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Dans cet article, nous nous efforcerons de montrer que l’essor de la philosophie analytique au Québec a été grandement facilité par l’existence de Philosophiques. La raison en est relativement simple : c’est dans la nature même de la philosophie analytique de travailler à partir d’une posture de recherche de nature sociale, qui s’exprime essentiellement à travers les publications périodiques, comme les revues. Philosophiques offrit donc, à partir des années 1970, ce qu’il fallait à la philosophie analytique pour s’établir au Québec. Malgré son retard sur le monde anglo-saxon, le développement de cette approche se fit avec une rapidité étonnante.

La philosophie analytique comme nouvelle manière de philosopher

Définir la philosophie analytique n’est pas chose aisée. Il existe à ce jour plusieurs tentatives de définition, qui nous semblent soit erronées, soit incomplètes. Dans le monde francophone, on soutient en effet qu’elle est un mouvement[2], un courant de pensée[3], une méthode[4] et un style[5]. Pour nous, il s’agit d’une manière de philosopher qui s’appréhende comme un amalgame des deux derniers plutôt qu’un des deux premiers.

Notons d’abord que l’expression « mouvement » fait davantage référence à la mise en oeuvre d’actions concrètes de nature politique ou militante généralement orchestrées par des individus partageant certaines opinions. La philosophie analytique est surtout un discours qui a, au contraire, la réputation d’être plutôt académique, voire « de type scolastique[6] »[7]. L’expression « courant de pensée » (ou « école de pensée ») n’est pas plus appropriée pour définir ce qu’est la philosophie analytique. Une école ou un courant de pensée suppose généralement la présence d’un accord à propos d’un certain nombre d’idées fondatrices. Par exemple, l’école de pensée épicurienne s’est construite à partir d’une série de positions comme la mortalité de l’âme, l’hédonisme et le matérialisme. Une exploration même superficielle de l’histoire de la philosophie analytique, de Gottlob Frege, Bertrand Russell et Rudolf Carnap jusqu’à H. Paul Grice, Donald Davidson et John Rawls, suffit à montrer qu’il n’en est rien. Il n’y a en effet aucune thèse qui soit entérinée par l’entièreté des philosophes analytiques ni de thème qui leur soit exclusif. Beaucoup d’auteurs non analytiques ont traité de logique (Georg Wilhelm Friedrich Hegel), de la nature de l’esprit (Johann Gottlieb Fichte, Hegel), de la relation entre la volonté et l’action (Arthur Schopenhauer, Jean-Paul Sartre), de la science (Edmund Husserl) et du langage (Martin Heidegger). Le contraire est aussi vrai : on croit à tort que certaines positions sont propres à la philosophie non analytique, comme la défense de l’existence de Dieu ou d’une âme humaine immortelle. Cela s’explique probablement par le fait qu’elles entretiennent une forme d’indépendance face à certains consensus scientifiques, alors qu’au contraire, les philosophes analytiques semblent davantage en tenir compte. Toutefois, plusieurs ouvrages récents témoignent du fait que ces convictions intéressent les analytiques et qu’ils les défendent eux aussi[8].

Depuis Frege et son nouvel outil servant à réformer la logique, nous avons tendance à penser que ce qui caractérise la philosophie analytique est sa méthode. Celle-ci se définirait par un recours systématique à la logique formelle et à la reformulation de ses règles, entreprise censée servir à départager le dicible des énoncés mal construits et par conséquent « permettre une expression plus rigoureuse et plus exacte des raisonnements scientifiques, notamment mathématiques[9] ». Seules les expressions pouvant être traduites en énoncés logiques corrects auraient un sens, et ce n’est qu’à partir de celles-ci que l’on peut prétendre résoudre des problèmes philosophiques. Toutefois, la philosophie analytique ne se réduit pas à celle qui fut inventée par ses pères, dont Frege et Russell. Comme le démontre le courant pragmatique des philosophes oxoniens, que l’on considère bel et bien comme analytiques, le présupposé logiciste soutenant la méthode appartient uniquement à une époque de la philosophie analytique, plus particulièrement à ses débuts. On ne saurait rattacher les travaux de John Austin ou de Grice à cette tendance, puisqu’ils travaillaient plutôt à partir du langage quotidien et qu’ils ont délaissé l’usage de la logique formelle. En dépit de sa jeunesse, la philosophie analytique comprend bel et bien des méthodologies variées. À elle seule, l’oeuvre de Ludwig Wittgenstein illustre bien cette diversité méthodologique. En effet, on ne considère pas le deuxième Wittgenstein comme moins analytique que le premier. 

