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Dans la foulée de la déferlante #MeToo des dernières années[1], le consentement sexuel a été remis à l’avant-scène des discussions publiques sur la sexualité et s’est imposé comme le fer de lance des campagnes féministes de sensibilisation et de prévention des violences à caractère sexuel, notamment sur les campus collégiaux et universitaires en Amérique du Nord. Le consentement sexuel, érigé en véritable principe cardinal de ce qu’il conviendrait d’appeler depuis les dernières années la justice sexuelle et intime, renferme-t-il pour autant le potentiel émancipateur qui lui est communément attribué ? Ce concept à lui seul peut-il vraiment jouer l’ensemble des rôles — juridique, éthique, social et politique — que lui reconnaissent d’emblée aussi bien des juristes que des militantes féministes ?

Manon Garcia prend ces questions à bras le corps dans son deuxième livre de quelque trois cents pages La conversation des sexes. Philosophie du consentement, dont la version anglaise vient de paraître chez Harvard University Press, sous le titre plus évocateur The Joy of Consent : A Philosophy of Good Sex[2]. La philosophe féministe d’origine française, qui a aussi vécu et enseigné une dizaine d’années aux États-Unis avant d’intégrer un nouveau poste de professeure à l’Université libre de Berlin, y développe une réflexion sur nos sexualités remarquablement bien documentée, riche et nuancée, ne proposant rien de moins qu’une nouvelle philosophie du consentement.

Traitant du consentement sexuel comme d’un « problème philosophique » (p. 24) et situant sa réflexion sur le plan moral ou éthique plutôt que sur le terrain du droit, Manon Garcia développe dans son livre ce qu’elle appelle, suivant la proposition de la philosophe du MIT, Sally Haslanger, « une analyse conceptuelle méliorative » du consentement[3]. Le volet conceptuel de cette démarche philosophique consiste à distinguer les différents sens que revêt un concept (ici, le concept de consentement), à en raffiner la compréhension et, au besoin, à le réinvestir d’un sens nouveau ; c’est ce que proposera Garcia au dernier chapitre de son livre. La démarche d’ordre analytique mélioratif met aussi cet objectif de clarification de nos concepts au service de la visée plus fondamentale d’amélioration de la justice dans notre monde. Et c’est en ce sens qu’elle est guidée par la question de savoir quelles tâches pratiques, épistémiques, ou encore quelle ambition normative, le concept en question nous permet de servir. Conformément à cette méthode de recherche analytique méliorative, Manon Garcia se donne plus précisément deux objectifs. Il s’agira, dans La conversation des sexes, « non seulement d’analyser ce qu’est le consentement, mais aussi de voir si, et à quelles conditions, il peut effectivement être un outil d’émancipation » (p. 26, nous soulignons).

À première vue, le concept de consentement renferme la promesse, pour les femmes, de valoriser notre autonomie et notre droit de choisir pour nous-mêmes notre propre vie et ce qui sera fait ou non à nos corps. Dès les premières pages de son livre, Garcia nous fait cependant réaliser qu’« en réalité, le consentement ne va pas de soi, ni au sens où il serait présent dans l’immense majorité des rapports sexuels [les études tendent à montrer que ce n’est pas le cas], ni au sens où l’on saurait exactement de quoi on parle quand on parle de consentement » (p. 20).

Elle nous invite ainsi à examiner plus rigoureusement cette idée reçue, en distinguant d’abord les usages que l’on peut faire du consentement en matière de sexualité, d’un côté, des usages qui en sont faits dans les champs du droit et de la théorie politique, de l’autre côté. Ces clarifications permettent de lever mille et une confusions courantes entourant le consentement sexuel. Par exemple, consentir sexuellement n’est pas l’équivalent de conclure un contrat avec un partenaire qui lui accorderait une fois pour toutes la permission d’intervenir sur notre corps. Échanger sexuellement avec autrui ne revient pas non plus à prêter son vélo à quelqu’un, et le viol d’une femme ne s’approche pas, même de loin, au fait d’avoir sa voiture forcée par un voleur (chap. 1). Manon Garcia caractérise ensuite les deux grandes conceptualisations philosophiques de l’autonomie et du consentement héritées d’Emmanuel Kant et de John Stuart Mill, pour se ranger du côté des kantiens (chap. 2).

