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Introduction

La phénoménologie d’Edmund Husserl « a exercé une énorme influence sur le cours de la philosophie des vingtième et vingt-et-unième siècles. Cette influence a été à la fois positive et négative »[1]. Une façon de voir comment cette phénoménologie a pu influencer négativement le développement ultérieur de la philosophie est de considérer son approche transcendantale comme une tentative de chercher à connaître — et à transformer — toute chose, et aussi la subjectivité elle-même, en un objet d’intuition. Husserl a examiné non seulement les phénomènes de diverses objectivités, des objets réels individuels aux objets universels, mais aussi notre conscience. Avec ses opérations fondamentales appelées épochè et réduction(s), il croyait pouvoir présenter une analyse rigoureusement compréhensible et scientifiquement vérifiable de la nature de l’être humain, conduisant à une discipline systématique qui représenterait quelque chose comme une philosophie première. Peu de temps après avoir introduit ces procédures dans les Ideen I, cependant, la phénoménologie transcendantale de Husserl a été considérée comme une nouvelle version du subjectivisme philosophique dans lequel, a-t-on dit, il y avait une ambiguïté cachée, que son auteur a laissée aux générations futures. Aujourd’hui, ses efforts semblent être « morts » ou, du moins, semblent s’amenuiser. Et si leur disparition a été suivie d’une vague croissante de scepticisme à l’égard du projet phénoménologique dans son ensemble, on peut, peut-être à juste titre, les interpréter comme ayant un impact négatif sur la philosophie contemporaine.

Il faut féliciter le philosophe Jan Patočka, élève de Heidegger et de Husserl, d’avoir nagé à contre-courant. Il était conscient des difficultés de ce dernier. Mais il n’a jamais affirmé que la philosophie husserlienne était en ruine et ne pouvait pas être rectifiée. Bien au contraire, d’après Patočka, elle a marqué un tournant important dans la philosophie occidentale ; la phénoménologie husserlienne était pour lui comme une nouvelle lumière du soleil sur le paysage philosophique : « la phénoménologie fut et demeure sans doute l’orientation philosophique la plus originale de notre époque »[2]. Il n’est donc pas surprenant que le phénoménologue pragois ait été prêt à défendre contre vents et marées cette direction philosophique, en poursuivant sans relâche ses recherches scientifiques. Toutefois, soucieux de l’avenir de la phénoménologie, il s’est partiellement écarté de l’enseignement de ses célèbres tuteurs. Sa révolte est en effet née d’un acte de « rébellion » qui s’est finalement transformé en « hérésie »[3]. Cet acte de rébellion explique les traits essentiels de la pensée propre de Patočka sur l’avenir de la phénoménologie, dans laquelle Husserl et Heidegger ne sont pas entièrement négligés. Sans essayer de tricoter les deux en une seule doctrine, Patočka a plutôt corrigé leurs points de vue en proposant une version non cartésienne de la phénoménologie. Sa correction était confiante et patente : ce qui fait défaut et qui est pourtant urgent, c’est, selon lui, une révision approfondie de la phénoménologie qui vise finalement à réformer la philosophie phénoménologique contemporaine, non pas en synthétisant de manière éclectique les points de vue de Husserl et de Heidegger, mais plutôt en considérant de manière asubjective les mouvements ontologiques de l’existence humaine dans ses aspects corporels, communautaires et historiques.

