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Christopher Ba Thi Nguyen, dans « Games and the Art of Agency » (2019) puis dans Games : Agency as Art (2020), introduit et développe le concept d’inversion motivationnelle. Celui-ci lui permet de rendre compte de l’expérience particulière vécue par certain·e·s agent·e·s lorsqu’iels prennent part à un jeu. En effet, certain·e·s joueur·se·s, qualifié·e·s par Thi Nguyen d’investi·e·s (striving)[2], ne jouent pas seulement en vue de remporter (ou de ne pas perdre[3]) un jeu ; iels joueront plutôt pour expérimenter l’effort que nécessite la victoire[4]. Aussi, pour être à même de traiter de ce cas de figure très répandu empiriquement, bien qu’assez curieux d’un point de vue conceptuel, Thi Nguyen considère que de tel·le·s joueur·se·s inversent leurs motivations : c’est effectivement pour jouer ou, plus précisément, pour éprouver les épreuves et les défis qui se présenteront à elleux dans le cadre du jeu qu’iels adoptent comme fin de gagner. Si cette description permet de rendre compte de manière ingénieuse du phénomène agentiel particulier qui se remarque dans l’expérience de ces joueur·se·s, il appert intrigant que Thi Nguyen ne soulève pas, dans les objections envers un tel mode de jeu qu’il soupèse et récuse, la possibilité que les joueur·se·s investi·e·s se dupent. Or il paraît pertinent d’aborder les ressemblances qui se dessinent entre la duperie de soi et les capacités dont disposent les agent·e·s : i) d’adopter temporairement des fins dans un cadre de jeu ; ii) de les concevoir et d’agir comme s’il s’agissait de fins réelles, et ce, alors que ces fins temporaires ont été adoptées et qu’elles sont visées, non pour elles-mêmes, mais bien afin de vivre l’expérience du jeu, et qu’elles sont donc très aisément remplaçables (disposable) ; et iii) durant le jeu, de se masquer (blot out) leurs valeurs et les fins qu’iels visent à long terme.

Il sera ici question de défendre que cette expérience de jeu investie, telle que décrite par Thi Nguyen, semble rencontrer les traits caractéristiques de la duperie de soi pour, par la suite, dégager certaines conséquences d’un tel rapprochement. Il est important de noter ici que je n’aspire pas à réduire le phénomène d’inversion motivationnelle à un cas de duperie de soi : si je cherche à présenter la compatibilité entre les descriptions de ces deux phénomènes, c’est plutôt pour mettre en lumière l’importance de préciser davantage la conception d’agentivité. Il m’apparaît en effet que de comparer ces deux phénomènes est éclairant sur ceux-ci, et qu’une telle étude motive la pertinence d’une conceptualisation plus serrée de l’agentivité chez Thi Nguyen. Je débuterai en approfondissant le concept d’inversion motivationnelle et la notion de fluidité agentielle que présente Thi Nguyen. Cela me permettra de dégager quelques éléments de sa conception de l’agentivité et de mieux ancrer le problème dans son cadre conceptuel. Je présenterai ensuite de très brefs portraits de perspectives notables de la duperie de soi en exposant comment et pourquoi il semble s’agir de descriptions sous lesquelles pourrait se ranger le phénomène d’inversion motivationnelle. Je préciserai pourquoi la duperie de soi me semble être une forme d’irrationalité plus pertinente que d’autres, elles aussi paradigmatiques, pour effectuer une comparaison à l’inversion motivationnelle. Puis, je tirerai de cette association certaines conclusions qui m’apparaissent particulièrement importantes à aborder pour comprendre tant l’inversion motivationnelle que la duperie de soi et pour une approche de la responsabilité épistémique des joueur·se·s investi·e·s. Enfin, je nommerai certaines voies qui permettent de contourner des difficultés que je déterminerai.

I. Inversion motivationnelle et fluidité agentielle

Dans ses travaux, Thi Nguyen présente l’inversion motivationnelle comme un état motivationnel particulier, adopté par maint·e·s agent·e·s pour la durée d’un jeu, qui se distingue de la manière habituelle par laquelle les agent·e·s posent leurs fins et motivent leurs actions. L’inversion motivationnelle, qui est possible dans le cadre des jeux, témoigne ainsi de notre fluidité agentielle. Le lien qui se dessine entre jeux et agentivité n’est pas, selon lui, une coïncidence. En effet, les jeux sont pour Thi Nguyen intrinsèquement liés à l’agentivité, et ce, même s’il convient à plusieurs reprises que ce ne sont pas tous·tes les joueur·se·s qui expérimentent l’inversion motivationnelle. Ce lien étroit se comprend plus nettement en gardant en tête que Thi Nguyen défend que les jeux sont une forme d’art à part entière, qu’ils sont des artéfacts permettant à leurs créateur·trice·s de donner un support à différentes agentivités et d’y inscrire celles-ci de manière à ce que les joueur·se·s puissent les adopter temporairement et ainsi vivre une expérience esthétique. Aussi les jeux sont-ils, selon lui, une forme de technologie sociale[5], et ils représentent une activité humaine qui exige aux joueur·se·s de revêtir différentes agentivités. L’agentivité est ainsi le médium de l’art qu’est le jeu, sans toutefois nécessairement être ce sur quoi porte l’expérience esthétique[6].

Le cadre offert par les jeux, donc, modelé par les créateur·rice·s par l’entremise des objectifs, des capacités et des environnements[7] qu’iels soumettent aux joueur·se·s, combiné à l’engagement temporaire des joueur·se·s envers la victoire[8], donne la possibilité aux agent·e·s d’explorer momentanément différents modes d’agentivité et d’ainsi moduler la leur. Pour ce faire, l’agentivité que possèdent les joueur·se·s doit être complexe, posséder plusieurs épaisseurs. Se pencher sur ce qu’avance Thi Nguyen à propos des jeux et de l’inversion motivationnelle aidera à mieux saisir en quoi l’agentivité des joueur·se·s se doit d’être sophistiquée et fluide pour que ces dernier·ère·s soient à même d’adopter un tel état motivationnel dans le jeu. Ensuite, il sera possible de mieux cerner ce qui est entendu par « fluidité agentielle », ce qui soulèvera des questionnements sur les mécanismes qui sous-tendent une telle souplesse et sur leur proximité avec la duperie de soi.

I.1 Concept d’inversion motivationnelle

Afin de bien saisir la structure motivationnelle inversée décrite par Thi Nguyen, il sied de distinguer avec Bernard Suits[9] et lui les termes « buts » (goals) et « desseins » (purposes), ce qui permet d’introduire la différence entre le mode de jeu axé vers les résultats (achievement play) et le mode de jeu investi. Comme Thi Nguyen l’explique, tandis que le but d’un jeu est ce qui est visé pendant le jeu[10], notre dessein concernant le jeu est la raison pour laquelle nous jouons[11]. Aussi, lorsque nous jouons au basketball, par exemple, le but est de remporter la partie (selon les modalités de jeu et en respectant les règles) ; cependant, notre dessein peut différer. S’il est effectivement possible de jouer au basketball simplement pour gagner ou pour ce qu’une victoire peut nous apporter, il est également couramment accepté que nous puissions décider d’y jouer pour nous distraire, pour nous amuser avec nos ami·e·s, pour améliorer nos aptitudes physiques et motrices… C’est précisément cette adéquation ou cette inadéquation entre les buts et les desseins qui différencie les joueur·se·s qui adoptent un mode de jeu axé vers les résultats et les joueur·se·s investi·e·s : les buts et les desseins des premier·ère·s correspondent entre eux, alors que les joueur·se·s investi·e·s n’adoptent que temporairement « an interest in winning for the sake of the struggle »[12]. Leur dessein diffère donc, au moins en partie, du but adopté lors du jeu. Ainsi, si les joueur·se·s investi·e·s adoptent le but de gagner pendant une partie de basketball, iels n’ont pourtant pas décidé de jouer parce qu’iels viseraient la victoire en tant que telle ou ses conséquences ou encore parce qu’iels voudraient atteindre le but préludique (prelusory goal) de faire passer le ballon dans le panier autant de fois que possible. Les joueur·se·s de type investi présentent effectivement une inadéquation entre le but de leur jeu et leur dessein : s’iels adoptent temporairement la victoire comme but de jeu, iels le font en visant un dessein, distinct de la victoire, qui pourra être atteint en adoptant ces buts.