Puis elle clarifie sa position en faisant un détour par l’étude des pratiques BDSM[4] (chap. 3) et analyse au chapitre quatre le débat qui a historiquement opposé les féministes radicales aux féministes lesbiennes pro-BDSM (couramment dites pro-sexe, bien que personne n’ait jamais été « anti-sexe » dans tout ce débat). Elle consacre par la suite le cinquième chapitre à la critique du concept de consentement formulée par certaines des féministes radicales les plus influentes des deux côtés de l’océan. L’avant-dernier chapitre, le six, est ensuite articulé autour de l’exploration de la question de savoir si le sexe non consenti devrait être considéré comme du viol, et si la caractérisation du viol devrait s’appuyer sur le consentement ou le non-consentement des victimes, une proposition qu’elle rejette. Elle conclut en développant sa proposition normative originale : celle de repenser le consentement comme conversation érotique, conversation des sexes.

L’analyse de Garcia, qui se colle en bonne partie aux critiques féministes radicales du consentement sexuel comme celles de Carole Pateman et Catharine Mackinnon, dans les années 1980 et 1990, montre finalement que le consentement des femmes dans un contexte d’oppression sexiste sert plus souvent de paravent à la reproduction des inégalités entre les sexes que de levier facilitant leur démantèlement. Pour autant, l’autrice se distancie aussi bien de la conclusion qu’en tirent ces féministes radicales, qui rejettent finalement les concepts de consentement et de contrat social, que de ses contemporains qui réclament sans ambages l’éviction du concept de consentement en éthique sexuelle (je pense ici entre autres au théoricien politique et d’études queers Joseph Fischel, dans son livre dont le titre dit tout, Screw Consent : A Better Politics of Sexual Justice)[5].

Pour Garcia, le consentement ne constitue pas un critère suffisant pour faire le départage entre le viol et le bon sexe. D’abord, la qualification de viol ne devrait pas, selon elle, s’appuyer sur le non-consentement de la victime, mais bien sur l’intention du violeur à faire fi de ses volontés. Ensuite, le sexe qui est éthiquement bon est beaucoup plus que du sexe simplement consenti (du moins au sens où le consentement est couramment entendu dans le langage de tous les jours). Enfin, il se trouve qu’en y regardant de plus près, le sexe (pourtant) consenti (au sens du langage courant) peut très bien se révéler éthiquement incorrect et blâmable, une idée qui transpire clairement des témoignages relatant des expériences sexuelles s’inscrivant dans ce que des femmes elles-mêmes ont appelé la « zone grise »[6], concept aussi très critiqué par les féministes. Malgré ces faiblesses, le diagnostic de Garcia est clair : le concept de consentement ne doit pas être mis à la poubelle, il peut et doit être récupéré.

Alors que plusieurs estiment que le consentement est un concept adéquat sur le plan juridique en matière d’agression sexuelle, mais qu’il n’est pas porteur pour penser l’idéal du bon sexe (c’est par exemple ce qu’avance encore Fischel dans Screw Consent), Garcia soutient pour ainsi dire exactement l’inverse. Pour elle, le consentement ne nous permet pas de jouer tous les rôles qu’on voudrait lui faire jouer en droit (distinguer le permis de l’interdit, entre autres), mais on peut le récupérer dans une perspective normative d’éthique de la sexualité.

La révolution sexuelle qui battait son plein dans les années 1960 a jusqu’ici surtout bénéficié à la libération (pour ne pas dire la domination) sexuelle des hommes et à leur projet de « jouir sans entraves » dans l’esprit selon lequel en matière de sexe, « il est interdit d’interdire », comme le veulent les fameux slogans de mai 1968. S’il s’agit maintenant de mettre le concept de consentement au service du parachèvement de cette révolution, qui n’a pas encore été accomplie pour les femmes (on s’entend là-dessus), le consentement doit cependant être réinvesti d’un sens nouveau. C’est-à-dire qu’il ne doit plus être confondu avec l’idée de céder aux avances d’autrui, d’accorder à autrui la permission d’intervenir sur son intégrité physique, ou encore avec l’idée d’accepter une interaction sexuelle qu’on n’aurait pas soi-même participé à co-initier et à coconstruire.

Consentir, comme le veut son sens étymologique premier, doit plutôt renvoyer à cette idée, à la fois belle et pleine de promesses, de « sentir ensemble » (con (avec) sentir). C’est ce sens premier du consentement, nous dit Garcia, qui peut être mis au service d’une éthique de la sexualité qui esquisserait les conditions du sexe non seulement acceptable, mais éthiquement bon.