Certes, la révision critique de Patočka n’était pas mineure, mais allait au coeur des affirmations selon lesquelles l’idéalisme transcendantal peut opérer dans la tradition des disciplines scientifiques et l’ontologie fondamentale a réussi à offrir un « renouvellement total de la philosophie »[4]. Pourtant, la position de Patočka n’a jamais été celle d’une condamnation ou d’un rejet en bloc, mais plutôt celle d’une reconnaissance du fait que les philosophies de Husserl et de Heidegger étaient entravées dans leur tâche parce qu’elles ne parvenaient pas entièrement à « surmonter » le rationalisme cartésien, c’est-à-dire « sa “construction idéale”, dont la principale composante est un dualisme de la res extensa et de la res cogitans, la res extensa conçue mathématiquement comme rassemblant en elle-même toute l’efficacité et la réalité, tandis que la res cogitans n’est que sa copie dépendante… »[5]. Ou mieux encore : le rationalisme cartésien, une thèse formulée dans la langue de Husserl de la Krisis, s’inscrit d’après Patočka dans une démarche « constructiviste et universelle » issue de la modernité et guidée en science par l’efficacité théorique et pratique. Attendu qu’il n’est pas du tout certain que la science sous sa forme actuelle soit prête à résoudre ce problème qui touche la crise actuelle de l’humanité, le phénoménologue tchèque rejette avec force ce rationalisme en considérant son impact en philosophie : la division cartésienne du monde en sujet et objet est problématique dès lors que les philosophes ignorent sa « métaphysique révisionniste » sous-jacente[6]. Et c’est précisément là où résident à la fois leur impuissance et le danger. Le péril du cartésianisme est exactement le péril de la mauvaise métaphysique, car les deux vont main dans la main, justement en vertu d’un sens fort de la corrélation déjà relevé par un penseur du xviie siècle auquel Patočka s’identifiait et qui avait affirmé que « le cartésianisme est le plus pestilentiel en philosophie » (pestilentissimus in philosophia Cartesianismus)[7].

L’objectif de cet exposé est de présenter une analyse approfondie des articles clés de Patočka et de ses « études préparatoires, fragments et notes marginales », textes dans lesquels, pour la première fois, une doctrine pratiquement complète de la phénoménologie asubjective fait surface. Nous visons à mettre en évidence la controverse cartésienne pour servir de base à un développement ultérieur de la phénoménologie post-husserlienne et post-heideggérienne. Il convient d’insister sur cette conséquence pour le moins surprenante afin de montrer ensuite que la doctrine non cartésienne de la phénoménologie asubjective de Patočka est en fait formée en opposition aux apparentes insuffisances tant de Husserl que de Heidegger. Il va sans dire que Patočka élabore sa propre critique des lacunes de Heidegger, mais ici, nous essayons vraiment d’examiner l’insatisfaction évidente du philosophe tchèque à l’égard de la phénoménologie transcendantale de Husserl. La raison en est que la critique de Heidegger par Patočka, contrairement à celle de Husserl, n’est pas abordée dans ses écrits de manière directement systématique. Il nous est impossible dans ce cadre de présenter cette problématique en entier, ne serait-ce que dans ses grandes lignes. Pour limitée que soit notre quête, elle n’en produira pas moins trois conséquences assez importantes. Premièrement, la critique de Patočka est dirigée contre la prétention même de la phénoménologie classique de Husserl à pouvoir fonctionner comme phénoménologie transcendantale et comme philosophie première. Deuxièmement, la lecture critique de l’ontologie fondamentale par Patočka remet sérieusement en question le compte rendu « subjectiviste » du Dasein chez Heidegger, qui reste au fond tributaire d’une métaphysique du sujet[8]. Et enfin — c’est là le point important comme déjà souligné par nous — notre objectif est de montrer comment et dans quelle mesure la doctrine de la phénoménologie asubjective est en fait ébauchée en opposition aux philosophies qui donnent des réponses radicalement différentes et insatisfaisantes à la question du fondement dernier de l’apparition de l’apparaissant[9]. En les discutant, Patočka ne dénie pas qu’il y a un conflit si l’on pousse ces deux « projets » à leurs extrêmes. Pourtant, il lui semble exagéré de dire qu’ils sont irréconciliables et incommensurables. Or c’est quant à ces assises asubjectives, c’est-à-dire quant à la manière de s’orienter vers l’apparition en tant que telle, qu’il faut comprendre que « le conflit même des conceptions et des systèmes phénoménologiques montre… qu’une phénoménologie ne peut être relayée par un mode de pensée constructif, mais seulement par une réflexion phénoménologique plus approfondie » (nous soulignons).[10]