Il y a en revanche un élément méthodologique qui fut maintenu dans la tradition analytique, Bruno Leclercq a bien raison sur ce point, et c’est l’idée « que l’analyse du langage est un outil philosophique privilégié[10] ». En général, le travail du philosophe analytique se situe sur le plan métalinguistique et consiste en l’examen de la structure et de l’utilisation même du langage. Plus précisément, il décompose certains énoncés problématiques en leurs composants de base afin d’exposer les concepts clés, leurs significations et les relations qu’il y a entre eux[11], ainsi que leurs conditions de vérité[12]. Si une méthode consiste en une stratégie pour aborder les problèmes[13], c’est bien la « stratégie métalinguistique » qui est utilisée communément par les analytiques[14]. Cette première caractéristique que nous retenons se jumelle à une autre : opter pour cette méthode, c’est permettre, selon certains, d’éviter le piège dans lequel la tradition continentale — surtout la philosophie allemande et française — s’était embourbée, soit d’avoir pensé traiter de problèmes philosophiques alors qu’il ne s’agissait que de problèmes de langage[15]. Le défi, désormais, était d’amener le propos avec le plus de clarté et de rigueur possible tout en s’abstenant d’utiliser des figures de style, qui rendent le contenu difficilement saisissable ou qui nous obligent à faire de longs détours pour élucider sa signification — toujours à condition qu’il soit possible d’y arriver[16]. Ainsi, nous considérons, comme deuxième caractéristique à retenir, le style[17] : on reconnaît facilement un article de philosophie analytique par son style austère, aride, voire profondément antipoétique et antilittéraire. C’est justement ce souci de clarté qui fait que la stratégie métalinguistique est si importante : elle permet de « spécifier l’interprétation et expliciter les implications[18] » des énoncés étudiés et d’éviter de faire tourner le débat autour des interprétations divergentes d’une thèse plutôt que sur la validité et la portée de la thèse elle-même. Par conséquent, les débats sont rarement interprétatifs, et le philosophe analytique n’est généralement pas un exégète[19].

On manquerait certainement quelque chose de fondamental si on s’arrêtait ici. À côté de la stratégie métalinguistique et du style, un des traits qui distingue le plus la philosophie analytique de la philosophie non analytique est, selon nous, qu’elle travaille à partir d’une posture de recherche de nature sociale et coopérative, ce qui signifie que la connaissance qu’elle produit est en quelque sorte soumise à une communauté de recherche qui est invitée à discuter les positions les un·e·s des autres[20], à retravailler leurs textes et à ajuster ce qu’iels ont déjà publié. L’adoption de ce modèle de recherche a entraîné plusieurs changements dans la nature même du travail philosophique. D’abord, pour que cette connaissance soit en effet accessible et communiquable, les questions qu’elle pose sont examinées à travers des contributions ponctuelles sous forme d’articles de revue[21] et de chapitres de livre. Contenues dans des articles relativement courts, les réflexions se concentrent bien souvent sur des questions très précises, comme une définition de concept ou encore la discussion d’un argument. Rappelons-nous toute l’encre qui a coulé en quelques années sur l’argument de l’exclusion causale de Jaegwon Kim[22] ou sur celui sur la faiblesse de la volonté de Davidson[23] [24]. Cela explique probablement pourquoi la philosophie analytique s’est scindée en plusieurs branches bien distinctes : la philosophie du langage, la philosophie de l’action, la philosophie de l’esprit, l’éthique, la métaphysique, etc. En revanche, et pour ne mentionner qu’un exemple, dans l’histoire de la philosophie, rares sont les philosophes qui ont abordé la nature de l’esprit sans toucher aux questions éthiques et épistémologiques qui semblent toujours se révéler quand on se penche sur celle-ci, et la tradition nous les présente toujours pensées l’une avec les autres, comme indétachables (de Platon à René Descartes en passant par Emmanuel Kant et Hegel)[25]. La tradition analytique, elle, travaille ses questions de manière très segmentée. Est-ce un problème ? Certains ont-ils raison de lui reprocher de faire de la philosophie morcelée[26], donc inutile, parce qu’elle ne peut pas aspirer à un savoir synthétisé et global ? Ce n’est pas l’objectif de cet article d’y répondre, mais il serait intéressant de s’y attarder dans un autre contexte.

Les propos précédents nous mènent donc à la conclusion suivante : la philosophie analytique n’est ni un mouvement ni une école de pensée, et elle ne se réduit pas non plus à une seule méthode. Elle est une manière de philosopher qui comprend l’adoption de la stratégie métalinguistique, un style épuré et technique, mais surtout une posture de recherche de nature sociale dans laquelle les thèses portant sur des savoirs précis sont destinées à être évaluées par les pairs et partagées dans une communauté qui débat.