Ces thèses méritent qu’on s’y attarde, d’abord en raison du rôle clé, mais sous-estimé et sous-thématisé en philosophie, que jouent les injustices sexuelles et intimes dans la reproduction des injustices structurelles fondées plus généralement sur le genre. Depuis les années 1990, certaines des philosophes politiques féministes les plus influentes, comme Susan Okin, Iris Marion Young, Anne Phillips et Nancy Fraser, par exemple, ont montré à quel point les inégalités dans la famille et celles qui ont cours sur le marché du travail se renforcent et s’aggravent les unes les autres, pour former discrètement la toile d’araignée dans laquelle restent finalement piégées les femmes travailleuses, ménagères et principales donneuses de soins. Pour autant — et cela étonne quand on y pense —, mis à part Carole Pateman, ces philosophes politiques féministes les plus influentes de la fin du xxe siècle qui se sont intéressées à la division genrée du travail ne se sont pas penchées plus spécifiquement sur la manière dont les rapports de domination genrés traversent nos imaginaires sexuels et se rejouent sur le plan de la sexualité elle-même, pas plus qu’elles ne se sont intéressées à la manière dont les injustices sexuelles et intimes restreignent le champ des opportunités dont nous pouvons réellement nous saisir dans l’ensemble des autres sphères de nos vies.

Les inégalités structurelles fondées sur le genre qui ont cours au sein de la sphère dite privée (sachant que le privé est politique) sont indissociables des violences sexuelles et du harcèlement subis sur les lieux d’éducation, de travail et plus généralement au sein de la sphère publique. Elles sont également inextricablement liées à l’ampleur gagnée par la pornographie hégémonique hétéronormative en ligne[7] et à son impact sur la perception des femmes et sur le traitement social (misogyne) qui leur est fait dans l’ensemble des sphères de nos vies, y compris professionnelles et intimes. Inversement, ces inégalités qui prennent leur ancrage dans la sphère publique nourrissent le phénomène de la violence sexuelle conjugale et, plus simplement, elles se reflètent dans les rapports sexuels hétérosexuels ordinaires et communs, injustes et inégalitaires, et dans ce qui a été appelé par certaines « l’accès différencié à l’orgasme selon le sexe »[8]. Ces inégalités s’alimentent les unes les autres.

Une deuxième raison pour laquelle le livre La conversation des sexes mérite qu’on s’y penche attentivement est qu’il me semble apporter une contribution indispensable à la réflexion féministe et sociale plus fondamentale et transversale au sujet des limites des concepts d’autonomie personnelle et de consentement dans un contexte d’injustices. Il interroge également l’utilité du paradigme du libre choix, ainsi que le rôle qu’on devrait — ou ne devrait pas — faire jouer à ces concepts dans nos luttes pour l’émancipation. En ce sens, les réflexions qu’il suscite me semblent intéressantes pour tous ceux et celles qui travaillent avec ces concepts pour traiter de problèmes d’inégalités vécues non seulement par les femmes, mais aussi par les personnes en situation de handicap, les personnes queers ou racisées.

Enfin, l’espace, bien que très restreint, que l’ouvrage consacre à la difficile question de la criminalisation des violences sexuelles et la contribution qu’il fait à la mouvance critique vis-à-vis de ce qui a été nommé par d’autres le « féminisme carcéral », donne sérieusement à réfléchir et pose les bonnes questions. Le livre La conversation des sexes me semble aussi à cet égard avoir une certaine longueur d’avance par rapport à d’autres travaux de la francophonie qui traitent de violence sexuelle dans une perspective féministe, et qui tendent à tenir pour acquis que le problème, pour les femmes, réside surtout dans l’inégalité d’accès à la justice, plutôt que dans le système de justice pénale et carcérale lui-même[9].

Il n’est pas certain que le système de justice pénale ne puisse jamais être mis au service des femmes victimes de violences sexuelles. L’expérience semble en effet confirmer, affaire après affaire, non seulement son échec lamentable à punir les agresseurs et faire justice aux femmes, mais démontre également à quel point porter plainte entraîne le plus souvent ce qui est appelé une victimisation secondaire, dont les conséquences psychologiques, financières, existentielles mêmes, sont extrêmement délétères[10]. Sans compter que ce système tend, de manière systémique et directe, à sécuriser la domination blanche et le contrat racial, en surprotégeant les abuseurs blancs issus des couches les plus aisées ou les plus en vue de la société, tout en accentuant les biais raciaux qui fonctionnent au désavantage des hommes racisés.