I

« Asubjectif » est le mot opérationnel de la doctrine de Patočka. Comme le terme le suggère, ce dernier veut se prémunir contre le subjectivisme compris de manière isolée (Heidegger) ou compris uniquement comme conscience (Husserl). Sur ce point, le phénoménologue pragois s’oppose à la fois à Husserl et à Heidegger. Telle est, dans notre articulation préliminaire et schématique, notre hypothèse de travail. Pour l’heure, notons que Patočka établit des relations étroites avec les efforts pré-transcendantaux de Husserl, représentés par ses Recherches logiques, en insistant sur « la symétrie » entre le vécu et la chose, en évitant les extrêmes qui soutiendraient la réalité uniquement des choses ou du vécu. Par-là, Patočka penche davantage pour « un renouvellement de motifs phénoménologiques éminemment originels »[11]. Ce faisant, sa nouvelle version de la phénoménologie ne tient pas pour acquis le clivage cartésien entre le sujet et le monde sous l’angle de la capacité du sujet à manipuler et à contrôler l’autre terme de ce clivage. Elle présente plutôt le champ de la manifestation comme l’horizon englobant au sein duquel s’effectue toute monstration. Sur cette base et en se concentrant sur « l’apparaître en tant que tel », le phénoménologue pragois prend comme point de départ la corporéité vécue dans le monde de la vie, à peu près de la même manière que Maurice Merleau-Ponty l’a tenté dans sa phénoménologie. Mais Patočka est encore plus affirmatif que le philosophe français. Comme le dit Renaud Barbaras : « l’originalité de Patočka va consister à rendre compte de la corporéité à partir d’une analyse de l’existence et donc à saisir la corporéité sur le plan existentiel »[12]. Tandis qu’il est peu contestable qu’un être est corporel, un sujet incarné, il faut le voir comme « un corps personnel qui n’est pas une chose dans l’espace objectif. Il est une vie qui, par elle-même, est spatialement, qui produit sa propre localisation, qui se rend elle-même spatiale »[13]. Autrement dit, d’après Patočka, toute expérience doit avoir son fondement dans un corps kinesthésique qui oriente et perçoit ; et si « le mouvement est le fondement de toute manifestation », la « sphère phénoménale » est le domaine propre des phénomènes, qui ne consiste pas dans la conscience mais possède une validité propre[14]. Ainsi, le moyen de « revenir aux choses mêmes », qui n’ont besoin d’aucune conscience pour être elles-mêmes, est de tourner notre attention vers les phénomènes enchevêtrés avec le monde en mouvement, vers « l’apparition de tout ce qui apparaît »[15]. Et c’est bien ce processus de l’apparaître qui est essentiellement asubjectif. Ainsi, le philosophe tchèque prend le chemin qui mène « aux choses telles qu’elles apparaissent et se montrent… en [s]’abstenant de toute spéculation »[16]. De surcroît, avec cette observation, un autre moyen de distinguer apparaître de ce qui apparaît commence à émerger, à savoir celui qui se concentre sur les manières différentes (y compris les manières déficientes) dont les phénomènes apparaissent. Et lorsque ces modes différents d’apparition en tant que tels sont pleinement analysés, les phénoménologues savent qu’ils se tiennent au seuil de la vérité.

Pourtant, de façon très spectaculaire et fameuse, Husserl, celui qui va des Ideen I aux Méditations cartésiennes, montre que la phénoménologie transcendantale se caractérise explicitement par une approche cartésienne. C’est pourquoi il ne faut pas être surpris de lire dans les Ideen I que l’auteur commence par inviter ses lecteurs à réfléchir sur le monde et sur sa propre conscience, en mettant au jour le processus subjectif : « L’apparaître (de l’étant) est reconduit au subjectif (le moi, le vécu, la représentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement »[17]. En revanche, dans la phénoménologie asubjective de Patočka, « le sujet dans son apparaître est un “résultat” au même titre que tout le reste. Il doit y avoir des règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition que de l’apparaître de ce que je ne suis pas »[18]. D’autre part, Husserl tente de faire reposer l’apparaître sur les objets immanents que sont les vécus[19]. Il suffit de se référer à la page des Ideen I où il considère la structure de la conscience en discriminant le côté noétique et le côté noématique[20]. Les actes ou expériences mentales (par exemple, les actes de percevoir, de se souvenir, d’imaginer, de comprendre, etc.) forment le côté noétique de la conscience tandis que ses contenus (les objets perçus, imaginés, etc.,) appartiennent au côté noématique. Or, comme le rappelle Patočka, l’existence d’actes qui deviennent à leur tour objets de réflexion, dont l’évidence est garantie par leur mode de donation original, n’est jamais mise en doute. Le philosophe tchèque, pour sa part, refuse ce virage, puisque la structure noético-noématique « est indissociablement liée à toute la conception d’une constitution de l’objectité au sein de la vie transcendantale subjective. L’abandonner signifiait donc reprendre la phénoménologie par le fond »[21]. Mais, comme Husserl le répète avec insistance, et surtout en tenant compte des « data hylétiques », « la conscience est conscience de part en part »[22]. Ainsi, même la venue à l’existence des « data hylétiques » doit être décrite en termes de constitution dans la conscience. À cela, Patočka objecte que leur statut devient problématique, parce qu’il n’est pas clair de quel côté il faut les chercher dans la structure noético-noématique.