Autrement dit, ces joueur·se·s adoptent momentanément une fin (soit gagner) en vue d’expérimenter les moyens qui leur permettent de viser cette fin (dribler, faire des passes, relever des défis pratiques, expérimenter l’adversité et la camaraderie, éprouver une expérience esthétique…) : iels adoptent donc des fins remplaçables et, en inversant le modèle motivationnel habituel, iels « […] justify [their] goals by showing what kind of activity they will inspire. The justification of game goals has a backward-looking, rather than forward-looking, direction »[13]. Les joueur·se·s investi·e·s renversent ainsi, en justifiant leurs buts à l’aune de leur activité, les « […] relationships between means and ends within the bounds of the game »[14]. Thi Nguyen affirme que ce renversement est possible grâce à une fluidité de l’agentivité : les agent·e·s peuvent, selon lui, adopter temporairement différents modes d’agentivité au sein de leur agentivité globale[15], ce qui leur permet notamment d’adopter temporairement différentes fins remplaçables.

I.2 Précisions à l’aune d’exemples et d’objections soupesées par Thi Nguyen

Afin de mieux cerner la conception d’agentivité chez Thi Nguyen ainsi que sa description du phénomène d’inversion motivationnelle, il sied de détailler sa présentation de quelques réfutations d’objections potentielles à son portrait de l’état motivationnel inversé. Thi Nguyen reste en effet volontairement discret quant à sa compréhension de l’agentivité, ce qui lui permet de ne pas avoir à prendre position dans les débats sur sa nature : s’il est patent qu’il traite de l’agentivité humaine individuelle, et s’il explicite en traiter de manière « traditionnelle » et la concevoir comme impliquant « […] [an] intentional action, or action for a reason »[16], il ne s’avance pas à la préciser davantage. Il affirme que son travail, qui porte sur les jeux compris comme l’art de l’agentivité, n’en nécessite pas une étude exhaustive : au contraire, il soutient que notre compréhension de celle-ci sera éclairée par ses réflexions sur les jeux, qui viendront illustrer pourquoi et comment une agentivité qui permet de jouer à des jeux, et qui rend possible la résolution de problèmes grâce à la raison prudentielle, se doit d’être aussi complexe[17]. De même, il semble que sa compréhension de l’inversion motivationnelle, elle-même utile pour appréhender l’agentivité, est abordée plus finement par ses explications et ses exemples portant sur les joueur·se·s investi·e·s et à l’aune des réserves potentielles qu’il examine.

Tout d’abord, Thi Nguyen précise qu’il conçoit les joueur·se·s investi·e·s comme pouvant être motivé·e·s à adopter un tel type de jeu par des raisons aussi bien extrinsèques qu’intrinsèques au jeu. Cela signifie donc qu’une joueuse investie n’a pas à jouer que pour des raisons dont la valeur découlerait intrinsèquement du jeu ; elle peut aussi vouloir, comme mentionné ci-haut, expérimenter les défis présentés par une partie de basketball afin d’améliorer sa condition physique — ce qui est extérieur, ou extrinsèque, au jeu. Thi Nguyen reconnaît ainsi la possibilité d’un mode de jeu investi que Suits qualifierait d’instrumental. Aussi, si l’état motivationnel inversé décrit par Thi Nguyen peut faire entrer en jeu des considérations externes au jeu ou qui en dépassent les limites, cela implique que l’agentivité temporairement adoptée pendant le jeu n’est pas complètement séparée de l’agentivité globale d’un·e joueur·se ; cette dernière informe la temporaire.

De plus, en précisant ses attaches aux travaux de Suits, Thi Nguyen mentionne une position fort intéressante de Johan Huizinga[18] selon laquelle si l’être humain peut jouer, c’est parce qu’il est en mesure de transcender la rationalité[19]. Autrement dit, en jouant, les agent·e·s s’extraient de l’espace quotidien régi par la rationalité pratique. Thi Nguyen pourrait ainsi expliquer notre capacité à adopter des fins remplaçables : en entrant dans le jeu, hors de la rationalité pratique quotidienne, nos actions revêtent selon lui une signification différente et sont motivées par de nouvelles raisons. En sortant d’un tel cadre ludique, ces raisons et ces fins s’évanouissent.

Thi Nguyen considère par ailleurs les inquiétudes des sceptiques qui prétendent que gagner est la seule motivation qui justifie et informe les actions des joueur·se·s. Selon elleux, donc, il est superflu de faire appel à un élément explicatif aussi complexe et lourd que la structure motivationnelle inversée. Cependant, Thi Nguyen rappelle à juste titre que bien des joueur·se·s n’ont pas comme seul dessein la victoire : parfois, certain·e·s vont même jusqu’à éviter de développer les habiletés et compétences qui les aideraient à remporter le jeu, et ce, même s’iels doivent pendant le jeu adopter comme but la victoire afin de réellement jouer. Il mentionne notamment le fait qu’il est très aisé d’imaginer un scénario où un agent refuserait des cours particuliers pour ne pas trop excéder le niveau de ses partenaires de jeu ; il note aussi que dans le cas des « jeux stupides » comme les jeux à boire, les joueur·se·s évitent de jouer trop souvent pour ne pas devenir trop compétent·e·s, puisque le dessein qui motive à jouer à de tels jeux n’est pas la victoire. De tels exemples illustrent bien la tension potentielle entre l’agentivité de jeu et l’agentivité globale autrement qu’en considérant le caractère extrinsèque ou intrinsèque des motivations guidant les actions des agent·e·s.

Aux sceptiques qui argumenteraient que les fins remplaçables présentes dans l’état d’inversion motivationnelle ne sont pas vraiment des fins, Thi Nguyen répond que, contrairement au théâtre, l’expérience investie de jeu ne peut être traitée en considérant que les agent·e·s ne font que prétendre posséder des fins différentes de celles qu’iels possèdent habituellement. Pour véritablement jouer, les agent·e·s doivent concrètement éprouver, et non seulement simuler, un intérêt envers la victoire : « […] the interest in winning has to temporarily take the phenomenal position of being something like a final end »[20]. Autrement, si l’agentivité adoptée dans le cadre du jeu demeure transparente à une agente et qu’elle prétend simplement viser tel but afin que le jeu puisse se dérouler, elle se trouverait dans une sorte de double conscience (double-consciousness) qui ne lui permettrait pas de s’immerger dans le jeu. Cette double conscience lui ferait d’ailleurs éviter aussi bien la défaite (puisque l’agente a comme but la victoire) que la victoire (puisqu’elle a un dessein qui la motive à affronter les obstacles proposés par le jeu). La prévalence momentanée de l’agentivité temporaire avec ses motivations et ses fins remplaçables par rapport à l’agentivité globale quotidienne est donc essentielle à l’expérience de jeu investie.

Il convient aussi de préciser que l’état d’inversion motivationnelle décrit par Thi Nguyen ne semble pas tout à fait correspondre au phénomène d’états essentiellement secondaires décrit par Jon Elster[21] : si l’état d’inversion motivationnelle demande aux joueur·se·s de prendre les moyens qui leur permettent d’atteindre leur dessein comme des fins, il ne semble pas obligatoire que cette inversion soit atteinte comme un simple « by-product » d’une autre activité. Oui, il est possible d’imaginer une situation où un agent voit sa structure motivationnelle s’inverser comme effet secondaire d’une action qu’il pose pour d’autres fins. Par exemple, en tentant de faire plaisir à son enfant, il peut jouer aux quilles avec elle, bien qu’il s’agisse d’un jeu qu’il trouve habituellement assommant et monotone. À l’idée d’entrer dans une salle de quilles, il peut éprouver de l’agacement : il n’a jamais aimé pratiquer ce sport, il n’a jamais pu prendre au sérieux le but de faire tomber des quilles au bout d’une piste huilée avec une boule, et ce, même s’il a souvent essayé de le faire pour rejoindre la ligue qu’ont formée ses ami·e·s. Plus il désirait aimer ce jeu, plus les quilles l’exaspéraient. Il peut toutefois s’apercevoir qu’en essayant de divertir sa fille, au bout d’un moment, il a adopté comme fin remplaçable de faire tomber le plus de quilles possible en respectant les règles du jeu : il peut constater qu’il éprouve une expérience de jeu investie. Autrement dit, il peut avoir inversé sa structure motivationnelle sans l’avoir visé consciemment : il peut avoir expérimenté cette inversion comme un état secondaire de ses actions. Cependant, contrairement à des états essentiellement secondaires comme le sommeil ou le plaisir, l’état d’inversion motivationnelle peut aussi être atteint par des agent·e·s qui le visent, qui agissent de manière à l’atteindre. Entrer dans l’expérience investie du jeu ou plus précisément expérimenter les épreuves qu’il propose en adoptant comme fins (remplaçables) les buts ludiques, ce n’est pas quelque chose qui « can never […] be brought about intelligently or intentionnally, because the very attempt to do so precludes the state on is trying to bring about »[22]. Parfois, nous adoptons consciemment les buts ludiques d’un jeu comme des fins remplaçables alors qu’ils ne sont que des moyens pour notre dessein de nous distraire : nous adoptons un état motivationnel inversé volontairement, en sachant que viser la victoire lors du jeu n’est qu’un moyen pour atteindre notre dessein.