C’est dans la perspective de discuter de ces thèses fascinantes avec des philosophes d’ici au Québec que j’ai organisé, l’automne dernier, le colloque de deux jours intitulé « Au-delà du consentement »[11], dont la première journée fut consacrée à une grande conférence de Manon Garcia, suivie des commentaires approfondis des différents chapitres de l’ouvrage La conversation des sexes. Le succès récolté par ce colloque qui a rassemblé à Trois-Rivières des dizaines de jeunes chercheuses ainsi que des professeures rattachées à diverses universités de la province, m’a incitée à poursuivre la conversation, sous une forme écrite et plus substantielle cette fois-ci, en collaboration avec l’organe officiel de la Société de philosophie du Québec, la revue Philosophiques[12].

En préparant ce dossier de Disputatio, je voulais garder une trace écrite de certaines des présentations les plus abouties du colloque, reformulées sous forme d’articles. Mais je souhaitais surtout contribuer à diffuser des textes argumentatifs de très grande qualité en philosophie féministe et ainsi, peut-être, inspirer les personnes enseignantes et chercheuses à poursuivre ces réflexions et à leur faire une place de choix dans les cours et les séminaires qu’ils et elles dispensent chaque année[13].

Cette Disputatio inclut finalement cinq articles originaux précédés d’un précis de l’ouvrage dense et limpide qui constitue à mon avis le meilleur résumé de La conversation des sexes jusqu’ici, offrant de nombreuses clés de lecture qui faciliteront son appropriation et son enseignement. Comme le veut la formule classique de la Disputatio, les textes sont suivis d’une réponse de l’autrice aux commentaires formulés sur ses thèses et ses choix théoriques.

Le premier article intitulé « Analyse critique du consentement : remise en question de l’idéal normatif du couple hétérosexuel amoureux et monogame » est signé par Audrey Ghali-Lachapelle et Sabrina Maiorano, deux doctorantes qui se spécialisent respectivement en philosophie de la sexualité et en sexologie féministes. Adoptant une perspective queer en éthique de la sexualité, les autrices s’appuient sur la notion de script sexuel, telle que développée par William Simon et John Gagnon, pour éclairer de manière plus large la manière dont nos sexualités sont toujours façonnées par le script sexuel hétéronormatif et monogame traditionnel.

Dans le dernier chapitre plus normatif de son livre, Garcia semble miser sur la place que nous pourrions et devrions accorder à la définition de nos « projets sexuels », notamment dans les cours d’éducation à la sexualité. En effet, prendre le temps de réfléchir à nos projets sexuels et d’engager des conversations avec nos partenaires à ce sujet comporterait de grands effets bénéfiques pour les femmes. Selon les études, élaborer pour soi-même un projet sexuel qui soit en phase avec sa conception plus large de ce qu’est une vie bonne et se donner les moyens d’explorer les possibles et d’expérimenter augmenterait le pouvoir et les capacités agentives (empower) des femmes en matière de sexualité, rehausserait leurs capacités assertives ou d’affirmation de soi, en plus d’aiguiser, chez les hommes, les femmes et les personnes non binaires, la capacité de détecter la présence ou l’absence de consentement sexuel chez un ou une partenaire.

Cependant, comme le soulignent Maiorano et Ghali-Lachapelle, force est d’admettre que « les projets sexuels sont toujours des projets genrés qui sont façonnés par une vision androcentrée de la sexualité où le script sexuel dominant agit comme force normative ». Autrement dit, si Garcia s’attarde longuement à mettre en lumière à quel point le contexte social d’assujettissement sexuel des femmes limite et contraint leur espace de consentement, il n’est pas certain qu’elle prenne la pleine mesure du contexte social spécifiquement hétéronormatif et monogame qui constitue l’horizon culturel à partir duquel les projets sexuels des un·e·s et des autres peuvent être imaginés. Rêver de nouveaux projets sexuels émancipateurs suppose aussi, et plus fondamentalement, suggèrent les autrices, la possibilité de rêver en dehors du cadre contraignant de l’hétérosexualité et de la monogamie obligatoires, piliers de la famille nucléaire contemporaine qui reconduit les inégalités fondées sur le genre.