Outre la difficulté liée au statut des « data hylétiques », Patočka critique également la scission noético-noématique de la conscience, car celle-ci est « une sorte de schizophrénie »[23]. Son « scepticisme n’allait pas jusqu’à postuler une phénoménologie purement noématique, mais il s’attaquait au caractère prétendument apodictique du donné réflexif »[24]. La solution esquissée par Patočka renvoie au versant illusionniste d’une conscience schizophrénique en soulignant que « la subjectivité, à l’immanence de laquelle l’on recourt en dernière instance, n’est rendue possible que par la scission de la sphère phénoménale comme telle. » Et une telle « scission qui s’est produite parce qu’on ne voit pas comment penser la sphère phénoménale comme quelque chose d’autonome, parce qu’on se croit donc obligé de l’étayer de quelque chose ressortissant au domaine du réel… Cette réalité, initialement modeste, fait alors une carrière prodigieuse, devenant, d’étant (aus einem Seienden) dans le monde qu’elle était tout d’abord, la substance de la constitution même du monde (zur Substanz der Weltkonstitution) »[25]. D’après Patočka, cette réalité supposée n’est qu’un vestige de la psychologie intentionnelle de Brentano. Elle découle d’une confusion des modes de pensée causaux et non causaux. Il est clair que « précisément ces choses que Husserl… prenait comme données par elles-mêmes — perceptions, actes de pensée, data hylétiques — ne sont pas données, mais sont plutôt des concepts construits de manière causale qui prennent naissance dans la pensée d’une interaction psychologique »[26]. Et la psychologie est précisément une science empiriquement causale étudiant toutes les causes des phénomènes. Mais une telle branche de la connaissance ne thématise pas « l’apparaître comme tel ». Il y a de bonnes raisons pour lesquelles Patočka insiste sur ce point. En accordant un statut absolu à la conscience, les approches transcendantales de Husserl, loin d’être une béquille, sont remarquablement incommodes : d’une part, elles sont gênantes du point de vue des considérations intersubjectives et, d’autre part, elles sont problématiques parce que, dans cette voie transcendantale, « le problème de la constitution est insoluble dans son ensemble »[27]. Pourtant, Patočka n’explore pas les changements dans la conception de la conscience chez Husserl. Il s’efforce simplement de montrer que « la principale lacune de [cette] conception est un cartésianisme non surmonté complètement », à savoir une « conception de la conscience conçue comme “être absolu”, (absolutes Sein) [quae] nulla ‘re’ indiget ad existendum » (qui n’a besoin d’aucune « chose » pour exister)[28].