Bref, l’agentivité qui se dégage des travaux de Thi Nguyen implique des actions intentionnelles. Elle permet par ailleurs à la fois une communication, des tensions et de potentielles contradictions entre ses manifestations globale et temporaire. La différence draconienne entre l’agentivité globale et l’agentivité temporaire, qui se déploie dans un contexte de jeu, s’explique notamment par le changement de cadre et de signification des actions. Et l’état d’inversion motivationnelle met de l’avant la capacité des agent·e·s de s’investir consciemment dans un jeu, de s’y laisser submerger.

I.3 Résultats de cette réflexion sur notre compréhension de l’agentivité

Se dégage de ce bref résumé de certaines thèses de Thi Nguyen l’importance de la capacité des joueur·se·s investi·e·s à s’immerger dans leur agentivité temporaire[23]. Et cette immersion dans un cadre d’action artificiel, qui implique certaines tensions entre les agentivités temporaire et globale des joueur·se·s, ne peut s’expliquer simplement par l’ajout de fins à un niveau motivationnel global chez les agent·e·s : il faut comprendre l’agentivité comme épaisse, stratifiée, afin de rendre compte du fait que les joueur·se·s ne tombent pas dans la double conscience (décrite ci-haut) engendrée par une transparence agentielle qui saisirait les fins remplaçables comme telles, et non comme des fins envers lesquelles on éprouve un intérêt véritable, lors du jeu[24]. Luca Ferrero explicite le lien entre les strates de l’agentivité et sa fluidité : « By ‘fluidity’ I mean the capacity both to set up, operate within, and remove layers (i.e., to adopt, pursue, and discard intermediate ends) and to navigate across them »[25]. Et l’adoption de fins remplaçables, bien que sincères, vient générer cette superposition d’épaisseurs et de strates ; cela permet d’expérimenter cette fluidité de l’agentivité, qui concerne la capacité à jouer et négocier avec diverses épaisseurs[26]. C’est cette fluidité qui permet aux agent·e·s d’être en mesure de se masquer qu’iels n’éprouvent un intérêt envers les buts du jeu qu’en raison de leur dessein, et ce, afin que les buts puissent les motiver comme des fins lors du jeu. Une telle fluidité implique aussi qu’il est possible d’acquérir des fins d’une manière beaucoup plus volontaire que cela n’est parfois envisagé[27].

Aussi, un problème bien curieux semble se dessiner : il faut, pour un·e agent·e qui adopte un mode de jeu investi, se masquer ses motivations profondes, normales, habituelles ; iel doit donc revêtir « another practical identity and another set of concerns »[28]. Et iel décide de le faire en décidant de jouer ; il semble donc s’agir d’une manipulation volontaire[29], quoique temporaire, de ses motivations, de ses justifications et de certaines de ses croyances (ou de propositions momentanément envisagées comme vraies ou susceptibles de motiver des actions). Si le processus décrit par Thi Nguyen semble apte à décrire de manière détaillée et enrichissante un certain type d’expérience de jeu, doit-on cependant maintenant envisager d’avoir à conjurer de ses implications le spectre de la duperie de soi ?

II. Inversion motivationnelle, duperie de soi et irrationalité

Si un problème d’irrationalité ne semble pas explicitement se dessiner dans l’exposition de Thi Nguyen, il demeure que ce qui se dégage de ce portrait pointe vers la possibilité que l’adoption volontaire d’un état motivationnel inversé, tel qu’exigé pour l’expérience investie de jeu, réside dans l’irrationalité des agent·e·s. Les expressions employées par Thi Nguyen telles que « se masquer », « omettre », « s’immerger » et « manipulation » suscitent un intérêt à s’interroger sur la proximité entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi. Une telle similarité paraît particulièrement intrigante quand on garde à l’esprit la précision de Thi Nguyen à l’effet qu’un état motivationnel inversé ne requiert pas seulement l’adoption de nouvelles croyances ou de nouvelles fins, mais nécessite bien aussi une séparation de sa structure motivationnelle quotidienne : « I must also submerge myself in that new end—to phenomenally make that temporary end dominant in my reasoning, my motivation, and my practical consciousness. I not only need to add to my usual structure of ends, but also to temporarily subtract from my motivational structure, sealing myself off from many of my normal interests and ends »[30]. Or plusieurs descriptions, définitions et conditions de la duperie de soi sont proposées par la tradition (et l’existence même d’un tel phénomène est remise en question par certain·e·s). Ainsi, puisqu’il n’y a pas de consensus sur ce en quoi consiste exactement la duperie de soi, il sied de considérer les approches prévalentes de celle-ci afin de vérifier si la caractérisation de l’inversion motivationnelle qui a été détaillée ici peut s’y apparenter. Ce portrait rapide ne permet pas, bien sûr, d’aborder toutes les positions sur la duperie de soi ni d’approfondir chacune des positions mentionnées, mais il constitue un survol général qui insiste sur les ressemblances entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi. Puis afin, d’un côté, de mettre en lumière la proximité entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi et, d’un autre, d’établir que ce que décrit Thi Nguyen ne se rapproche pas plutôt d’une autre forme paradigmatique d’irrationalité, il sera intéressant de considérer l’état d’inversion motivationnelle à l’aune de l’akrasie, de la faiblesse de la volonté, de la pensée désidérative et de l’inconstance (fickleness).

II.1 Duperie de soi

S’il est vrai que les auteur·trice·s ne s’accordent ni sur la définition exacte de la duperie de soi ni sur les processus psychologiques sous-jacents, il est tout de même possible d’en dégager des propriétés. La duperie de soi est souvent comprise comme un phénomène qui se manifeste lorsqu’un·e agent·e adhère à une croyance allant à l’encontre des preuves qu’iel rencontre ; cette adhésion serait ainsi motivée par des raisons qui diffèrent et vont à l’encontre de celles qui seraient épistémiques et appropriées[31]. C’est notamment afin de distinguer la duperie de soi de l’erreur qu’il est important de souligner qu’elle constitue un cas d’irrationalité motivée et qui a lieu à l’encontre des preuves disponibles. Ce type d’irrationalité motivée, qui met évidemment en jeu la duperie, est souvent associé conceptuellement à la duperie entre plusieurs agent·e·s[32] et est donc fréquemment compris en se basant sur un tel modèle réflexif qui stipule qu’une : « person A knows that p is not true and deliberately causes person B to believe p »[33]. Autrement dit, la duperie de soi est souvent conçue comme ayant lieu lorsqu’un·e agent·e croit le contraire d’une proposition qu’iel a l’intention (ou parfois, d’autres motivations) de provoquer chez iel-même[34], et ce, d’une manière qui fait en sorte qu’iel ne sache pas que cette croyance est fausse[35].