La philosophie analytique et Philosophiques : convergence de deux événements historiques

On a tendance à situer la naissance de la philosophie analytique à la fin du xixe siècle, plus précisément en 1884, au moment de la publication par Frege des Fondements de l’arithmétique. Son essor doit beaucoup à la reprise des travaux de Frege par Russell, en Angleterre, au début du xxe siècle, puis aux recherches du Cercle de Vienne, en Autriche, à partir de 1926. Dans le monde francophone, en France comme au Québec, elle prend vie près de cinquante années plus tard, dans les années 1970. Nous ferons un très bref résumé de son histoire au Québec jusqu’en 2010.

En mars 1980, lors d’une table ronde sur le positivisme, Claude Panaccio raconte comment certains furent inquiets de « l’invasion récente des congrès de philosophie québécois, des revues de philosophie, voire de certains programmes de philosophie[27] » par la philosophie analytique. Depuis quelques années, en effet, les philosophes québécois s’intéressent à la logique, la philosophie des sciences et la philosophie du langage et à des auteurs comme Frege, Russell, Carnap, Quine, Hempel, etc. Ce récit anecdotique, mais rigoureux, vaut le détour. Selon Panaccio, elle fut retardataire au Québec, surtout à cause du « contrôle clérical serré[28] » que subissent encore les universités dans les années 1960, donnant une place prépondérante au thomisme, philosophie chrétienne réfractaire à tout ce que la philosophie analytique pouvait représenter : protestantisme, anglicisation, positivisme. La tradition thomiste n’a pourtant pas su assurer son hégémonie devant la « puissance » de cette nouvelle approche et de la montée du libéralisme propre à la Révolution tranquille[29].

On situe la naissance de la philosophie analytique au Québec au courant des années 1970, mais, pour certains, elle est associée à un moment particulier : le premier article de philosophie analytique publié par un Québécois, soit « Faits, phrases et propositions » de Jean-Paul Brodeur, paru en 1971 dans Dialogue[30]. Deux raisons proximales expliquent son essor : d’abord, le fait que des philosophes québécois se soient exilés dans certaines parties du monde (surtout européennes) et en soient revenus avec la marque d’un contact significatif avec la philosophie analytique. On parle notamment de Normand Lacharité, Jean-Paul Brodeur, Yvon Gauthier, Robert Rose[31], Robert Nadeau et, plus tard, François Latraverse, Jocelyne Couture et Daniel Laurier. Ensuite, parce que les universités québécoises ont engagé des philosophes étrangers. Selon plusieurs[32], c’est à l’UQTR que naquit véritablement la philosophie analytique, avec l’embauche de deux analytiques européens[33], Daniel Vanderveken, qui a collaboré avec un des plus éminents analytiques américains, John Searle, ainsi que Nicolas Kaufmann, qui introduisit au Québec la philosophie de l’action[34]. C’est donc le contexte politique et le contact des Québécois avec la philosophie étrangère qui ont contribué à ce que la philosophie analytique s’impose au Québec dans les années 1970. Néanmoins, il y a, selon nous, autre chose qui facilita sa progression : Philosophiques elle-même.

Philosophiques commence à paraître à peu près au moment où émerge la philosophie analytique, soit en 1974. Il est évident pour nous que Philosophiques a participé à populariser la philosophie analytique au Québec. Comme nous l’avons précisé plus tôt, la revue est le médium privilégié de la philosophie analytique, puisqu’elle s’arrime parfaitement à sa manière de philosopher. Autrement dit, Philosophiques tombe à point et sert à l’époque d’engrais pour que ce champ philosophique fleurisse au Québec. Sans elle, la socialisation des connaissances qui lui est si chère n’aurait pas pu se concrétiser. De plus, la philosophie analytique, à l’époque et encore aujourd’hui, est surtout accessible en anglais. Dans un monde francophone comme le nôtre, il est plus difficile pour une telle approche de s’implanter. Philosophiques, en tant que revue qui ne publie qu’en français, va bien évidemment contribuer à la rendre disponible. Un des faits venant le confirmer est que les plus grands analytiques venant de France, pays où elle fut longtemps ostracisée[35], ont publié dans Philosophiques : François Recanati[36], Pascal Engel[37] et Joëlle Proust[38].

Nous tenterons, dans la prochaine section, de montrer, à l’aide de statistiques produites à partir d’une intelligence artificielle, comment la philosophie analytique fut si importante dans Philosophiques, alors qu’avant 1970, son existence ici pouvait à peine s’imaginer.