Une telle piste idéaliste, il faut le reconnaître, est souvent donnée par les écrits de Husserl. En mettant l’accent sur la conscience, son idéalisme a souvent été mis dans le même sac que les versions de l’idéalisme du xviiie siècle dues à Berkeley, Hume et Kant. Mais Husserl s’est toujours défendu de confondre son propre « idéalisme transcendantal » avec le solipsisme ou avec tout autre idéalisme de type traditionnel[29]. En vérité, il était farouchement opposé à ce genre de critiques. Pourtant, même le coup d’oeil le plus rapide sur ses arguments montre clairement que l’idéalisme transcendantal, qui n’est pas encore présent dans les Recherches logiques, lui plaisait avant tout parce qu’il croyait que la signification de l’expérience pouvait être réduite à une subjectivité pure, transcendantale, et que sur la base de cette subjectivité, purifiée par des procédures spéciales, il pouvait présenter un « phénomène pur » avec sa structure invariante qui servirait de base à la rigueur scientifique. Mais, en cherchant à établir un fondement absolu de certitude dans les « structures subjectives », Husserl se trouve dans une impasse où il tente en vain de rationaliser son « idéalisme universel » (tel qu’il est formulé, par exemple, dans sa « Postface à mes idées » Idées III et dans les Méditations cartésiennes), parce que son modus procedendi n’est rien d’autre qu’une dissolution des êtres « mondains » dans des processus de conscience[30]. Là, en suivant cette critique de Patočka, la question de l’idéalisme ne peut être réglée sur la base de la nature particulière et réflexive de la conscience. Cette question ne peut être tranchée qu’en prenant en considération de manière attentive la méthode erronée de Husserl, car elle ne considère pas l’histoire, au sens de l’action, comme quelque chose d’essentiel, en opérant avant la Krisis de 1936 avec « un spectateur non participant » qui est par définition « fondamentalement ahistorique ». Cependant, « il ne faut pas confondre historicité et histoire. L’homme qui n’a pas d’histoire est lui aussi historique, il existe de manière historique en ce sens qu’il ne végète pas simplement au rythme de la nature, mais qu’il doit se rapporter à son être »[31]. C’est donc à partir de cette véritable empirie philosophique, réorienté dans la phénoménologie de Patočka par l’unique question portant sur la manifestation ou le sens de ce qui manifeste (y compris toutes les sédimentations historiques), qu’il faut par-delà Husserl reposer la question du sens de l’histoire, qui est incompréhensible sans « la libre responsabilité » : l’homme est un être essentiellement historique, car il est passionnément intéressé au monde et à son histoire. « L’histoire n’est pas regard, mais responsabilité »[32]. L’aporie qui en résulte est que, en tournant son regard vers l’intérieur sur ses propres « structures subjectives » et en suspendant ses jugements sur l’être, Husserl ne peut « jamais pénétrer jusqu’à l’homme dans les phénomènes concrets du travail, de la production, de l’action et de la création »[33].

Les mêmes conséquences se sont produites avec l’ontologie fondamentale de Heidegger. Dans le fameux paragraphe de sa « postface » rédigée par Patočka en 1976 pour la traduction française de son premier ouvrage, nous lisons que « … avec Sein und Zeit, nous saisissons bien où se placent les “choses” dont on a souci à la maison et sur les lieux du travail, mais nous n’en apprenons pas pour autant d’où tire son origine l’opposition entre “à la maison” et “à l’atelier” ou “au travail”. Il y a des raisons de se demander si, ontologiquement parlant, le foyer familial et l’atelier ou le bureau se trouvent à la même page. Que le premier soit avant tout le lien de la sollicitude envers des êtres humains, alors que le second est celui d’une manipulation des choses, des pragmata, ce fait n’a-t-il pas un fondement assez profond pour exiger d’être pris en considération ? »[34]. D’après Patočka, cette analyse de Heidegger n’a « en vue qu’une partie seulement du problème »[35].

Paradoxalement, donc, l’ontologie fondamentale de ce dernier n’est pas capable de comprendre l’existence d’un être humain qui concerne non seulement la compréhension de soi, mais aussi les réalités de son être biologique, corporel et communautaire dans le monde de notre vie, le Lebenswelt, et dès lors praxis et compréhension demeurent aussi inexpliquées[36]. Heidegger n’est pas non plus capable d’analyser suffisamment « des mouvements de vie que notre sum accomplit et dans le déroulement desquels la sphère phénoménale acquiert son agencement concret », sans parler de la vie, de ses possibilités et de sa non-indifférence à soi, mais aussi de notre non-indifférence à nos co-êtres (Mitsein)[37]. Grâce à son « idéalisme vague », Heidegger, d’après Patočka, n’est pas allé au bout de son intuition initiale sur les possibilités de la vie et, par conséquent, les a laissées indiscernables[38]. Dans ce cadre d’interprétation, Patočka rappelle que le philosophe allemand ne comprend pas que nous ne créons pas les possibilités, mais qu’elles plutôt nous créent[39]. « Les possibilités originaires (le monde) ne sont rien d’autre que le champ dans lequel le vivant existe et qui en est co-originaire ; le déterminer comme champ d’apparition, c’est une définition qui n’est peut-être pas exhaustive, mais pas non plus erronée… »[40].