Aussi, il semble pertinent d’envisager à l’aune de ce phénomène un·e agent·e investi·e qui i) adopte volontairement, en jouant, des fins temporaires, sur le plan de son agentivité globale, alors qu’iel sait qu’elles sont instrumentales et remplaçables et qui ii) doit se masquer ses valeurs et ses fins structurantes et primordiales afin d’adopter un tel état d’inversion motivationnelle. Plus encore, Thi Nguyen indique que les joueur·se·s investi·e·s ne doivent pas saisir de manière transparente les fins remplaçables comme des moyens pour arriver à leur dessein : « The disposable ends of games cannot appear to us as straightforward and transparent means to some other end »[36]. Un·e tel·le agent·e traite ainsi des buts de jeu comme des fins avec pour objectif de réaliser son dessein, bien qu’iel sache pertinemment ne pas nécessairement désirer la victoire pour elle-même, et ce, grâce à des preuves concrètes qui sont disponibles (par exemple, le fait qu’iel refuse de suivre en secret des cours particuliers de basketball). Iel sait donc qu’iel est indifférent·e face à l’issue du jeu (q), et iel se convainc tout de même que non (c’est-à-dire qu’iel adopte volontairement la croyance que ~q) puisqu’iel est motivé·e par son dessein à adopter la victoire comme fin (bien que temporaire et remplaçable). De plus, iel sait que les fins qu’il adopte dans le cadre du jeu sont remplaçables (r), même s’iel doit se persuader pour la durée du jeu de ~r afin que ces fins (remplaçables) motivent bien ses actions et ses états mentaux lors du jeu. Iel possède aussi des fins récalcitrantes et des valeurs au coeur de son identité, tout en mettant volontairement de côté les preuves qui pourraient l’inciter à développer une croyance telle que « Je possède des fins récalcitrantes et des valeurs au coeur de mon identité » (s) lorsqu’iel décide de prendre part à un jeu.

Thi Nguyen reste toutefois silencieux sur le rapprochement potentiel entre la duperie de soi et l’inversion motivationnelle : l’enjeu de la duperie de soi et son lien avec l’agentivité des joueur·se·s ne sont relevés par Thi Nguyen que lorsqu’il écarte l’argument de Jesper Juul[37], selon lequel si nous sommes prêt·e·s à nous mettre dans des circonstances où nous sommes à même de vivre plus d’échecs que dans notre vie quotidienne, c’est parce que nous nous dupons sur la valeur que nous accordons à la victoire et à la défaite[38]. En effet, selon Thi Nguyen, le fait qu’un·e agent·e puisse s’immerger dans une agentivité temporaire et le fait que l’agentivité puisse être comprise comme possédant de nombreuses strates font en sorte qu’il n’est pas nécessaire de considérer l’agent·e comme se trompant iel-même pour s’exposer à des situations plus propices à l’échec[39]. Or, cet argument ne permet pas d’exclure que les agent·e·s ne se dupent pas au moment même où leur structure motivationnelle habituelle se renverse, qu’iels ne se dupent pas pour la renverser. Étudier l’inversion motivationnelle à l’aune des positions prévalentes de la duperie de soi permettra de mettre en lumière ces parallèles qui semblent se tracer.

II.1.i. Perspectives partitionnistes

Deux problèmes menacent les compréhensions réflexives de la duperie de soi[40]. L’un d’eux, qualifié de statique, est un paradoxe qui émerge de la condition de croyances duales, selon laquelle l’agent·e qui se dupe doit simultanément posséder deux croyances contradictoires à au moins un même moment[41]. Le problème statique concerne donc l’apparente contradiction pour un·e agent·e de croire ~p et p au même moment, puisque « the very nature of belief precludes one’s simultaneously believing that p is true and believing that p is false »[42]. Le second, dynamique, quant à lui, se rattache à la condition intentionnelle de la duperie, selon laquelle la duperie de soi effectuée par un·e agent·e est intentionnelle. Le problème dynamique soulève plusieurs questions, notamment : « Comment est-il possible de mener le projet de se duper lorsqu’on possède une croyance ou un savoir ? », « Comment est-il possible de se duper si l’on sait qu’on a l’intention de le faire ? » ou « Comment peut-on exécuter une stratégie de duperie envers soi-même ? »[43].

Les perspectives partitionnistes, inspirées notamment par les travaux de Sigmund Freud[44] et de Donald Davidson[45], stipulent que l’esprit, ou la manière de traiter les croyances de l’agent·e qui se dupe, est divisé·e, ou encore partitionné·e, de manière qu’il ne soit pas contradictoire pour cet·te agent·e de croire à la fois une proposition et son contraire[46] et qu’il soit possible pour cet·te agent·e de se duper intentionnellement. Il est donc possible pour les partisan·e·s de cette approche de traiter le problème de la duperie de soi similairement à la manière dont il est possible de traiter de la duperie interpersonnelle. De tels modèles ont comme avantage de souvent être en mesure (d’au moins prétendre) offrir une réponse aux problèmes statique et dynamique. Plusieurs types de partitions sont proposées, et peuvent se subsumer sous les grandes divisions de partitions chronologiques et psychologiques. Il est intéressant de noter que Thi Nguyen lui-même étudie les possibilités pour la compartimentalisation ou la stratification des agentivités selon une division similaire[47] et qu’il reconnaît que l’agentivité qu’il décrit « might seems [sic] absurdly complex »[48], ce qui semble pointer vers l’intérêt de comparer l’état d’inversion motivationnelle qu’il présente à des regards sur la duperie de soi mettant en jeu une conception complexe de l’esprit et de l’agentivité.

La perspective partitionniste chronologique, telle que défendue par Roy A. Sorensen, propose de comprendre la duperie de soi comme étant un phénomène complexe, graduel et étendu temporellement[49] (scattered) au cours duquel il est possible à différents instants d’attribuer à l’agent·e les croyances p et ~p et l’intention de se duper[50]. S’il s’agit d’une manière assez insatisfaisante de traiter bien des cas de duperie de soi, puisqu’elle met de côté les problèmes mentionnés plus tôt soulevés par la duperie de soi qui concernent « [the] epistemic tension between p and not-p, and the dynamic conflict between the intention to believe p and the belief not-p »[51], Thi Nguyen considère aussi qu’une compréhension de la fluidité agentielle simplement chronologique serait incomplète. Il considère plutôt que l’agent·e a la capacité de maintenir simultanément les différentes épaisseurs de son agentivité en fonction[52], comme un ordinateur qui traite plusieurs programmes et logiciels à la fois tout en en gardant un au premier plan[53]. Cela lui permet d’expliquer comment un·e agent·e est capable de répondre à certaines informations extérieures au jeu et de parfois ajuster ses actions si elles ne correspondent pas à ses motivations et fins plus globales. Plus encore, une telle conception de la duperie de soi ne permettrait pas de rendre compte du caractère répétable et presque spontané de la transition intentionnelle vers un état motivationnel inversé.

Les perspectives partitionnistes psychologiques peuvent quant à elles se scinder en deux grandes catégories. Il y a d’un côté celleux qui défendent une forme de partition cognitive qui ferait en sorte qu’un même esprit puisse être divisé en parties relativement autonomes[54] capables de se duper entre elles[55]. D’un autre côté, il y a des stratégies de partitions doxastiques[56], qui permettent aux croyances contraires de coexister sans entrer en contact, comme séparées, dans l’esprit de l’agent·e[57] ; ainsi, ce qui est engendré par la duperie de soi est « a consciously accessible belief that p, while the accurate attitude is an unconscious or inaccessible belief that ~p »[58]. Ces deux différents types de partitionnisme présentent l’avantage de traiter des problèmes soulevés par la condition de croyances duales et par la condition d’intention de la duperie de soi, mais surtout, elles semblent aptes à rendre compte de l’état d’inversion motivationnelle décrit par Thi Nguyen.

