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Publié pour la première fois en 2018 et tout juste traduit en français par Raphaëlle Théry, Le devoir de résister de Candice Delmas apparaît comme l’une des plus récentes contributions aux débats sur la désobéissance civile et l’obligation politique qu’ont relancés les différentes vagues de mobilisation des années 2010. Plus qu’un simple addenda, le livre de Delmas propose de reproblématiser la désobéissance civile en l’inscrivant dans le cadre plus général de la « désobéissance de principe » et en la pensant non plus seulement comme un droit — nécessaire contrepartie au devoir d’obéissance à la loi —, mais aussi, voire surtout, comme un devoir. Delmas cherche ainsi à répondre à une double interrogation : est-il possible de concevoir un devoir de désobéissance semblable au devoir d’obéissance à la loi ? Et est-il possible d’inclure dans cette conception de la désobéissance non seulement la désobéissance civile, telle que l’a thématisée la philosophie politique de tradition analytique[1], mais aussi des formes de désobéissance qui refusent, en tout ou en partie, la norme de civilité ? L’autrice entend donc défendre la thèse selon laquelle il existe des « devoirs moraux de résistance à l’injustice dans lesquels [sont] inclus la désobéissance animée par des principes — qu’elle soit civile ou non civile » (p. 14). À cet effet, les deux premiers chapitres sont consacrés à une critique des principales conceptions de la désobéissance civile et à une apologie de la désobéissance incivile. À partir de cette problématisation, Delmas s’attache à justifier, dans les quatre chapitres suivants, le devoir de résistance, en remobilisant les arguments qui ont jusqu’à présent servi à justifier l’obligation politique d’obéissance à la loi. Le dernier chapitre est pour sa part consacré à une présentation des implications de ce devoir pour des agents situés dans des contextes sociaux et politiques concrets, présentation que complète le postscriptum, en revenant sur la contestation de la dernière présidence républicaine aux États-Unis.
Le premier chapitre part d’un constat : la désobéissance civile, telle qu’elle a été conceptualisée depuis les années 1960 en se référant au mouvement américain pour les droits civiques, repose, pour l’essentiel, sur une interprétation idéalisée de ce dernier. Cette conception de la désobéissance civile a ainsi fait l’impasse sur les dimensions les plus radicales de ce mouvement, et les plus ambigües en ce qui concerne son rapport à la légalité, la publicité et la non-violence. Elle a de fait revêtu une fonction idéologique de contre-résistance en délégitimant les mouvements sociaux subséquents par le biais d’appels constants à la civilité :
En présentant de manière erronée l’histoire des changements sociaux, et en leur rattachant un ensemble de croyances et de jugements sur la désobéissance civile, l’histoire et la théorie de la désobéissance civile déforment la compréhension ordinaire des luttes de libération. Pour être clair, ce qui se joue dans le récit officiel du mouvement de libération des Noirs n’est pas seulement une question d’exactitude historique : ce récit, ainsi que la théorie de la désobéissance civile qu’il assoit, fournissent la norme de référence à l’aune de laquelle les mouvements sociaux et politiques sont jugés
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Il importe par conséquent de redéfinir la désobéissance politique au-delà de la seule désobéissance civile afin d’y inclure des formes de désobéissance incivile. Si certaines théories, à commencer par celles de Kimberley Brownlee et de Robin Celikates[2], semblent aller en ce sens, Delmas considère toutefois qu’elles posent un problème à la fois conceptuel et phénoménologique : elles déforment en effet le concept de désobéissance civile au point de le rendre méconnaissable et échouent, par le fait même, à rendre compte de l’écart de certaines pratiques avec le modèle de la désobéissance civile. Contre la conception canonique de la désobéissance civile qui ne correspond pas aux mouvements qu’elle prend pour référence, et contre les conceptions minimalistes qui sont « défaillantes au plan de l’utilité politique et de l’exactitude phénoménologique » (p. 71), Delmas entend donc défendre une conception étendue de la désobéissance politique qui comprend des formes civiles aussi bien qu’inciviles[3].