Un tel échec chez Heidegger n’était pas censé se produire. Avant qu’il voulût initialement utiliser la phénoménologie de Husserl, son estime pour la phénoménologie transcendantale s’estompait déjà lorsqu’il mettait la dernière main à son livre Être et temps dans lequel le Dasein, et non l’intentionnalité de la conscience, joue le rôle clé. Le Dasein est l’être qui est situé là, sous une forme concrète déterminée, et qui ne peut se montrer à nous sans le temps. Mais par-dessus tout, comme l’écrit Patočka, Heidegger a succombé au subjectivisme spéculatif en considérant le Dasein « comme un fondement… plutôt que ce qui est fondé sur l’événement originel de l’ouverture du temps… »[41]. Donc, Heidegger n’échappe pas lui-même au fondationnalisme, qu’il attribue à l’histoire de la métaphysique. Considérons ainsi ce que dit le philosophe pragois dans deux textes qui vont dans ce sens :

L’homme n’est pas le dispensator luminum. Ce n’est pas nous, les hommes, qui aidons l’étant à accéder à l’être, et par là, à l’apparaître, car l’être en apparence positif de l’homme n’est rien d’autre que le lieu d’un pas au-delà de tout étant. Cette transcendance n’est derechef pas quelque chose qui serait réalisé par nous ; au contraire, c’est elle qui nous « crée », qui nous fait les hommes que nous sommes, qui met en chemin notre comportement ouvert[42].

Ou bien encore :

… [L]e concept de monde tel que Heidegger l’a formulé — pendant sa période subjectiviste — est naturellement le monde en tant qu’existential, et que celui-ci est toujours mon monde. Or de cette manière il est impossible de sortir du subjectivisme. Tout ce dont nous venons de parler me porte à croire que le problème de l’être, tel que Heidegger le formule, est un problème prématuré qu’il faudrait repenser à fond à partir de l’apparition — qui me paraît être un principe important, fécond, sans lequel on ne peut faire un pas en philosophie —, afin d’éviter ces conséquences subjectivistes. Voilà la grande affaire de la phénoménologie[43].

Il s’ensuit qu’en dépit de ses efforts analytiques pour s’éloigner complètement des discussions sur la subjectivité et pour tourner son attention presque exclusivement vers l’être et vers le langage comme « maison de l’être », le mage de Fribourg, malgré tout son travail brillant, n’a pas surmonté « les ruines des conceptions » de l’idéalisme allemand avec sa décision selon laquelle la priorité est accordée à la liberté du sujet de se constituer lui-même et de constituer le monde[44]. Au fond, le problème de l’opposition cartésienne entre sujet et objet (le monde) n’est pas tranché.

Patočka arrive à une conclusion opposée, certes dans un contexte tout autre : « Ce monde appartient à ce qu’on pourrait appeler la manifestation, une dimension spécifique de l’être. Les règles et structures de la manifestation ne sont pas celles des êtres manifestés. Or l’être de la manifestation n’est pas l’oeuvre humaine ; le temps qu’elle présuppose n’est pas créé par l’existence ; la manifestation comprend bien que l’homme a besoin de lui, mais d’autre chose encore, et finalement, c’est la manifestation, l’être du phénomène que visait, à mon avis, la phénoménologie »[45]. Ou bien encore, dans un manuscrit de 1969 : « Contre Heidegger : … le monde n’est pas un produit de la liberté, mais simplement ce qui rend possible une liberté finie »[46]. C’est donc la liberté qui possède l’homme, plutôt que l’homme qui possède la liberté, laquelle ne laisse pas davantage être l’étant tel qu’il est. Nulle part n’apparaît plus clairement qu’en ce point que la « phénoménologie de Heidegger » est une ontologie abstraite et, partant, constructiviste, qui « dépasse le cadre du Dasein-au-monde et sort ainsi du cadre du contrôle phénoménologique »[47]. Il faut donc reprendre le problème de l’ontologie fondamentale sur un fondement nouveau. À ce stade, il faut reconnaître que « toute l’idée de l’analytique existentiale devra alors être réalisée “autrement” » et « d’une manière qui demeure pourtant phénoménologique » (nous soulignons)[48]. C’est ce que Patočka résume ainsi : il faut expliquer encore une fois « les structures principales de l’expérience — le moi, la liberté, la possibilité, la corporéité, la perception, l’autre… — non pas comme fondement, mais comme ce qui est fondé sur le drame originaire de l’ouverture temporelle, comme ce vers quoi elle se tourne et qui la remplit… »[49] Car « le temps comme à-venir est l’essence du monde — l’être comme totalité de possibilités advenant-à-nous, qui ouvre notre situation et, en elle, les autres choses »[50].