D’une part, le partitionnisme cognitif est bien souvent critiqué, comme le précise Neil Van Leeuwen, car il semble très étrange d’envisager un esprit divisé de telle sorte que ses parties puissent à la fois i) entretenir le projet de duperie, ii) croire au contraire de la proposition qu’elle veut transmettre à une autre partie, iii) transmettre de l’information au système global et iv) savoir ce que le système global sait déjà[59]. Toutefois, une telle position dépeinte par Mark Johnston[60] comme ressemblant à un trouble dissociatif de la personnalité ne semble pas particulièrement problématique à l’aune des travaux de Thi Nguyen. En effet, Thi Nguyen reconnaît même que la structure motivationnelle qu’il présente, faisant entrer en jeu une rupture entre les buts et les desseins, implique des agent·e·s rappelant les schizophrènes de Michael Stocker[61]. Envisager que les agent·e·s omettent certaines de leurs fins constantes ou des parties d’elleux-mêmes ou qu’iels adoptent des fins artificielles et considèrent les fins remplaçables avec une sorte d’inconstance ne pose pas de problème dans le cadre du jeu selon Thi Nguyen : il s’agit même parfois d’une condition nécessaire pour le jeu investi[62]. Thi Nguyen donne ainsi les outils, grâce à ses notions de fluidité agentielle, d’épaisseurs et de strates d’agentivité, de fins remplaçables et de jeu investi, afin de comprendre une agentivité pour laquelle il est envisageable d’effectuer les opérations nécessaires pour une duperie de soi entendue telle que comprise par les partitionnistes cognitif·ve·s. Sur le plan de son agentivité globale, un·e joueur·se

  1. peut vouloir entretenir le projet de duperie afin de provoquer un état d’inversion motivationnelle, par exemple en adoptant la stratégie de jouer à un jeu et de mettre son agentivité temporaire de l’avant afin d’être déconnecté·e de ses motivations et fins habituelles ;

  2. iel peut croire au contraire des propositions qu’iel veut mettre de l’avant dans son agentivité temporaire, par exemple en persuadant l’agentivité temporaire que ~q[63] et ~r alors qu’iel sait que q et r ;

  3. iel est en mesure de traiter l’information de son système global de motivations, ce qui lui permet et de concevoir qu’iel est dans une situation dans laquelle iel met de côté les preuves pouvant l’amener à croire que s, ce qui fait que ses motivations et fins habituelles n’agissent plus sur iel, et de se distancer de cette agentivité temporaire au besoin ;

  4. et enfin iel possède globalement ses connaissances.

L’agentivité temporaire, quant à elle, construite au sein de cette agentivité globale et sur celle-ci, permet à l’agent·e qui s’y immerge d’au moins momentanément évoluer de manière indépendante de ses croyances, de ses motivations et de ses valeurs globales ou continues. Si Thi Nguyen tient à ce que l’agentivité de l’agent·e impliqué·e dans un mode de jeu investi soit dans une certaine mesure unifiée, cette cohésion n’a pas à être très rigide et elle est assurée par le dessein de l’agent·e qui justifie une telle posture d’inversion motivationnelle : « Such a playful and compartmentalized agency is still unified, in that all these maneuvers are, in the long run, justificationally guided by the same set of enduring values and ends. But that is a fairly highorder and abstracted form of internal consistency »[64]. Il ne semble donc n’y avoir ni de contradiction à traiter le cas d’inversion motivationnelle comme un cas de duperie de soi telle que comprise par les partitionnistes cognitif·ve·s ni de problème à adopter une version assez forte du partitionnisme psychologique grâce à une conception de l’agentivité aussi sophistiquée que celle que présente Thi Nguyen.

D’autre part, il semble ainsi que le partitionnisme doxastique, qui est une position moins forte que le partitionnisme cognitif, puisse également rendre compte du phénomène d’inversion motivationnelle. Plutôt que de proposer de scinder l’agent·e et son esprit en parties différentes, cette famille d’approches défend que ce ne sont que les croyances contradictoires qui sont séparées d’une manière ou d’une autre[65]. Aussi, les partisan·e·s d’une approche partitionniste doxastique n’ont pas à maintenir qu’une partie de l’agent·e cherche à en duper une autre[66] ; iels défendent plutôt que l’agent·e peut avoir des croyances contradictoires qui ne seraient pas toutes deux exprimées ou au premier plan de son esprit au même moment, ce qui permet à l’agent·e d’être dupé·e par ses croyances. Ainsi, l’agent·e qui se dupe peut consciemment accéder à une croyance particulière (p) tout en possédant une croyance contraire (~p) qui est inconsciente ou à laquelle iel n’a pas accès[67]. Cela semble tout à fait compatible avec la position de Thi Nguyen selon laquelle l’agentivité globale de l’agent·e engagé·e dans un mode de jeu investi est comme un programme informatique qui opère à l’arrière-plan de l’esprit de l’agent·e alors que l’agentivité temporaire dans laquelle iel s’immerge et qui présente un état motivationnel inversé serait un autre programme qui s’exécuterait au premier plan. Une telle stratification, qui admet qu’une agentivité temporaire plus limitée puisse avoir momentanément préséance sur la plus globale, permet de rendre compte de la séparation des croyances contraires de l’agent·e : une joueur·se investi·e, en état d’inversion motivationnelle, ne peut pas avoir accès à toutes ses croyances, ses fins et ses motivations au risque de saisir que l’engagement qu’iel éprouve envers les buts du jeu et la victoire n’est qu’un moyen pour atteindre un dessein différent. Les croyances q et r et les preuves pouvant l’amener à adhérer à s ne sont pas disponibles pour l’agent·e en mode de jeu investi, ce qui lui permet d’adopter les croyances contraires ou d’agir d’une manière qui implique qu’iel adhère à ces croyances contraires.

II.1.ii Perspectives révisionnistes

Un type de perspectives différentes par rapport à la duperie de soi maintient que ce phénomène ne repose pas sur une partition de l’esprit ou des croyances de l’agent·e, ce qui permet d’éviter les critiques associées à une conception modulaire ou partitionnée de l’esprit. Souvent, les révisionnistes préfèrent effectivement revoir les conditions de croyances duales et d’intention qui sont posées par les modèles de duperie de soi inspirés de la duperie d’autrui, ce qui leur permet de ne pas avoir à poser ou à résoudre les problèmes statique et dynamique pour concevoir la duperie de soi. Il me semble que l’état d’inversion motivationnelle des joueur·se·s investi·e·s peut tout de même être appréhendé à partir de telles approches qui repensent à nouveaux frais ce cas d’irrationalité motivée.

Les révisionnistes amendant les intuitions théoriques qui concernent le résultat ou le produit de la duperie de soi se voient en mesure de récuser la condition de croyances duales. Si plusieurs stratégies sont aussi mobilisées par ces défenseur·se·s, certaines approches notables posent que ce qui découle d’une duperie de soi n’est pas une croyance opposée à celle possédée par l’agent·e au départ, mais plutôt des données qui lui offrent une plus grande justification (greater warrant) de tenir la proposition contraire comme vraie[68] ou encore une attitude propositionnelle qui fonctionne tout comme une croyance : par exemple, « the self-deceiver might claim that p, act as if p, or generally seem to believe p, but actually believe the opposite »[69]. Cela peut être le cas, car l’agent·e avouerait p, sans croire que p[70]. En s’appuyant sur l’analogie proposée par Thi Nguyen qui rapproche le fonctionnement simultané de plusieurs programmes informatiques à l’immersion et à la stratification agentielle, il est possible de défendre que l’état d’inversion motivationnelle ne crée pas chez les joueur·se·s de nouvelles croyances (contradictoires) au sein de leur agentivité temporaire. Si un·e agent·e adopte un mode de jeu investi et qu’iel adopte comme moyens, en vue d’une fin visée, de nouvelles fins, instrumentales et remplaçables, qu’iel doit pourtant considérer comme réelles afin de bien vivre l’expérience de jeu, iel n’a pas besoin d’avoir la croyance que ces fins temporaires sont réelles. Iel peut se contenter d’agir comme s’iel y croyait, par exemple en se contentant de croire à tort qu’iel croit réellement[71] que les buts ludiques constituent pour iel des fins réelles : il lui suffit d’éprouver un intérêt véritable momentané envers ces buts. Adopter de telles attitudes permettrait à l’agent·e qui ne possède pas deux croyances contraires de tout de même former une agentivité temporaire et de s’y immerger en inversant son état motivationnel le temps du jeu.

