donné la recherche pour mission aux écoles de l’ESA.
Si la recherche occupe assurément aujourd’hui une place fondamentale dans certaines écoles, le fossé demeure important entre les écoles qui ne disposent pas ou peu de structures et de potentiel de recherche et n’embauchent pas ou peu d’enseignants-chercheurs et les écoles universitaires, ou encore celles sous la tutelle de ministères techniques disposant, pour les plus prestigieuses d’entre elles, de moyens importants en termes d’équipements et de personnels. Par la mise en place d’une économie de l’innovation au service de la compétitivité des entreprises, la place de la recherche et le développement des laboratoires deviennent un enjeu essentiel pour assurer une visibilité et une légitimité des écoles d’ingénieurs dans un processus d’internationalisation des formations supérieures. En conséquence de quoi, il semble que la recherche soit aujourd’hui développée dans toutes les écoles d’ingénieurs publiques, la loi les y obligeant (code de l’éducation, article L. 123-2). Cependant, lorsque des écoles proposent des formations dans des spécialités multiples, dans une même école, le développement des recherches peut varier fortement selon les départements (Fraysse, 1998).
La réflexion sur la place de la recherche dans les formations d’ingénieurs semble actuellement évoluer. En 2011, un groupe de travail de la CGE s’est penché sur « le rôle de la recherche dans la formation des étudiants des grandes écoles » en menant une enquête quantitative et qualitative auprès des écoles membres. Le rapport établi[18] a mis en évidence cinq qualités ou aptitudes majeures à développer dans une formation par et à la recherche : 1) la créativité (imagination) ; 2) la curiosité (esprit critique) ; 3) la rigueur (méthodologie, source de l’information) ; 4) la prise de risque (choix, option, décision, sources) ; 5) l’autonomie. Autant de qualités susceptibles d’améliorer la pertinence des analyses en situation professionnelles si les recherches impliquent aussi une ouverture réflexive vers les SHS.
3. La recherche en SHS dans les écoles d’ingénieurs
3.1 Enjeux
Depuis quelques années se répand l’idée que la formation des élèves-ingénieurs nécessite plus qu’une simple ouverture relevant des SHS et qu’ils ont spécialement besoin d’une réelle formation dans ces domaines, appuyée par une activité de recherche propre conduisant à la production de connaissances spécifiques (Jolion, 2007 ; Chouteau & Nguyen, 2007). La présence d’enseignants-chercheurs en SHS dans les écoles et leurs pratiques de recherche, notamment en ce qui concerne les contextes socioculturels d’inscription professionnelle des ingénieurs, peuvent aider les étudiants, parfois en les faisant participer à la production de cette connaissance, à ne pas confondre les savoirs issus des SHS avec des techniques présentées comme des outils de maîtrise des processus humains et sociaux. Les recherches en SHS pourraient en effet aider les élèves à savoir apprécier et prendre en compte les conditions d’application des résultats de ces recherches, en lien avec leurs contextes de production et à mieux percevoir la pluralité de sens des situations vécues car :
la capacité des sciences sociales à restituer autant que possible les systèmes de sens des groupes étudiés, à rendre compte des valeurs, des codes et des normes autochtones, à recueillir les représentations propres aux acteurs sociaux, apparaissent comme des conditions nécessaires de toute recherche empirique et de tout travail interprétatif
Olivier de Sardan, 2008, p. 277
Les recherches dans différents domaines des SHS pourraient donc permettre aux étudiants une compréhension plus ajustée des systèmes sociotechniques complexes (Lamard & Lequin, 2006). Par exemple, l’importance de l’humain et du social dans les projets d’aménagement urbain, les constructions, n’est plus à démontrer et la recherche en SHS est un apport essentiel de la formation des ingénieurs au sein du département Génie civil et urbanisme de l’INSA de Lyon (Toussaint & Zimmermann, 2007). De plus, la confrontation des étudiants à des pratiques de recherche en SHS pourrait les aider à mieux saisir concrètement les enjeux d’ordre épistémologique sur leur propre rapport au savoir. Par ailleurs, les thèmes de recherche en SHS pouvant être reliés aux activités des ingénieurs, cette recherche pourrait tout à fait prendre place dans des approches pluridisciplinaires, voire interdisciplinaires, autour d’objets d’étude communs. En ramenant les préoccupations éthiques en amont des pratiques techniques et scientifiques, cette réflexion pourrait guider les activités de modélisation, de simulation et de conception, afin qu’elles ne laissent pas de côté des pans entiers de la réalité humaine et sociale. Les enjeux de ces recherches en SHS dans les écoles d’ingénieurs sont aussi d’ordre symbolique. Toutes les étapes de carrière des chercheurs, quelle que soit leur discipline, sont les mêmes et les projets de recherche sont soumis aux mêmes approbations. Cette homogénéité forme le système de la science, malgré les écarts de la pratique quotidienne (Le Marec, 2010) et peut favoriser une meilleure connaissance et reconnaissance des SHS par les enseignants-chercheurs des STSI. Car force est de constater que depuis les initiatives pionnières des années 1950-1960 et l’intensification des débats dans les années 1990, la diffusion des formations en SHS dans l’ensemble des écoles d’ingénieurs en France reste malgré tout limitée.