Ce texte de Maiorano et Ghali-Lachapelle représente en lui-même une initiation très claire et pertinente aux travaux contemporains sur l’hétérosexualité obligatoire, l’anarchie relationnelle et l’amatonormativité (c.-à-d. la centralité de la dyade amoureuse romantique dans nos sociétés et son statut privilégié par rapport aux autres relations interpersonnelles que nous entretenons, comme les amitiés). En ce sens, l’article est très instructif et pourrait très bien être lu indépendamment de son statut de réplique à l’ouvrage de Garcia.

Le second article, qui a pour titre « Les injustices épistémiques dans La conversation des sexes », est signé par la professeure de philosophie à l’UQAM Amandine Catala, qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’injustice et l’agentivité épistémiques. Cet article représente, lui aussi, une excellente introduction aux plus récentes recherches universitaires sur les injustices épistémiques, au-delà des catégories bien connues des injustices testimoniales et herméneutiques forgées par Miranda Fricker, en plus d’offrir un tour d’horizon dense et clair des applications possibles de ces approches théoriques à la question des violences sexuelles.

À titre d’exemple, alors que Garcia évoque rapidement la notion d’injustice contributive proposée par la philosophe américaine Kristie Dotson, Catala développe à ce sujet et explique plus précisément que, dans le contexte de la sexualité, l’injustice contributive « se produit quand les groupes dominants refusent d’utiliser les ressources interprétatives — telles que l’expression de « culture du viol » — développées par les groupes non dominants pour caractériser leurs expériences ou réalités sociales ». Dans la mesure où les injustices de nature épistémique sont « omniprésentes dans le cadre des violences sexuelles », écrit Catala, et que Garcia en traite tout au long de son livre sans nécessairement employer ce vocabulaire spécifique, l’article de Catala montre à quel point les nombreux concepts issus des théorisations sur les injustices épistémiques (étouffement testimonial, exploitation épistémique, domination et marginalisation herméneutiques et imaginaire social) permettent réellement d’éclairer les « dynamiques problématiques et oppressives que Garcia identifie, analyse, critique dans son livre ».

C’est plus précisément au chapitre 5 de La conversation des sexes que Garcia analyse dans le détail les critiques sans appel des féministes radicales qui ont été traditionnellement formulées au sujet de la conception libérale classique et individualiste du consentement. Rappelons par exemple que dans l’ouvrage monumental Le contrat sexuel (2010 [1988]), ayant entre autres inspiré à Charles Mills l’écriture de son Contrat racial, la théoricienne politique d’origine anglaise Carole Pateman écrivait déjà qu’il est « [difficile] pour les femmes de véritablement consentir dans le contexte de la domination masculine »[14]. Une idée qui était partagée par plusieurs féministes à l’époque, dont la très influente juriste Catharine MacKinnon, qui soulignait, comme l’écrit Garcia, que « les normes de genre et la domination masculine structurelle qui les sous-tend créent une inégalité telle entre les hommes et les femmes qu’il n’est pas certain que les femmes puissent véritablement consentir à quoi que ce soit » (p. 188). Pour Mackinnon et Garcia qui s’y rapporte, c’est que cette inégalité de pouvoir de départ entre eux ne permet pas aux femmes de refuser quoi que ce soit. En raison des biais sexistes qui pèsent sur l’identité sociale des femmes en tant que groupe, lorsque celles-ci prononcent ou expriment un « non », ce refus est soit entendu comme une acceptation, soit comme une hésitation. Le « non » d’une femme n’a pas la force illocutoire qu’il devrait avoir, ou la force qu’il aurait, eut-il été prononcé par un homme (c.-à-d. une personne ayant l’autorité et la crédibilité épistémiques d’exprimer un refus). Le « non », quand on est femme, ne peut jamais être donné une fois pour toutes[15], et le consentement sans la possibilité du refus ne veut plus rien dire.