Une analyse statistique de la présence de la philosophie analytique pendant les vingt-cinq premières années de Philosophiques

Pour la réalisation de cet article, nous avons tiré parti de l’accessibilité grandissante de l’intelligence artificielle. À l’aide de ChatRTX, Ollama et ChatGPT, nous avons analysé l’entièreté des textes publiés par Philosophiques, fournis par Érudit sous la forme d’une base de données XML. En utilisant les critères de distinction de la philosophie analytique présentés dans cet article, nous avons demandé à plusieurs intelligences artificielles de nous aider à distinguer quels articles sont analytiques et lesquels ne le sont pas. Dans la réalisation de ce projet, nous avons eu l’opportunité d’essayer plusieurs modèles de langage, dont Mistral, Llama 2, Llama 3, GPT-3.5 et GPT-4o. Afin d’affiner les résultats, nous avons aussi entraîné l’un de ces modèles avec une portion de la base de données du Stanford Encyclopedia of Philosophy et de PhilPapers. Voici un graphique montrant les résultats du dénombrement des articles de philosophie analytique par rapport aux non analytiques, de 1974 à 2000 :

Comme nous venons tout juste de le dire, la philosophie analytique n’existait pas avant 1970 au Québec. On voit néanmoins qu’elle est déjà présente dès la création de la revue et que, dans ses dix premières années, elle occupe en moyenne près du tiers des articles[39]. Pendant ces dix premières années, c’est en 1977 qu’elle est la plus présente. Bien que le premier numéro semble traiter de discussions relativement proches de la métaéthique, c’est le deuxième numéro qui a attiré l’attention de l’IA : il s’agit en effet d’un dossier sur la philosophie et la psychologie dirigé par Robert Nadeau, épistémologue québécois, considéré par Panaccio comme l’un des pionniers de la philosophie analytique au Québec. Dans celui-ci, on trouve entre autres une contribution de Kaufmann : « Psychologie de la conscience et science du behavior[40] ». L’année 1979 est également intéressante. On y trouve le débat entre Jean Leroux et François Tournier autour de « L’explicitation d’un concept[41] » dans lequel ce dernier propose une correction du modèle carnapien d’explicitation des concepts. En 1980, en raison du deuxième numéro, la philosophie analytique occupe près de la moitié des articles de la revue : on peut y lire des textes tirés d’un colloque tenu à l’Université du Québec à Trois-Rivières, sur la question « Qu’est-ce que prouver scientifiquement ? » auquel ont contribué Nadeau[42], Panaccio[43] et Kaufmann[44].

Figure 1

Nombre d’articles de philosophie analytique (orange) et non analytique (gris) identifiés par l’IA dans Philosophiques de 1974 à 2000

Nombre d’articles de philosophie analytique (orange) et non analytique (gris) identifiés par l’IA dans Philosophiques de 1974 à 2000

L’axe horizontal représente les années de parution et l’axe vertical, le nombre d’articles

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En se basant sur ce qui vient d’être dit et sur les résultats du deuxième graphique, on note que c’est surtout l’épistémologie[45] qui intéresse les analytiques à l’époque, et l’IA l’a bien décelé. La philosophie des mathématiques est aussi omniprésente dans la revue. Loin d’être la branche la plus populaire de la philosophie analytique, sa présence s’explique par les nombreuses contributions d’Yvon Gauthier, dont c’était la spécialité[46]. On peut aussi souligner que, bien que la philosophie de l’action ne soit pas encore très bien connue à cette époque, il y a, en 1976, ce qu’on peut considérer comme le premier article de cette sous-discipline dans Philosophiques : « Structure et causalité[47] » de Kaufmann.

Figure 2

Répartition des sous-disciplines analytiques parmi les articles de philosophie analytique identifiés par l’IA dans Philosophiques de 1978 à 1984

Répartition des sous-disciplines analytiques parmi les articles de philosophie analytique identifiés par l’IA dans Philosophiques de 1978 à 1984

Chaque section indique le pourcentage d’articles classés dans chaque sous-discipline. Un article peut être classé dans plusieurs sous-disciplines

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En ce qui concerne les années 1980, c’est surtout à la fin de la décennie qu’on observe une participation plus importante des analytiques. Pour des raisons difficiles à cerner, la philosophie analytique est quasi absente en 1985 et 1986[48]. En 1988, c’est un dossier sur L’énigme de Kripke, avec Seymour[49], Laurier[50], Panaccio[51] et François Lepage[52], qui explique sa forte remontée. En 1992, sous la direction de Seymour, on assiste au premier dossier de philosophie politique à orientation analytique, avec la participation de Couture[53], mais aussi de Daniel Weinstock[54] et Will Kymlicka[55].