Certain·e·s révisionnistes, comme Alfred Mele[72], optent pour remettre en question les intuitions concernant le processus de la duperie de soi en considérant les manières pour un·e agent·e de se duper sans toutefois en avoir l’intention[73]. Bien que la duperie de soi soit encore appréhendée par ces approches comme motivée, elle ne le serait pas par une intention de duper : elle peut notamment tirer sa motivation des émotions ou des désirs qui affectent la formation des croyances[74]. Une telle conception de la duperie de soi ne nécessite pas que l’agent·e forme une croyance contraire à une de celles qu’iel possède déjà ni qu’iel ait l’intention de se duper : certains mécanismes psychologiques de cet·te agent·e, motivés peut-être par un désir[75] ou une émotion, voire par d’autres fins, peuvent venir interrompre le fonctionnement épistémiquement correct de formation de croyances chez iel à son insu, faisant en sorte que « the self-deceiver acquires the belief in p, oblivious to the motivated cognitive bias that has set the course »[76]. Ainsi la duperie de soi d’un·e joueur·se investi·e peut-elle résulter d’un biais des processus cognitifs de cet·te agent·e. Par exemple, la formation de certaines des croyances des joueur·se·s investi·e·s de Thi Nguyen, particulièrement celles portant sur la justification de leur état motivationnel et leurs raisons de jouer, pourraient avoir comme motivation un désir, une fin (notamment d’expérimenter les obstacles et défis présentés par le jeu) ou encore une émotion. Ces agent·e·s pourraient donc être dupé·e·s par leurs états mentaux sans toutefois avoir l’intention de développer de telles croyances qui vont à l’envers des preuves dont iels disposent concernant par exemple q, r et s. La description de Thi Nguyen de l’inversion motivationnelle ne stipule pas quels sont les processus psychologiques qui sous-tendent la fluidité agentielle ou la possibilité d’immersion des agent·e·s et qui les amènent à se cacher leurs desseins, leurs valeurs et leurs fins habituelles. S’il semble possible d’en rendre compte en leur attribuant l’intention de se masquer ces aspects d’elleux-mêmes et de traiter des fins largables comme des fins permanentes, il est également aisément concevable que ce qui motive ces agent·e·s soit autre chose qu’une intention de se duper, mais qui engendrerait les mêmes conséquences sur leurs croyances (ou sur leurs attitudes propositionnelles similaires à la croyance) qui structurent la formation de leur état motivationnel.

Il apparaît ainsi que les perspectives les plus répandues de la duperie de soi sont conciliables avec la caractérisation proposée par Thi Nguyen de l’inversion motivationnelle : i) si le partitionnisme chronologique semble évacuer les tensions caractéristiques de la duperie de soi, Thi Nguyen exclut aussi qu’une partition chronologique de l’agentivité soit à même de rendre compte du phénomène de la stratification et de l’immersion agentielle caractéristique de l’état d’inversion motivationnelle ; ii) le partitionnisme psychologique (aussi bien cognitif que doxastique) est compatible avec la conception complexe de l’agentivité défendue par Thi Nguyen ; iii) les perspectives révisionnistes (aussi bien de la croyance que de l’intention) semblent elles aussi offrir des outils conceptuels suffisants pour traiter de la manipulation de soi contre les preuves pertinentes et disponibles aux joueur·se·s qui entre en jeu dans le cas de l’inversion motivationnelle. Il conviendrait bien évidemment d’approfondir l’étude des approches de la duperie de soi pour bien s’assurer des ressemblances qu’elle présente à l’état d’inversion motivationnelle et pour détailler davantage ces aspects similaires, mais une telle tâche dépasse la visée de cet article.

II.2 Inversion motivationnelle et autres formes paradigmatiques d’irrationalité

Si j’ai tenté d’exposer pourquoi il semble intéressant d’aborder l’état d’inversion motivationnelle à partir de la perspective de la duperie de soi, il me paraît tout aussi pertinent de prendre le temps de m’interroger sur la possibilité qu’une telle inversion soit plus aisément ou plus convenablement décrite à partir d’une autre forme d’irrationalité motivée, par exemple celles paradigmatiques de l’akrasie, de la faiblesse de la volonté et de la pensée désidérative, voire à partir d’une forme d’irrationalité qui concernerait l’inconstance d’un·e agent·e. Je propose maintenant d’expliquer les raisons pour lesquelles je considère qu’offrir une comparaison entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi est plus éclairant que de tenter de tracer des parallèles avec ces autres formes d’irrationalité.

Premièrement, il semble que l’enjeu qui se dessine ici concernant la rationalité de l’inversion motivationnelle ne se réduise pas à un cas d’akrasie. Effectivement, la tension qui se dégage entre les motivations, les actions et les croyances des agent·e·s adoptant un mode de jeu investi ou présentant une inversion motivationnelle n’est pas la même que celle qui entre en jeu lorsqu’un·e agent·e fait une action contre son meilleur jugement. Autrement dit, ce qui est étonnant de l’état d’inversion motivationnelle, et qui pousse à se questionner sur sa rationalité, n’est pas tant lié à un problème qui met en jeu notre conception de l’action intentionnelle[77]. Le problème n’est pas que l’état d’inversion motivationnelle met en jeu une tension entre les jugements ou les croyances d’un·e agent·e et l’action qu’iel fait ; l’agent·e décrit·e par Thi Nguyen semble plutôt à même de changer sa perspective sur ses fins et ses moyens de manière à ce qu’iel puisse considérer un moyen comme une fin pour justifier ses actions. Ainsi les joueur·se·s n’agissent-iels pas contre leur meilleur jugement ; iels semblent plutôt se persuader d’adopter des moyens comme fins. Et cela semble pouvoir être une décision rationnelle, pouvant être prise selon leur meilleur jugement. Prenons comme exemple une personne qui décide d’exercer une activité physique pour contrer les méfaits de la sédentarité. Elle choisit le basketball ; ce faisant, elle adopte comme but, lors du jeu, de marquer le plus de points possible en respectant les règles. Ce but constitue précisément le moyen par lequel elle pourra atteindre son dessein, c’est-à-dire s’exercer à l’entraînement physique. Or adopter ce but comme une fin remplaçable ne signifie pas pour elle d’agir contre son meilleur jugement : elle ne possède pas de réticences, de jugements ou de croyances qui lui feraient penser qu’elle ne doit pas passer le ballon dans le panier autant de fois que possible. Ainsi, le problème de la rationalité de l’inversion motivationnelle ne concerne pas tout à fait les mêmes enjeux que ceux qui se présentent chez un·e agent·e akratique lorsqu’une contradiction se manifeste entre son jugement et son action.

Si Thi Nguyen acquiesce avec Emily Ryall[78] que la faiblesse de la volonté peut constituer un problème pour certain·e·s joueur·se·s, y compris pour lui, il précise que ces cas spécifiques se présentent lorsqu’un·e agent·e est déchiré·e entre son agentivité temporaire et globale et qu’iel ne s’arrête pas de jouer malgré son meilleur jugement :

The inner agent was supposed to be a temporary construct, set up at the behest of our enduring agency, to serve our enduring ends. If the point of playing the game was to serve the purpose of having fun, then we should stop playing when it isn’t fun anymore. To do otherwise is to display a form of weakness of the will. […] It is a rational mistake for a striving [player] to pursue their adopted in-game goals at the expense of their more enduring ends, when those in-game goals were adopted just for the sake of achieving those enduring ends[79].

Bien qu’il mette en lumière la complexité du phénomène d’immersion agentielle, il ne s’agit toutefois pas du problème qui intéresse l’enquête actuelle. En effet, le problème de l’inversion motivationnelle ne concerne pas la velléité d’un·e agent·e, mais plutôt la manière selon laquelle iel se persuade d’intervertir moyens et fins.