Comment dès lors justifier une telle conception de la désobéissance politique, particulièrement lorsqu’elle se fait incivile ? Selon Delmas, la désobéissance incivile est à même d’être justifiée à partir d’un ensemble de principes normatifs largement acceptés, pourvu qu’elle soit comprise comme impliquant non pas un déni ou une violation des droits fondamentaux d’autrui, mais plutôt une mise à distance de la norme de civilité qui préside à la désobéissance civile. Ainsi, la désobéissance incivile peut d’abord être justifiée en regard des avantages que présente la désobéissance politique, au sens large, par rapport au devoir d’obéissance politique. Elle permet en effet, au même titre que la désobéissance civile, de respecter davantage les principes normatifs sous-jacents au devoir d’obéissance à la loi, de renforcer l’État de droit en dénonçant les atteintes à celui-ci, de contribuer au processus démocratique et de réaffirmer l’idéal de réciprocité lorsqu’il est menacé. La désobéissance incivile peut en outre être justifiée en regard des avantages qu’elle présente, dans certains contextes, par rapport à la désobéissance civile. Si cette dernière est souvent considérée comme plus efficace, plus cohérente et plus légitime, Delmas soutient néanmoins que la désobéissance incivile permet de lutter effectivement contre l’injustice en révélant les manquements de la société, en manifestant la solidarité des agents les uns avec les autres et en affirmant leur pouvoir d’action.
La désobéissance politique, qu’elle soit civile ou incivile, apparaissant donc comme légitime, il reste à savoir quelles raisons sont à même de fonder le devoir des agents à agir en ce sens. Delmas remobilise à cet effet quatre cadres argumentatifs habituellement utilisés afin de justifier l’obligation politique des agents. Le troisième chapitre vise ainsi à montrer que le devoir naturel de justice fonde « une obligation politique de résistance à l’injustice, si nécessaire au moyen de la désobéissance de principe incivile et clandestine » (p. 104). Suivant les théories de l’obligation politique, le devoir de justice fonde et limite le devoir d’obéissance à la loi en ce qu’il exige que les agents se soumettent à l’État dès lors que celui-ci est reconnu comme légitime. Or, dans la mesure où ce devoir s’adresse aux agents en tant qu’ils sont libres et égaux, il ne saurait exiger de ces derniers qu’ils préservent une situation leur déniant ce statut. Delmas n’est pas sans montrer que si l’injustice défait ce devoir, il semble que la seule manière de le restaurer consiste alors à résister à cette même injustice. La désobéissance politique permet en ce sens de faire progresser la justice et de promouvoir l’égalité démocratique en luttant contre les situations qui y contreviennent.
À ce premier fondement du devoir de résistance vient s’ajouter, au quatrième chapitre, le principe d’équité. Ce principe exige que les agents qui prennent part à un système coopératif ne profitent pas de manière indue de la coopération, notamment en s’y soustrayant. Il suppose à cet égard que si les agents bénéficient de l’existence d’une autorité politique, ils doivent s’y soumettre et en assurer le maintien. Or, selon Delmas, le principe d’équité impose également « une obligation politique de résister à l’injustice, même si cela peut conduire à enfreindre la loi » (p. 152). Plus précisément, Delmas soutient que ce principe requiert des agents qu’ils refusent de contribuer à un système injuste, plus encore lorsqu’ils en bénéficient, et cherchent à le transformer. Puisque coopérer à un tel système déroge au principe d’équité, il semble que la seule manière qu’aient les agents de ne plus en bénéficier consiste à agir en vue de sa transformation, et que cette transformation passe par différentes formes de résistance. En vertu du principe d’équité, le devoir de résistance se présente par conséquent comme un devoir de solidarité avec celles et ceux qui subissent l’injustice.
Le cinquième chapitre se tourne, pour sa part, vers le devoir du bon samaritain. De manière générale, ce devoir requiert que les agents aident ou bien les personnes en danger, ou bien celles qui en ont le plus besoin, lorsqu’il leur est possible de le faire à un coût raisonnable. Des auteurs comme Christopher Wellman ont à cet égard proposé de penser la légitimité de l’État et l’obligation politique des agents en fonction de ce devoir[4] : puisque la légitimité de l’État tient à sa capacité de protéger les agents contre le danger, le besoin et l’instabilité, l’obéissance à la loi apparaît comme « nécessaire au succès de la mission de samaritain de l’État » (p. 193). En d’autres termes, la théorie de Wellman associe étroitement la légitimité de l’État et l’obligation politique des agents. Delmas fait toutefois remarquer que, si l’État se montre illégitime en produisant des injustices, alors il semble que le devoir de samaritain des agents les oblige « à protester contre l’injustice ou à enfreindre des lois injustes » (p. 194). La désobéissance politique devient, dans ce contexte, un moyen de sauver d’autres personnes en attirant l’attention sur les injustices qui les affectent et en contribuant à ce qu’elles cessent.