Du point de vue de ces critiques radicales du concept de consentement, la domination masculine structurelle ne se limite pas à réduire au silence les femmes ou à limiter l’éventail des opportunités qui s’offrent à elles. De manière plus fondamentale encore, les normes sexistes et stéréotypées de la féminité qui l’accompagnent s’insinuent jusque dans nos consciences pour façonner nos désirs et nos préférences de l’intérieur, de telle sorte que nous en venons parfois à préférer des choses et faire des choix qui, ultimement, nous désavantagent et nous oppriment. En d’autres termes, nous sommes par moments et à certains égards les complices de notre propre soumission. C’est d’ailleurs là tout le propos du premier livre de Manon Garcia On ne naît pas soumise, on le devient[16].

Le troisième article intitulé « De la conscience des dominées : pour la sophistication dans l’articulation du lien entre choix et patriarcat » est signé par Anne Iavarone-Turcotte, docteure en droit de l’Université McGill et chercheuse postdoctorale en philosophie à la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe (UQTR) et au Graduate Center de la City University of New York (CUNY). Iavarone-Turcotte ayant préparé un ouvrage intitulé Choisir sans préférer (à paraître prochainement aux PUL)[17], qui problématise l’influence majeure de ce qu’elle appelle le « paradigme du choix » en droit, elle était en position privilégiée pour commenter les chapitres du livre de Garcia qui approfondissent la question des effets du contexte oppressif sexiste sur la formation des désirs et des préférences des femmes, ainsi que sur leur capacité à exercer leur consentement en contexte d’injustices structurelles fondées sur le genre.

Si Iavarone-Turcotte est d’accord avec l’idée générale suivant laquelle le contexte de domination patriarcale au sein duquel nous évoluons tous et toutes façonne les consciences des hommes en plus de limiter l’autonomie et la capacité à consentir des femmes, le point de désaccord entre les deux autrices est plus pointu. Garcia, en effet, semble par moments accepter l’idée des féministes radicales selon laquelle le sexisme structurel affecte certaines femmes dans leur psyché même, jusqu’à parfois compromettre leurs capacités agentives et réflexives. Une idée que Iavarone-Turcotte estime plausible pour certaines, mais glissante et risquée.

La critique qu’elle adresse à Garcia rejoint celle, qu’elle formule dans son livre, adressée aux théoriciennes de l’autonomie relationnelle comme Natalie Stoljar et Catrinona Mackenzie. Cette critique consiste à dire que la manière dont Garcia articule la relation entre choix et contexte sexiste renforcerait, par moments, la victimisation des femmes. L’autrice attire plutôt notre attention sur ce que j’appellerais les contraintes externes et structurelles posées à l’exercice de l’autonomie et du consentement des femmes. Pour elle, le plus souvent, le problème n’est pas que les femmes ne sont pas réflexivement, psychologiquement ou cognitivement aptes à choisir et à consentir. Le problème est que le contexte social sexiste dans lequel elles se trouvent restreint considérablement le champ des options qu’elles sont effectivement à même de saisir. Et même lorsqu’elles choisissent par dépit, à défaut de pouvoir saisir d’autres options qu’elles auraient peut-être plus authentiquement préférées, on doit absolument reconnaître qu’elles choisissent néanmoins encore[18].

Nous ne sommes pas des êtres désincarnés, indépendants de nos relations sociales et abstraits des contextes sociaux au sein desquels nous nous formons et évoluons. Sachant cela, et sachant que l’ensemble de nos choix s’exerceront nécessairement dans ce cadre et que notre autonomie ne sera donc jamais pleine et idéale, Iavarone-Turcotte propose de tenir compte de ces conditions non idéales d’exercice du choix lorsqu’il s’agit de réfléchir au consentement des femmes à des pratiques qui comportent un potentiel oppressif[19]. Pour elle, les théories sur les préférences adaptatives constituent une ressource plus intéressante, sur laquelle les féministes devraient miser s’il s’agit d’articuler le lien entre choix des femmes et contexte sexiste, d’une manière qui ne sacrifie pas complètement l’agentivité des opprimées[20].

La proposition normative, élaborée au dernier chapitre de Garcia, qui consiste à concevoir le consentement comme « sentir ensemble » et « conversation érotique » est au coeur du quatrième article de cette Disputatio, signé par la théoricienne politique Lila Braunschweig. Maintenant professeure adjointe de littérature et culture françaises à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas, au moment de la préparation de cette Disputatio, l’autrice était encore chercheuse postdoctorale conjointement affiliée à la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe (UQTR) et au Centre de recherche en éthique, logé à Montréal (CRÉ).