3.2 État des lieux
Une enquête conduite dans le cadre d’un travail doctoral (Roby, 2014) met en évidence qu’environ 30 % des écoles d’ingénieurs en France affichent des recherches en SHS dont l’existence influence les appellations génériques données aux enseignements de SHS (figure 1).
Les écoles qui utilisent les appellations « sciences sociales » et « sciences économiques et de gestion » sont surreprésentées parmi les écoles qui affichent des recherches en SHS. A contrario, celles qui utilisent les appellations « formation humaine » et « entreprise » sont sous représentées. Globalement, apparaît ici une distinction fondamentale entre les appellations relatives aux SHS et celles dans lesquelles le terme de « sciences » n’est pas utilisé. Cela laisse supposer une forme de mobilisation différente des disciplines et des types d’enseignement proposés selon les appellations génériques utilisées pour parler des enseignements de SHS ou assimilés dans les cursus. On peut en effet penser que les conceptions et les finalités des enseignements diffèrent selon ces appellations. Par ailleurs, l’affichage de recherches en SHS influence également celui des enseignements de SHS ou assimilés (figure 2).
Les enseignements qui relèvent des disciplines académiques de SHS sont globalement surreprésentés dans les écoles qui affichent des recherches en SHS. Cela est aussi le cas de la culture générale. En revanche, les enseignements de droit, de gestion, de management, ceux relatifs à l’entreprise et le développement personnel y ont la même représentation que dans l’ensemble des écoles. Les enseignements liés au projet personnel et professionnel, à l’éthique ou à la gestion de projet, ainsi que la psycho-sociologie sont sous représentés.
Les affichages de recherches en SHS sont surreprésentés dans les écoles des ministères techniques, les plus anciennes et qui comptent les plus sélectives, elles forment historiquement les ingénieurs des corps techniques de l’administration. On peut penser que la gestion des affaires publiques ait pu nécessiter une compréhension des questions sociales et humaines, plus que celle des affaires industrielles, compte tenu des écarts de rapports de force en jeu. Le développement des recherches en SHS dans les écoles des ministères techniques semble pouvoir être relié, au moins partiellement, aux deux périodes de soutien des politiques publiques à la recherche appliquée en SHS dans les années 1960-1970, puis au début des années 1980, ainsi qu’aux contacts qui se sont établis entre hauts fonctionnaires, chercheurs en SHS et dirigeants économiques, entre autres dans le cadre des missions de productivité, après guerre. Il est aussi probable que les ministères techniques qui ont la tutelle des écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses disposent de plus de moyens financiers et humains.
Les affichages de recherches sont également surreprésentés dans les écoles des sciences du vivant et notamment celles sous tutelle du ministère de l’agriculture ou les écoles privées qu’il reconnaît, puisqu’elles ont obligation par la loi d’orientation de 1984 de conduire et de développer des recherches en SHS, ce qu’elles font dans diverses orientations disciplinaires.
Par contre, les affichages de recherches en SHS sont sous représentés dans les écoles qui recrutent au niveau bac et dans les plus récentes, majoritairement sous tutelle du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR). Belot (2007) indiquait déjà que ces dernières « n’accordent qu’une infime attention à un enseignement méta-technique et [que] la recherche en sciences humaines et sociales sur la technologie ne s’est qu’exceptionnellement structurée en équipes reconnues » (Ibid.). Si ce constat correspond bien au positionnement technologique des écoles spécialisées du MESR, les universités technologiques constituent une exception majeure, comme quelques autres[19].