Cependant, toutes les injustices ne suscitent pas un tel devoir. Une dernière manière de fonder l’obligation politique de désobéissance à la loi et de résistance à l’injustice — c’est là l’objet du sixième chapitre — consiste alors à recourir aux théories associatives. Ces théories fondent le devoir d’obéissance à la loi sur l’appartenance politique des agents. Selon ces théories, les obligations politiques ne correspondent ni à des devoirs naturels, ni à des devoirs contractuels, mais plutôt à des devoirs associationnels. Dans la formulation qu’en a proposée Ronald Dworkin[5], l’association politique est source d’une relation de réciprocité entre les agents que contraignent les exigences de dignité : contribuant à la réussite de leur vie, elle expose à un certain type de tort, à savoir « la subordination, qui désigne une atteinte à la dignité résultant de la déférence unilatérale » (p. 240). Dans la mesure où la légitimité de l’association politique est redevable des exigences de dignité, ces dernières sont à même de fonder une obligation générale de lutter contre les atteintes à notre dignité ou à celle d’autrui. La lutte contre ces violations revêt dès lors quatre fonctions, à savoir une fonction de rectification de ce qui menace ou contrevient à la dignité, une fonction de communication permettant de condamner cette atteinte, une fonction d’affirmation de sa propre dignité et une fonction de solidarisation avec celles et ceux qui subissent des atteintes à leur dignité.
La question se pose dès lors de savoir comment le devoir de désobéissance à la loi et de résistance à l’injustice peut être mis en oeuvre par les agents. En ce sens, Delmas affirme, au septième chapitre, que cette mise en oeuvre suppose que les agents fassent preuve de prudence épistémique et de vertu civique afin de surmonter les obstacles qui empêchent de reconnaître ces obligations. Selon l’autrice, ces obstacles sont de trois ordres. Ils consistent d’abord en un déni et un empêchement de la reconnaissance de l’injustice, dans la mesure où la phénoménologie constitutive de l’injustice entrave sa reconnaissance comme telle. Ils consistent ensuite en une justification de l’injustice de la part des agents. Et ils consistent enfin en une incapacité, relative aux facultés cognitives, conatives et morales des agents, d’agir contre l’injustice. Face à ces obstacles, il importe que les agents cultivent les vertus civiques que sont la vigilance et l’ouverture d’esprit, qu’ils interagissent les uns avec les autres afin de développer et de maintenir ces vertus, et qu’ils s’appuient sur elles afin de surmonter ces obstacles et d’agir ensemble contre l’injustice. En d’autres termes, pour pouvoir surmonter les obstacles qui les empêchent de reconnaître leur devoir de résister à l’injustice, les agents ont des devoirs de deuxième ordre qui les obligent à « développer les dispositions nécessaires permettant de faire face à ces obstacles » (p. 299).