Pour terminer, il est impossible de faire fi de ces longues bandes orange en 1998, 1999 et 2000, du premier graphique. C’est qu’en 1998, Laurier prend la direction de la revue, et, selon plusieurs témoignages, c’est à ce moment que Philosophiques est investie par la philosophie analytique. Bien connu dans les milieux analytiques et non analytiques, Laurier, professeur à l’Université de Montréal, est un spécialiste de plusieurs sous-disciplines de la philosophie analytique : philosophie du langage, de l’action, de l’esprit et métaphysique analytique. C’est sous cette nouvelle direction qu’on verra se multiplier les contributions et les dossiers spéciaux en philosophie analytique : en 1998, Nadeau dirige le dossier « Les modèles d’évolution en économie et en sciences sociales » et, en 2000, Paul Bernier dirige « Le matérialisme contemporain », le premier dossier de philosophie de l’esprit. Ce numéro, un festin pour toute personne qui s’intéresse à la philosophie de l’esprit, compte la contribution de nul autre que Jaegwon Kim[56], philosophe américain d’origine coréenne, un des plus grands, sinon le plus grand philosophe de l’esprit de notre époque. Selon Bernier lui-même, il est « l’un des philosophes contemporains qui a le plus contribué à clarifier notre compréhension du physicalisme et de ses enjeux[57] ».

La philosophie analytique continue d’occuper une place majeure dans Philosophiques de 2000 à 2010. Il suffit d’explorer les archives pour découvrir que les dossiers sont en majorité analytiques, et, lorsqu’ils sont de nature exégétique, ils portent sur des auteurs associés à la tradition analytique. On remarque aussi que les sous-disciplines sont davantage diversifiées que dans les débuts de la rencontre entre la philosophie analytique et Philosophiques (la philosophie politique contemporaine, par exemple, y est omniprésente). Voici la liste détaillée des dossiers thématiques publiés pendant cette décennie :

  • 2001 : La nature des normes, dirigé par Christine Tappolet et Daniel Weinstock.

  • 2002 : La démocratie délibérative, dirigé par Dominique Leydet. 2003 : Bernard Bolzano. Philosophie de la logique et théorie de la connaissance, dirigé par Sandra Lapointe.

  • 2004 : Poincaré et la théorie de la connaissance, dirigé par Éric Andureau.

  • 2005 : Question d’interprétation, dirigé par Martin Montminy.

  • 2006 : Philosophie et psychopathologie, dirigé par Luc Faucher.

  • 2007 : Cosmopolitisme et particularisme, dirigé par Jocelyne Couture et Kai Nielsen.

  • 2009 : L’idéalisme britannique, dirigé par Sébastien Gandon et Mathieu Marion.

C’est aussi au début des années 2000 qu’on voit apparaître la sous-catégorie « disputatio » dans la revue. Elle a comme principal objectif de publier une suite d’articles dans lesquels les auteurs se confrontent, se critiquent et répondent aux objections qu’ils ont reçues. La première apparaît dans le numéro 2 du volume 30, dans lequel Laurier, proposant un résumé des arguments principaux de son livre L’esprit et la nature[58], répond directement aux critiques qu’il reçoit, dans le même numéro. Inutile de rappeler la posture de recherche de nature sociale à partir de laquelle la philosophie analytique travaille et dont nous avons parlé plus tôt : la disputatio l’exprime à merveille. Depuis son apparition en 2003, on compte, jusqu’en 2010, quatorze sections disputatio, dont onze sont analytiques !

La philosophie analytique fut donc bien présente dès la naissance de Philosophiques, et ce, d’abord par la participation accrue des épistémologues québécois. On voit ensuite se dessiner, dans les années 1990, une nette progression de son importance et aussi une diversification de ses sous-disciplines, de ses thèmes et de ses objets d’étude.

Conclusion

Dans cet article, nous avons d’abord caractérisé la philosophie analytique. Nous avons, en second lieu, montré que Philosophiques est créée au même moment que naît la philosophie analytique au Québec, et nous avons fait un rapprochement entre les deux événements historiques. Effectivement, la présence même d’une revue allait être un atout pour le développement de cette nouvelle approche philosophique. Enfin, nous avons soumis à différentes intelligences artificielles notre définition de la philosophie analytique pour qu’elle analyse statistiquement la présence de celle-ci dans les premières années de Philosophiques. Ce qu’on peut en conclure est maintenant d’une évidence claire : la philosophie analytique au Québec n’aurait pas été possible sans Philosophiques… et l’inverse est tout aussi vrai.