Si les affichages de recherches en SHS sont aussi surreprésentés dans les écoles se disant « généralistes », les écoles de chimie n’en affichent pas. Ces dernières ont généralement adopté un fort positionnement technologique en raison d’une orientation précoce vers la recherche mêlant inextricablement recherches académiques et industrielles dans de nombreux secteurs. Par ailleurs compte tenu des processus en flux continu dans les industries chimiques, les questions liées à l’organisation du travail n’ont sans doute pas eu les mêmes conséquences que dans les industries des secteurs de la métallurgie ou de la mécanique, qui ont tôt investi la science industrielle développée par les écoles généralistes.
3.3 Rareté des pratiques interdisciplinaires entre STSI et SHS
Une étude des textes de présentation des formations et des enseignements en SHS ou assimilés a permis la mise en évidence de six catégories d’écoles basées sur la place et la fonction qu’y occupent les SHS (Roby & Albero, 2014). Une de ces catégories, nommée « Intégration en interdiscipline » présente une visée intégrative des connaissances et renvoie à des formations tendant à construire une approche interdisciplinaire entre SHS et STSI. Cette approche rare est généralement considérée essentielle pour les pratiques professionnelles des ingénieurs. Les intervenants sont des enseignants-chercheurs universitaires rattachés à des laboratoires de recherche dans des équipes associées. Les enseignements disciplinaires (économie, ergonomie, sociologie par exemple) sont intégrés dans des projets d’ingénieurs placés sous la double responsabilité des enseignants-chercheurs de SHS et de STSI. Cela conduit à développer une étude sociotechnique des systèmes, caractérisée par la confrontation et l’association de différentes approches de logiques potentiellement différentes (scientifiques, technologiques, économiques, juridiques, psychologiques, sociologiques, anthropologiques, esthétiques, politiques, etc.) ne se réduisant pas à une juxtaposition des points de vue. Cette démarche amène à percevoir que les systèmes complexes ne se laissent pas appréhender complètement, leur part inhérente d’incertitude ne permettant pas d’en envisager une maîtrise totale. De plus, ces phénomènes complexes n’ont pas de réalité extérieure à ceux qui les étudient puisque ces derniers en sont partie prenante avec leurs projets, leurs volontés de connaissance, de compréhension et de transformation. Ce paradigme oriente l’évolution de nombreuses sociétés vers une nouvelle gestion de l’essor des technologies par une évaluation démocratique des choix technologiques. Dans cette configuration, il importe de sensibiliser les étudiants aux conditions de production et aux divers contextes d’usage des outils et modèles techniques et scientifiques qui leur sont proposés. Ceci doit leur donner la possibilité d’un recul critique pour mieux penser ces modèles qu’ils sont appelés à employer. Il ne s’agit donc pas de viser une opérationnalité immédiate mais d’offrir les moyens d’une autonomie de pensée et d’une liberté d’action.
Cependant, cette formation tient autant compte de l’efficacité professionnelle, visée par une acquisition de savoirs et savoir-faire issus de différentes SHS dont les méthodes de recherche sont connues et pratiquées. Le but poursuivi est le développement d’une capacité réflexive personnelle et critique sur les situations de management dans le monde des entreprises industrielles, entre autres en ce qui concerne la compétence collective et l’apprentissage organisationnel. L’entreprise est questionnée à partir des relations vécues et des rapports de force entre ses différents acteurs et sur les conséquences sociales et collectives des décisions prises. Elle est replacée dans la société et ce regard débouche sur une compréhension de la performance de l’entreprise intégrant et reliant les aspects sociaux, économiques et organisationnels. Cependant cette catégorie ne concerne actuellement que quelques rares écoles trouvées essentiellement parmi celles de l’ESA, des universités technologiques, de certains domaines de spécialité dans quelques INSA ou encore de quelques INP. Les universités technologiques ont été créées à Compiègne (UTC) en 1972, à Troyes (UTT) en 1994 et à Belfort Montbéliard (UTBM) en 1999, pour développer des recherches spécifiques dans le domaine des sciences de l’ingénieur et ouvrir les formations d’ingénieurs à d’autres disciplines que celles des sciences de la nature et des techniques associées. Les disciplines des SHS s’efforcent d’apporter aux élèves-ingénieurs « une réflexion critique sur la technologie et de leur montrer qu’ils ne cesseront au cours de leur future carrière de mobiliser des savoirs sociaux » (Lamard & Lequin, 2006, p. 288). Il s’agit de faire passer ces élèves-ingénieurs de la certitude des sciences physiques à un questionnement (Ibid.).