En somme, la force du propos de Delmas tient à la manière dont elle parvient à renverser les justifications du devoir d’obéissance à la loi pour penser un devoir de résistance à l’injustice ; devoir qui se manifeste aussi bien par des formes civiles qu’inciviles de désobéissance. Le renversement qu’elle fait ainsi subir aux conceptions classiques de l’obligation politique (qui en fait une obligation d’obéissance) et de la résistance à l’oppression (qui en fait un droit) permet cependant de déterminer certaines des limites de son approche. La première tient à la manière dont elle conceptualise la désobéissance : en récusant les théories minimalistes de la désobéissance civile qui cherchent à étendre la portée du concept à des pratiques qu’elle qualifie d’« inciviles », Delmas n’est pas sans faire l’impasse sur le fait que le concept de désobéissance civile est un concept pratique, à savoir un enjeu de lutte entre les agents afin d’en imposer la définition qui leur semble la plus légitime[6]. Comme le remarque Robin Celikates, à vouloir renoncer trop rapidement à la dimension « civile » de la désobéissance, Delmas en vient peut-être à contredire les revendications à la civilité de celles et ceux qui se la voient refuser et à déconsidérer les implications politiques et légales des luttes symboliques concernant le concept même de désobéissance civile[7]. La deuxième limite que rencontre son approche tient à la tension entre le devoir moral et politique de résistance à l’injustice qui incombe aux agents, et les dynamiques pratiques qu’ils mettent en oeuvre afin d’y parvenir. Le devoir de résister semble en effet habité par une tension entre ce que les agents doivent faire, en tant qu’individus, et la manière dont ils doivent le faire, en tant qu’ils se coalisent et forment des collectifs. L’accent que met l’autrice sur les fondements normatifs du devoir de résistance l’amène ainsi à négliger la conceptualisation de l’injustice à laquelle il s’agit de résister, et la manière dont les structures, les rapports et les pratiques à travers lesquelles elle se manifeste influencent les dynamiques pratiques et normatives de résistance des agents. Une troisième limite à laquelle se confronte le propos de Delmas tient à son insuffisante contextualisation. Malgré son ambition de s’appliquer à une pluralité de contextes et de situations, force est de constater que le propos demeure centré, tant par ses références théoriques que pratiques, sur le contexte américain. On peut à cet égard déplorer le peu d’engagements avec des courants et des traditions philosophiques et politiques qui permettraient de poser un autre regard sur les pratiques de contestation et sur l’obligation politique[8]. À tout le moins, on peut souligner la difficulté de l’autrice à circonscrire son propos au contexte des démocraties libérales, comme semble l’exiger la démarche non idéale dont elle se réclame[9].
Le devoir de résister a néanmoins le mérite d’offrir une vue d’ensemble des théories de la désobéissance civile et de l’obligation politique, et d’en reproblématiser la portée et la visée en les articulant les unes avec les autres. En ce sens, les critiques qu’on peut lui adresser sont autant d’avenues qu’il s’agit désormais d’investir.
Appendices
Notes
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[1]
Tradition que représentent notamment John Rawls dans Théorie de la justice (Paris : Seuil, 1987 [1971]), Peter Singer, dans Democracy and Disobedience (Oxford : Oxford University Press, 1973), Ronald Dworkin, dans Taking Rights Seriously (Cambridge : Harvard University Press, 1978) et, quoique dans une moindre mesure, Michael Walzer, dans Obligations. Essays on Disobedience, War and Citizenship (Cambridge : Harvard University Press, 1970).
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[2]
Kimberley Brownley, Conscience and Conviction : The Case for Civil Disobedience (Oxford : Oxford University Press, 2012) ; Robin Celikates, « La désobéissance civile : entre non-violence et violence », Rue Descartes 1, no 77, 2013, p. 35-51.
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[3]
La conception de la désobéissance que propose Delmas s’inspire à la fois du concept féministe de résistance et du concept libéral de désobéissance civile. Elle la définit ainsi comme « un continuum multidimensionnel d’actes et de pratiques de dissension, incluant des actes légaux et illégaux (ces derniers constituant la “désobéissance de principe”) et exprimant, de manière large, une opposition et un refus de se conformer aux institutions et normes établies, qu’il s’agisse de valeurs culturelles, de pratiques sociales ou de lois » (p. 21).
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[4]
Christopher Wellmann et John Simons, Is There a Duty to Obey the Law ? (Cambridge : Cambridge University Press, 2005).
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[5]
Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs (Genève : Labor et Fides, 2015 [2011]).
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[6]
Ce qu’illustre, par exemple, le débat entre le juge de la Cour suprême américaine Abraham Fortas (Concerning Dissent and Civil Disobedience, New York : New American Library, 1968) et l’historien et militant Howard Zinn (Disobedience and Democracy. Nine Fallacies on Law and Order, New York : Random House, 1968) ; et auquel Rawls lui-même renvoie dans Théorie de la justice.
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[7]
Çiğdem Çıdam et al., « Critical Exchange. Theorizing the Politics of Protest : Contemporary Debates on Civil Disobedience », Contemporary Political Theory 19, Garder : no 3, p. 530.
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[8]
À commencer par les courants et traditions qui se sont attachés à réfléchir un droit, si ce n’est un devoir d’insurrection.
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[9]
Sans postuler une altérité radicale entre régimes autoritaires et démocratiques, il est néanmoins possible de remarquer que la désobéissance politique ne revêt ni les mêmes formes, ni les mêmes visées, ni les mêmes implications dans l’un ou l’autre contexte.