Certes, Heidegger franchit un pas important avec sa conception initiale du Dasein selon des lignes non cartésiennes. Or, à cela qui est présenté comme acquis capital, Patočka objecte à Heidegger, ou du moins à un certain Heidegger — celui de Sein und Zeit — une forme d’inconséquence, qui consiste à ne pas respecter le principe phénoménologique, plus précisément le principe selon lequel le fondement du Dasein n’est pas montré, mais spéculativement construit[51]. La phénoménologie doit d’abord réfléchir sur les données comme elles se donnent, et pas autrement, en y ajoutant subrepticement nos constructions. Bien que Patočka ne le dise pas expressément, le cadre cartésien n’est pas surmonté. Mais il le dit implicitement, et l’argument est très serré et doit être suivi avec soin : « La construction comme telle est indispensable et sans danger en elle-même. Le péril ne commence à se dessiner que là où elle est refondue en une ontologie abstraite (nous soulignons) en une conception de l’essence de l’étant »[52]. Voici le péril de la « pensée constructiviste ». C’est le moment de répéter, avec une insistance croissante : « le rationalisme cartésien s’inscrit d’après Patočka dans une démarche “constructiviste et universelle” ». Tenons en réserve ce thème du cartésianisme non surmonté chez Heidegger puisque nous le retrouverons à la fin de cet essai ; ce thème est la clé du lieu qui relie les constructions foncièrement différentes chez Husserl et Heidegger. Disons seulement ceci : l’ontologie spéculative de Heidegger ne peut servir d’assise ni à la « vérité » ontologique ni au dépassement du cartésianisme. C’est la manifestation en elle-même qu’est le sol « sur lequel le problème de la vérité peut se poser, puisque la vérité est la manifestation des choses comme elles sont. Et la même chose vaut pour le phénomène au sens profond. Chez Heidegger, le phénomène profond, le phénomène de l’être, est vu entièrement en dehors de ce problème »[53].

Il faut maintenant montrer au moins brièvement le dépassement du cartésianisme, chez Patočka, qui est la condition indispensable de « la possibilité d’une phénoménologie asubjective ». C’est ce chemin de pensée que nous nous proposons d’emprunter.

II

Dans son article de 1970 sur « la possibilité d’une phénoménologie “asubjective” », Patočka commence par rappeler au lecteur que la phase transcendantale de Husserl était considérée par beaucoup comme une « reprise du subjectivisme »[54]. Le péché de Husserl était son tournant subjectiviste formulé dans l’Idée de la phénoménologie et les Idées I. Cette transgression, selon Patočka, avait déjà été exposée par les étudiants de Husserl à Göttingen, et elle « mérite notre attention ». Pour eux, il s’agissait d’une situation embarrassante ou d’une illusion dont il semblait difficile de s’échapper. En effet, leurs écrits concernant la méthode de la phénoménologie ont avancé des controverses typiques de celles qui ont eu lieu tout au long du développement de la philosophie transcendantale. Ces controverses portaient invariablement sur la question de savoir si le système philosophique de Husserl avait effectivement pénétré jusqu’à la fondation absolue de la connaissance, en fonction de laquelle nous pouvions tout interpréter. Si ce n’était pas le cas, on était obligé de tenter, une fois de plus, d’examiner les fondements sur lesquels on pouvait construire un tel système. En bref, Patočka montre que la version transcendantale de la phénoménologie qui apparaît après 1907 demeure incompréhensible tant que l’héritage cartésien de la phénoménologie de Husserl n’a pas été mis à jour :

Un travail critique, patient et méticuleux a permis d’établir que l’hypothèque qui pèse sur la phénoménologie husserlienne et la fait nécessairement retomber dans un subjectivisme est le cartésianisme transmis à Husserl par Brentano. Il ne s’agit donc pas d’une attitude qui s’inscrirait dans la lignée de la philosophie critique et de l’idéalisme allemand, et les analogies avec Fichte qu’on signale toujours à nouveau sont dépourvues de signification au point de vue généalogique[55].