Braunschweig accueille d’abord très favorablement la proposition de Garcia. « Elle a le mérite, écrit-elle, de renouveler les discussions sur le consentement dans lesquelles ce dernier est souvent conçu (…). En effet, la conversation en matière sexuelle a le plus souvent été représentée soit “comme une forme de négociation entre adversaires” », une idée retrouvée par exemple chez Quill K. Kukla qui se représente le terrain de la sexualité comme un champ de bataille entre les désirs où chacun chercherait à maximiser son plaisir[21]. Ou encore, souligne Braunschweig, on se l’est représentée « comme un aparté, une corvée susceptible de gâcher le moment érotique », une idée fort répandue dans le discours ambiant sur le sexe.

En effet, plutôt que de concevoir l’échange de la parole, de nos désirs et intentions en contexte sexuel comme recelant un potentiel érotique formidable en plus d’augmenter notre pouvoir, la culture patriarcale dans laquelle nous baignons nous incite à croire que les voix se taisent lorsque les corps parlent et que ce sont les corps des hommes qui amorcent et imposent et ceux des femmes qui acceptent, se soumettent et reçoivent.

Mais pour que la conversation puisse avoir le pouvoir libérateur pour nos sexualités que lui prête Garcia, encore faut-il, soutient Braunschweig, que cette conversation entre partenaires soit suffisamment bonne et éthique elle-même. À cet égard, Garcia suggère qu’elle devrait se construire, comme toute conversation entre égaux, dans les valeurs d’égalité, de respect de l’autre et d’attention. Si de telles conversations érotiques venaient à se concrétiser, un pas de géant serait déjà franchi vers l’ébranlement des normes sexistes.

Examinant ces conditions essentielles à l’établissement d’une conversation érotique suffisamment éthique, Braunschweig, qui est aussi l’autrice de l’ouvrage recommandant la suspension des normes de genre Neutriser : Émancipation par le neutre[22], reste sceptique. Ces conversations ne s’engageant évidemment pas à l’abri du contexte de domination patriarcal plus large au sein duquel elles se déploient, leur dynamique demeure souvent traversée par les rapports de pouvoir inégalitaires, remarque-t-elle. En effet, si nos rapports érotiques sont constamment imprégnés et teintés par les rapports de pouvoir inégalitaires entre les sexes qui compromettent leur moralité, comment les conversations érotiques en seraient-elles préservées ? « Les normes, écrit-elle, ne disparaissent pas une fois que l’on s’est entendu sur l’intérêt de sortir du silence ».

Dans son article, Braunschweig prend le soin de détailler les nombreuses manières dont les normes de genre nuisent à la conversation entre partenaires (qu’ils soient de même sexe ou de sexe opposé) et compromettent la possibilité de réaliser l’idéal de la conversation érotique. Par exemple, pour qu’une conversation érotique puisse être engagée, il faut bien que les partenaires de cet échange aient les compétences de converser et le désir d’échanger. Qu’ils aient la confiance fondamentale en eux-mêmes et en l’autre pour être en mesure de s’exprimer franchement et dans le respect de soi-même et de l’autre. Et qu’ils ne soient pas limités par la gêne, la honte ou la peur des réactions que l’autre pourrait avoir (les stéréotypes de genre affectant les représentations de ce dont un homme ou une femme devrait avoir envie et de la manière dont ils devraient se comporter sexuellement, subvertir les normes de genre peut être vécu comme angoissant, malaisant, au départ). Les partenaires doivent aussi avoir une bonne capacité d’introspection, être en contact avec leur propre intimité, leurs besoins, leurs ressentis, leurs envies, et doivent s’intéresser à développer cette capacité d’attention à l’autre, à ses besoins, ses envies, ses émotions. Or, comme l’écrit l’autrice, les normes de genre « distribuent de manière différentielle les compétences conversationnelles et émotionnelles » entre les sexes. Et en ce sens, écrit l’autrice, « une conversation sexuelle suffisamment bonne me semble présupposer et nécessiter plus qu’elle ne permet une transformation radicale des normes de genre ». Comment s’en sortir, alors, sans être au préalable passé par la transformation culturelle tant attendue, qui opérera une déconstruction radicale de ces normes ?