Il n’est pas plus approprié d’aborder l’état d’inversion motivationnelle à partir seulement du concept de la pensée désidérative. Certain·e·s penseur·se·s qui ne reconnaissent pas la duperie de soi comme intentionnelle, comme Kent Bach, stipulent que l’agent·e qui se dupe reconnaît les preuves contraires à ses croyances, contrairement à ceux qui adoptent une pensée désidérative : l’agent·e qui se dupe raisonne ou agit d’une manière qui ressemble à un raisonnement, tandis que Bach conçoit que celleux qui pratiquent la pensée désidérative n’ont pas à le faire[80]. Ainsi, si un·e agent·e peut reconnaître les preuves contraires à ses croyances, iel se dupe plutôt que d’adopter une pensée désidérative. Or l’agent·e qui adopte un état motivationnel inversé semble pouvoir reconnaître les preuves contraires à ses croyances : iel reconnaît, au niveau de son agentivité globale, que ses buts ludiques ne constituent que des fins remplaçables, que leur valeur réside dans leur instrumentalité. Elles sont pour l’agent·e le moyen d’atteindre son dessein. D’autres théoricien·ne·s, tel·le·s que José Luis Bermúdez, distinguent la pensée désidérative de la duperie de soi en affirmant que la duperie de soi est intentionnelle, alors que la pensée désidérative, non : un·e agent·e qui se dupe ne doit pas seulement croire p parce qu’iel désire que p, mais aussi parce qu’iel désire croire p[81]. Or, il semble que les joueur·se·s investies peuvent bien avoir l’intention de prendre leurs moyens comme des fins : iels savent que c’est ainsi qu’iels pourront jouer, et c’est pourquoi iels veulent invertir leurs moyens et leurs fins. Aussi semble-t-il que la pensée désidérative est plus passive que la duperie de soi pour l’agent·e. Étudier l’état d’inversion motivationnelle de Thi Nguyen sous l’angle de la duperie de soi (plutôt que sous celui de la pensée désidérative) permet de mettre au centre de la réflexion l’agentivité des joueur·se·s investi·e·s en faisant ressortir leurs capacités d’action et, plus précisément, leur capacité à agir sur leurs fins : cela se rapproche davantage de la conception des jeux de Thi Nguyen comme étant l’art de l’agentivité et rappelle la capacité qu’ont les joueur·se·s d’influencer volontairement leurs fins grâce à la fluidité agentielle selon Thi Nguyen.

Enfin, au premier coup d’oeil, le problème de l’inconstance peut paraître apte à rendre compte de la possible irrationalité qui se remarque chez des agent·e·s qui adoptent un état motivationnel inversé. Elise Woodard, en présentant l’inconstance comme un problème de rationalité, non seulement pratique mais aussi épistémique, défend qu’une reprise de la délibération trop fréquente et rapide d’un·e agent·e peut constituer un cas d’irrationalité. Une telle reprise de la délibération peut faire en sorte que cet·te agent·e accumule des preuves selon lesquelles ses croyances sont instables et selon lesquelles iel n’est pas fiable pour évaluer une telle situation[82]. Il est pertinent de noter qu’elle précise que la délibération ou la reprise de la délibération n’ont pas besoin d’être conscientes, ou à l’avant-plan de l’esprit de l’agent·e[83]. Aussi peut-on se demander si l’agent·e qui présente une inversion motivationnelle en changeant constamment d’idée à propos de la valeur des buts qu’iel poursuit (en les considérant parfois comme des moyens remplaçables pour réaliser son dessein et parfois comme des fins envers lesquelles iel éprouve un véritable intérêt susceptible de motiver ses actions) ne serait pas inconsistant·e et ne tomberait pas dans les cas d’irrationalité pratique et épistémique décrits par Woodard. Thi Nguyen présente d’ailleurs le portrait d’un·e agent·e vacillant·e (flickering) qui serait en mesure de sortir momentanément de son immersion agentielle afin d’ajuster ou d’adapter son agentivité temporaire à l’aune d’une perspective plus globale et moins restreinte que la ludique, puis de se replonger dans une version retravaillée de l’agentivité temporaire[84]. Or envisager l’immersion agentielle ainsi que l’inversion motivationnelle par l’entremise de l’inconstance serait selon moi mal aborder le problème qui se dégage du portrait proposé par Thi Nguyen. Celui-ci ne réside pas dans le fait que l’agent·e change d’idée. Il émerge plutôt parce qu’iel se persuade momentanément, d’une manière ou d’une autre, d’adopter une position doxastique qu’iel appréhende généralement comme fausse. Ce n’est pas parce que l’agent·e est inconstant·e qu’iel pourrait être accusé·e d’irrationalité épistémique : c’est plutôt parce qu’iel se cache stratégiquement certaines de ses croyances, connaissances et motivations afin de justifier un nouvel état motivationnel et de pouvoir s’y immerger au moins temporairement.

Bref, de ces réflexions il ressort qu’un modèle d’irrationalité se basant sur la duperie de soi paraît plus approprié pour aborder le phénomène d’inversion motivationnelle que ces autres formes d’irrationalité. Tout de même, il se peut que d’éventuelles précisions plus grandes sur l’agentivité impliquée par les travaux de Thi Nguyen viennent justifier la convenance de comparer l’inversion motivationnelle à d’autres types d’irrationalité motivée ; or, dans cet article, je tente précisément de mettre en avant la pertinence de raffiner la conception de l’agentivité sous-jacente à la compréhension d’un tel état motivationnel inversé.

III. Conséquences conceptuelles et épistémiques du rapprochement entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi

Tout au long de cet examen, si j’ai fait attention de ne pas assimiler l’état d’inversion motivationnelle à un cas d’irrationalité ou à la duperie de soi, j’ai tout de même souligné et défendu la proximité conceptuelle de ces deux phénomènes. Une fois ces parallèles tracés vient la question de leurs retombées, s’il y en a : quelles sont les conséquences d’un tel rapprochement entre l’inversion motivationnelle et la duperie de soi ? Ces conséquences concernent autant la compréhension conceptuelle de celles-ci que les réflexions qui s’intéresseraient à la culpabilité épistémique, voire morale[85], qu’implique potentiellement l’état d’inversion motivationnelle. Il serait absurde, même après cet exposé, de conclure que l’inversion motivationnelle est forcément irrationnelle ou qu’elle découle nécessairement d’une défectuosité de la part de l’agent·e. Or, la grande compatibilité entre ces deux réalités amène à se demander s’il faut tirer de telles conclusions et incite également à se questionner à propos des impacts potentiels sur les manières d’appréhender la duperie de soi.

En effet, qu’on s’accorde à attribuer ou non une culpabilité épistémique (ou morale) à l’agent·e lorsqu’iel se dupe, les enjeux liés à la duperie de soi sont nombreux : pour se persuader des risques associés à la duperie de soi, il suffit de penser à la négligence et au manque de rigueur épistémiques qui peuvent être reprochés aux agent·e·s qui se dupent, à l’irrationalité ou à l’incohérence au moins partielle impliquées dans une telle formation des croyances ou encore au tort envers leur propre autonomie engendré par les instances de duperie de soi. Ainsi, que l’on considère la duperie de soi comme une faute ou non, elle est « […] even if it is not intentional, [at least] the result of bad cognitive habits »[86]. Si on conçoit donc l’état motivationnel nécessaire pour adopter un mode de jeu investi comme un exemple de duperie de soi, il faudrait en déduire qu’il est entraîné par des mécanismes cognitifs déficients ou mauvais, et il faudrait probablement réexaminer plusieurs catégories d’actions qui se révéleraient similaires au jeu investi sur le plan de l’état motivationnel et qui semblent pourtant banales, voire épistémiquement neutres. S’il n’est effectivement pas une mauvaise chose de réexaminer des procédés cognitifs fautifs ainsi que les actions commises quotidiennement, il reste tout de même étrange que notre conception de la duperie de soi et de l’inversion motivationnelle fasse que le jeu investi et des activités similaires soient considérés comme des manifestations de notre défectuosité rationnelle, agentielle et épistémique. De plus, de telles conséquences seraient tout aussi sérieuses, voire plus, du côté de notre conceptualisation de la duperie de soi : si les jeux, comme le défend Thi Nguyen, sont l’art de l’agentivité, et qu’une manière privilégiée pour vivre l’expérience esthétique qu’ils rendent possible est d’inverser son état motivationnel, alors il faudrait considérer que des cas de duperie de soi rendent possible une expérience esthétique artistique. Il faudrait ainsi chercher à trouver comment la duperie de soi peut être liée à la vertu ou à la capacité d’apprécier, d’appréhender l’art, ce qui paraît très curieux.