3.4 Un Bilan en demi-teinte
Dans les différents types de formations d’ingénieurs, les SHS sont la plupart du temps considérées en tant que disciplines d’ouverture. Cela diffère de l’acquisition de formes de savoirs pouvant permettre le développement d’une capacité d’analyse rigoureuse et méthodique des situations humaines et sociales en contexte professionnel. Parler d’ouverture des formations d’ingénieurs conduit à un certain flou sur le statut des SHS qui dans la grande majorité des cas ne sont pas considérées comme des savoirs constitutifs de la professionnalisation des ingénieurs. Cette situation est inscrite dans la sociohistoire des écoles présentant une organisation hiérarchique des connaissances de l’ingénieur, bâtie sur un modèle positiviste et caractérisée par des clivages disciplinaires autant entre sciences et sciences appliquées qu’entre sciences de la nature et SHS. Ces clivages et ces hiérarchies, très tôt installés, sont encore constitutifs de l’identification de l’ingénieur (Vérin, 1998). Ils ne sont que très progressivement remis en cause par l’émergence d’approches interdisciplinaires ou par le développement de la place des sciences de gestion et des sciences de l’information et de la communication.
Il est aujourd’hui attesté que l’appréhension de la complexité du réel nécessite des approches interdisciplinaires, c’est pourquoi les formations professionnelles comme celles des ingénieurs ou des architectes ont pour mission de guider leurs étudiants vers une approche de la complexité et de l’interdisciplinarité. Mais les pratiques traditionnelles ne concèdent qu’une présence marginale aux SHS en tant que disciplines académiques dans les écoles d’ingénieurs.
S’interrogeant sur la place des SHS dans la formation des ingénieurs et prenant acte de l’insignifiance de la contribution des SHS à développer une capacité réflexive des élèves-ingénieurs sur l’action technique et industrielle (Vinck, 2007), Chouteau, Forest & Nguyen (2011a, 2011b) proposent le rapprochement entre SHS et STSI autant qu’entre SHS, pour une formation à l’innovation prenant en compte autant la réalisation technique que son insertion sociale et sociétale. Elles plaident pour que la technique ne soit pas dissociée du social ni de l’humain. On peut alors imaginer que les SHS acquièrent par leurs collaborations avec les STSI suffisamment de légitimité pour se déployer dans une formation à l’action et à la réflexion (Dufour, 1998) relevant d’une conception d’ensemble de l’enseignement scientifique et incluant autant les sciences de la nature que les SHS.
Conclusion
Si les années 2000 ont vu un relatif développement de la recherche en SHS dans les écoles d’ingénieurs (Lemaître, 2007), ces dernières n’entretiennent malgré tout que peu de familiarité avec ce type d’activité. Leurs dirigeants et responsables décisionnels sont généralement issus de formations en sciences de l’ingénieur (à de rares exceptions près) et connaissent mal, pour la plupart d’entre eux, l’épistémologie des SHS, disciplines auxquelles ils ne sont pas forcément très ouverts (Lemaître 2014). De fait, la formation en SHS dans les écoles d’ingénieurs est souvent perçue comme une garantie potentielle du supplément d’âme des ingénieurs, n’impliquant donc pas de relation avec une quelconque recherche en SHS. Il faut rappeler une certaine hostilité traditionnelle des responsables des écoles d’ingénieurs à l’égard de l’université et des intellectuels qui n’a certainement pas favorisé la familiarité avec les recherches en SHS. Les responsables des écoles préfèrent donc en général réduire les SHS à une fonction d’outil technique car ils en perçoivent mal l’utilité réflexive ou la craignent (Ibid.). Les ingénieurs étant globalement peu à l’aise avec les questions politiques, ils le sont peu avec les SHS. Pourtant, les sciences sociales traitent du monde dans lequel sont inscrites les actions qu’elles analysent comme une actualisation permanente de ce monde là, de la société dans son ensemble, c’est-à-dire d’une finalité forcément politique (Giddens, 1984/1987 ; Sauvage, Toussaint & Younès, 1996). De plus, les SHS ont vocation à penser l’homme et la société dans le temps et dans l’espace. Or, dans une société où le temps ne se pense qu’au présent (Laïdi, 2000 ; Rosa, 2010, 2012), quelle peut être leur reconnaissance ? C’est donc le développement des qualités humaines (écoute, ouverture, initiative…) qui est le plus systématiquement mis en avant dans les écoles d’ingénieurs.