Ne se contentant pourtant pas d’une réponse pessimiste à cette question, l’autrice fait appel au travail de John Stoltenberg[23], sur la déconstruction de la masculinité, et invite à adopter un positionnement « éthique de l’inconfort », qui invite, pour ainsi dire, à être à l’aise avec l’inconfort que suscitera la mise à distance envers les normes de genre qui façonnent nos identités, dictent nos attitudes et comportements en matière de sexe et nous enferment dans des scénarios sexuels stéréotypés. « Adopter un positionnement éthique, et en particulier lutter dans sa vie affective et sexuelle contre le poids des normes de genre, écrit Braunschweig, implique nécessairement pour les hommes de renoncer à cette identité masculine (…) ». Comme cela implique aussi pour les femmes de renoncer à l’adhésion à l’identité féminine et de mettre à distance les normes de genre aussi bien dans le cours de la conversation érotique que dans le cours de la relation érotique elle-même. Et cette mise à distance n’est pas seulement joyeuse ou enthousiasmante. Une conversation érotique qui résiste au poids des normes est « aussi bien souvent incommode et coûteuse », inconfortable et difficile. Et il nous faut y être prêt·e·s et préparé·e·s si nous voulons — car nous le devons — tenir le coup. Et continuer d’oeuvrer à s’acheminer vers « un érotisme entre égaux ».

Le dernier article est signé Marie-Hélène Desmeules, qui a aussi conduit des recherches postdoctorales sur la philosophie du consentement sexuel à la New School for Social Research de New York, avant de poursuivre son projet de recherche à titre de professeure de philosophie à l’Université de Sherbrooke. Le désaccord entre Desmeules et Garcia se concentre sur deux points. Premièrement, la question de l’interprétation de ce qu’est le consentement affirmatif en droit fait débat, ce qui est l’occasion pour Desmeules de clarifier ce qui doit bien être compris par là. Mais surtout, le principal désaccord entre les deux se situe dans l’idée au coeur du projet normatif de Garcia, soit de remettre la « conversation érotique » à l’ordre du jour de nos discussions collectives sur la sexualité et de nos unions et relations intimes, qu’elles soient monogames ou polyamoureuses, d’un soir ou durables.

Là où pour Braunschweig l’idéal de la conversation érotique convoité par Garcia est louable, mais peu accessible sans une déstabilisation profonde des normes de genre elles-mêmes, Desmeules conteste plus fondamentalement cet idéal de la conversation. S’attardant plus précisément sur trois normes conversationnelles requises pour qu’une bonne conversation érotique ait lieu (l’égalité, la sincérité, l’entente), elle soutient que si l’égalité est une norme effectivement centrale à la conversation éthique, les normes de la sincérité et de l’entente sont cependant « problématiques ». Pour l’autrice, « la solution proposée, qui consiste à redéfinir le consentement comme conversation, impose un nouveau régime normatif qui est susceptible d’agir contre nos épanouissements sexuels ».

Si, pour Desmeules, « il est vrai qu’une partie de [nos] problèmes [sexuels] résulte du fait que nous passons sous silence certains désirs, par exemple ceux féminins », nos problèmes sont loin de se réduire à un manque de sincérité. Pis encore, pour elle, il y a un risque que les normes de sincérité et d’entente soient en réalité dangereuses pour le ou la partenaire la plus vulnérable de la relation, lorsque nous sommes en présence de rapports de pouvoir genrés, ce qui est souvent le cas.

La norme de sincérité peut alors prendre la forme de ce qu’on appelle des « pratiques inquisitrices, comme celles de l’aveu ou de la confession », forçant l’autre partenaire à dévoiler tous ses secrets, ses fantasmes, son passé (par exemple), alors que la norme de l’entente peut, elle, laisser croire qu’il est toujours idéal et important de rechercher l’atteinte d’un consensus. Alors que dans la vie courante, l’atteinte de l’accord peut souvent être réalisée parce que l’un ou l’autre accepte finalement de capituler, se rétracte, recule, et fait des concessions malheureuses qui compromettent son respect de soi. Parfois, suggère-t-elle, c’est bien plutôt le désaccord, la discorde ou la mésentente qui permettent de franchir un premier pas vers le respect de soi, l’égalité de pouvoir, la transparence vis-à-vis de soi-même, sa vérité, ses véritables envies[24].

Finalement, cette Disputatio se conclut par une réponse détaillée de Manon Garcia à l’ensemble des commentaires développés par les six autrices des articles de commentaires, ce qui comporte l’avantage de préciser ses idées pour mieux les défendre.