Adopter une telle perspective amènerait à comprendre la duperie de soi, voire d’autres formes d’irrationalité épistémique motivée, comme susceptibles de favoriser l’épanouissement humain ou encore notre succès en tant qu’agent·e·s épistémiques imparfait·e·s. En effet, l’irrationalité épistémique étant parfois motivée, il est concevable que les raisons pratiques qui la motivent contrebalancent les coûts épistémiques chez un·e agent·e. Peut-être pourrions-nous dire que le coût épistémique à payer pour un·e agent·e (soit de courir les risques susmentionnés) qui adopte le mode de jeu investi afin d’apprécier l’art du jeu ou encore d’exercer son agentivité n’est pas suffisant pour le ou la dissuader d’inverser son état motivationnel. Iel peut effectivement choisir de le faire à l’aune des maints avantages pratiques et des nombreuses raisons non épistémiques qui l’incitent à le faire. En partant de tout autres prémisses, Lisa Bortolotti présente une argumentation qui expose que l’adoption de croyances irrationnelles ne va pas forcément à l’encontre du succès épistémique des agent·e·s[87] : pour elle, il existe des cas où i) posséder des croyances irrationnelles n’implique pas de faute épistémique chez l’agent·e et où ii) l’adhésion à de telles croyances comporte pour iel des avantages épistémiques et des bénéfices pour son adaptabilité psychologique positifs pour la poursuite de buts épistémiques. Cela diffère foncièrement des approches qui défendent que parfois les avantages pratiques ou épistémiques qu’entraînent des formes d’irrationalité épistémique l’emportent sur les contrecoups : sans présenter une analyse coût-bénéfice de certains cas d’irrationalité, elle montre que l’adoption de certaines croyances irrationnelles peut promouvoir la capacité d’un·e agent·e à poursuivre des buts épistémiques. Ainsi, s’inspirer du modèle offert par Bortolotti pourrait permettre de comprendre le cas de duperie de soi que représente potentiellement l’inversion motivationnelle non seulement comme comportant plus d’avantages que d’inconvénients, mais aussi comme épistémiquement innocent et comme étant utile à la fonctionnalité épistémique (epistemic functionnality), ainsi qu’à l’autonomie des agent·e·s. Concevoir ainsi certains cas particuliers de duperie de soi permettrait de rendre compte des avantages offerts par l’inversion motivationnelle tout en écartant les accusations de culpabilité épistémique ou de défectuosité rationnelle, agentielle et épistémique mentionnées précédemment.

Je maintiens cependant qu’il est possible d’éviter d’avoir à tirer de telles conclusions du rapprochement que je présente. Sans désirer me positionner ici sur la rationalité ou l’irrationalité de l’état d’inversion motivationnelle, je tiens tout de même à soulever certaines voies qui pourraient faire échapper l’état d’inversion motivationnelle aux reproches d’irrationalité : autrement dit, je tente ici de soulever des manières par lesquelles il est possible d’appréhender l’inversion motivationnelle expérimentée par les joueur·se·s investi·e·s comme n’étant pas irrationnelle. Revenir à l’idée de Huizinga selon laquelle l’être humain transcende la rationalité lorsqu’il joue constitue peut-être une telle solution. En effet, si entrer dans le cadre des jeux opère un changement sur le plan de la signification et de la portée de nos actions ainsi que sur les raisons de nature à les motiver, alors il est possible de défendre que le rapport d’un·e agent·e à l’action change radicalement en se plaçant dans l’univers ludique ; chez Huizinga, le jeu « lies outside the reasonableness of practical life ; [it] has nothing to do with necessity or utility, duty or truth »[88]. Plus précisément, le jeu, pour Huizinga, n’est pas seulement extérieur à la raison et à la nécessité pratique, il transcende la rationalité : puisque le jeu « extends beyond the sphere of human life it cannot have its foundations in any rational nexus, because this would limit it to mankind. […] Play cannot be denied. You can deny, if you like, nearly any abstractions : justice, beauty, truth, goodness, mind, God. You can deny seriousness, but not play »[89]. Selon une perspective telle que celle de Huizinga, en entrant dans l’univers du jeu, l’état motivationnel d’un·e agent·e peut se changer, voire s’inverser, sans être soumis aux critères et aux normes quotidiennes de la rationalité. D’autres solutions sont également à considérer, comme défendre que l’état d’inversion motivationnelle ne constitue pas un exemple d’irrationalité pratique parce qu’il s’inscrit bien dans un raisonnement instrumental et qu’il permet à l’agent·e d’atteindre les fins qu’iel vise. Il serait aussi concevable de défendre que l’inversion motivationnelle ne constitue pas un exemple d’irrationalité épistémique, parce que l’agent·e, lorsque ramené·e à son agentivité globale, n’a pas formé de fausses croyances récalcitrantes biaisées par ses motivations.

Or il me semble que décrire et défendre de telles positions (autant celles en faveur de la réduction de l’inversion motivationnelle à un cas de duperie de soi que celles contre une telle assimilation) nécessiterait d’aller plus loin que ne voulait le faire Thi Nguyen dans la caractérisation de l’agentivité. S’il n’est pas nécessaire, comme il le propose, de fournir une définition complète du papier pour affirmer qu’il est le médium de l’origami[90], peut-être nous faut-il au moins déterminer ses propriétés et caractéristiques pour appréhender des enjeux qui se tracent dans son emploi. De même, une définition exhaustive de l’agentivité n’était peut-être pas requise pour la thèse qu’il défend sur l’association entre les jeux et l’art. Il semble toutefois qu’une étude approfondie de l’immersion agentielle et de l’inversion motivationnelle et des cas limites qu’elles représentent pour la rationalité de l’agent·e serait facilitée par de plus amples précisions. Mieux comprendre l’agentivité permettrait de mieux saisir les subtilités de sa fluidité, et d’examiner plus adéquatement les cas limites de la rationalité des agent·e·s. Aussi, je considère que c’est vraisemblablement parce que l’état d’inversion motivationnelle est un cas limite ou une asymptote de la rationalité/de l’irrationalité des agent·e·s qu’il se présente comme si similaire à la duperie de soi. Si je conviens avec Thi Nguyen que ses réflexions sur l’agentivité et les jeux ont permis d’enrichir une compréhension de l’agentivité en précisant certaines de ses particularités telles que sa fluidité, une définition plus stricte ou rigoureuse de l’agentivité me semble désormais requise pour mener à bien une analyse de tels cas, laissant place à la contention, pour éclairer la rationalité ou l’irrationalité d’un état d’inversion motivationnelle.

Conclusion

J’ai commencé cette réflexion en tentant de brosser un portrait clair de l’état d’inversion motivationnelle manifesté chez les joueur·se·s investi·e·s et décrit par Thi Nguyen. Cela m’a amenée à détailler les notions de fluidité, de stratification et d’immersion agentielles et m’a permis de mieux ancrer ma réflexion dans le cadre conceptuel proposé par Thi Nguyen. De cette présentation s’est dégagée une difficulté : un·e agent·e qui adopte un mode de jeu investi doit se masquer ses motivations habituelles et se persuader que les buts qu’iel vise de manière purement instrumentale, pour atteindre son dessein, sont des fins pour iel ; iel doit considérer ses moyens comme des fins, et se masquer leur caractère remplaçable. Après avoir établi une description des aspects cruciaux de l’inversion motivationnelle qui m’a permis de dévoiler et d’articuler cette tension, j’ai présenté la compatibilité entre l’inversion motivationnelle et des perspectives prévalentes de la duperie de soi. Puis, j’ai explicité les incompatibilités ou les insuffisances qui se dévoilent en comparant l’inversion motivationnelle à d’autres cas paradigmatiques d’irrationalité. Enfin, j’ai supposé les conséquences potentielles, qui peuvent jouer le rôle d’objections au projet actuel, d’un tel rapprochement entre duperie de soi et inversion motivationnelle, pour ensuite indiquer des voies qui permettent d’éviter de telles conclusions. Bref, il appert que même si l’inversion motivationnelle ressemble grandement à un cas particulier de duperie de soi, il n’est pas pour l’instant judicieux de défendre que l’état d’inversion motivationnelle ne serait qu’un banal exemple de duperie de soi : il manque actuellement de précisions sur la conception d’agentivité sous-jacente à cette discussion pour accepter ou récuser avec rigueur un tel rapprochement. Il convient ainsi d’approcher cette similarité avec précautions, afin de rendre compte de l’état motivationnel particulier dépeint par Thi Nguyen et des dangers généralement associés à la duperie de soi ou aux autres types d’irrationalité motivée. Bien mener une telle discussion nécessiterait d’approfondir encore davantage le concept d’agentivité chez Thi Nguyen, et l’exposé que j’ai proposé des ressemblances entre l’état d’inversion motivationnelle et la duperie de soi semble pointer vers la pertinence d’un tel approfondissement.