La CTI ne mentionne d’ailleurs l’activité de recherches en SHS pour les écoles d’ingénieurs que depuis 2010, auparavant, elle n’était « le plus souvent [qu’] un élément simplement constaté, rarement encouragé et peu reconnu dans son rôle sur l’évolution naturelle de la formation » (Jolion, 2007). Le développement des recherches en SHS dans les écoles d’ingénieurs apparaît donc difficile et problématique dans la mesure où il ne répond pas à une volonté stratégique des écoles qui ne sont pas identifiées, à de rares exceptions près comme des lieux de production scientifique en SHS. Cela n’attire donc pas forcément les enseignants-chercheurs, pour lesquels le rattachement académique à un laboratoire peut parfois poser quelques difficultés et les enseignements de SHS dans les écoles sont donc rarement basés sur des recherches spécifiques.
Appendices
Notes
-
[1]
L’enquête de la thèse (Roby, 2014) a porté sur les affichages des disciplines de SHS proposés dans les cursus de formation présentés sur les sites internet des écoles d’ingénieurs de formation initiale sous statut étudiant, ainsi que sur l’analyse des discours qui accompagnent ces présentations. La méthodologie de recueil et d’analyse des données ayant déjà été présentée (Roby et Albero, 2014), elle n’est pas reprise dans cet article.
-
[2]
Frédéric Le Play (1806-1882) a développé à l’École des mines (Paris) une sociologie empirique et positive du monde du travail, constituée d’études monographiques de familles ouvrières appréhendées par leur budget.
-
[3]
À l’occasion de la publication en 1954 du rapport Wolff (du nom du président de la CTI).
-
[4]
Revue trimestrielle de l’Unesco.
-
[5]
En 1955, l’American society for engineering education recommandait une part de 20 % d’études socio-humanistes pour l’octroi d’un diplôme d’ingénieur (Rapport UNESCO 1967) ; http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfp_0556-7807_1968_num_4_1_1904, consulté le 15 septembre 2013.
-
[6]
Le rapport Bouloche, publié en 1963 par une commission dont Bertrand Schwartz était membre et le rapport de l’UNESCO, publié en 1967 sur les SHS dans l’enseignement technique supérieur.
-
[7]
http://www.unesco.org/education/educprog/wche/declaration_fre.htm, consulté le 20 décembre 2011.
-
[8]
Citons pour Mines Paris, le Centre de sociologie de l’innovation et le Centre de gestion scientifique, pour Ponts ParisTech, le Laboratoire techniques, territoires et sociétés et pour Polytechnique, le Centre de gestion scientifique.
-
[9]
Elles étaient cantonnées à faire passer les examens du baccalauréat.
-
[10]
Théorie proposée par H. Etzkowitz et L. Leydesdorff (Universités de Newcastle, Grande Bretagne et d’Amsterdam, Pays-Bas) pour symboliser l’action tripartite entre l’État, les entreprises et les recherches académiques d’un pays dans son pouvoir d’innovation.
-
[11]
Lettre d’information de la CGE Grand angle, mai 2013, Édito « La naissance de la CGE » par Pierre Laffitte.
-
[12]
Les sciences fondamentales et appliquées sont enseignées de concert dans les formations qu’ils dispensent (Grelon, 1991).
-
[13]
Comme les Arts et métiers, l’École de chimie de Mulhouse ou l’Institut industriel du Nord.
-
[14]
En 1956, premier grand colloque sur la politique de la recherche en France.
-
[15]
De 1986 à 1998, encore à peine 3 % des élèves de l’École nationale des ponts et chaussées s’inscrivaient en thèse (Goujon et Odinot, 2007).
-
[16]
Par J. M. Domenach au Colloque « Humanités et grandes écoles » INSA Lyon – Centrale Lyon, 13-14-15 novembre 1996.
-
[17]
http://www.espci.fr/fr/espci-paristech/, consulté le 17 mars 2013
-
[18]
http://www.cge-news.com/main.php?p=499, consulté le 9 avril 2012.
-
[19]
Citons l’INSA Lyon, l’INSA Strasbourg, l’école de génie industriel de Grenoble INP ou encore l’École nationale supérieure de cognitique de Bordeaux INP.
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