La réponse de Patočka à la position cartésienne de Heidegger est moins claire et, par conséquent, beaucoup plus difficile à évaluer. Il sait que le dernier prend clairement conscience du cartésianisme husserlien, mais, comme beaucoup d’autres, il s’est approprié le terme de « phénoménologie »[56]. Cependant, pour lui, « la phénoménologie n’est pas une théorie de l’apparaître en tant que tel… »[57]. Autrement dit, il ne vise pas à reprendre la définition de la phénoménologie de Husserl, mais à la transformer totalement à ses propres fins. Pourtant, dans son article de 1970 sur « la possibilité d’une phénoménologie “asubjective” et dans son essai de 1976 sous le titre “Qu’est-ce que la phénoménologie ? ”, Patočka rappelle au lecteur que Husserl et Heidegger travaillaient ensemble en croyant qu’une « démarche commune » était possible[58]. Il cite les remarques de ce dernier concernant la deuxième version de l’article de Husserl dans l’Encyclopedia Britannica, dans laquelle Husserl avait reconnu que Descartes avait déjà utilisé « la première méthode radicale de réduction »[59]. La capacité d’effectuer la réduction transcendantale était pour Heidegger une « possibilité centrale du moi factuel existant ». Il faut bien dire que « [b]oth Husserl and Heidegger are as it were enchanted by consciousness. They ascribe to it the power to “reach into the unlimited, be it into its own infinite depths or out into “infinite horizons” of the surrounding world »[60]. Ainsi, Heidegger aussi subit l’attaque du phénoménologue tchèque, parce que, au moins en 1927, l’analytique existentiale du Dasein chez le premier Heidegger ne rompt pas avec les philosophies traditionnelles du sujet[61]. Mais dans le même souffle, Patočka affirme que ce qui est intéressant dans la position de Heidegger dans Être et temps n’est pas ce qui est donné dans l’expérience, mais plutôt le comment de la donation : « Le mot [phénoménologie] renseigne seulement sur le comment de la monstration … Prise en sa teneur, la phénoménologie est la science de l’être de l’étants — ontologie »[62].

« Il nous semble », écrit Patočka, « que la philosophie de Heidegger, dans la mesure notamment où elle met à découvert les présupposés ontologiques inaperçus de la phénoménologie husserlienne, pose des bases essentielles en vue d’une refonte complète de la phénoménologie. Attendu cependant que cette philosophie s’engage dans une orientation qui ne permet de traiter le thème de “l’apparaître comme tel” qu’en connexion avec le renouveau de la question de l’être, elle ne conduit pas comme telle à une reprise de la problématique husserlienne. Or, celle-ci, loin d’avoir été simplement écartée et dépassée, semblerait plutôt approfondie par les manières nouvelles de poser les problèmes »[63].

La diversité foncière des projets phénoménologiques a des conséquences importantes non seulement pour notre compréhension de la relation entre Husserl et Heidegger, mais aussi pour notre compréhension de l’origine de la doctrine de la phénoménologie asubjective de Patočka. D’une part, on pourrait dire que l’ontologie fondamentale de Heidegger implique la négation du fait que notre conception de la réalité doit inclure la conscience, car elle rend compte de tout, y compris de notre place dans ce monde, en se concentrant sur la compréhension de l’être. D’autre part, Patočka veut approfondir les réalisations de Husserl qui ont été, dans une certaine mesure, occultées par l’attention accordée à l’ontologie fondamentale qui offre « un concept tout à fait différent du phénomène » (einen ganz andersartigen Phänomenbegriff), un terme qui avait erré dans la philosophie moderne depuis le xviiie siècle[64]. « Pour Husserl, l’étant vrai n’est pas autre chose que le phénomène, tandis que pour Heidegger, le phénomène est phénomène de l’étant, manifestation d’un étant réel dont la compréhension, la clé, est à chercher dans le phénomène profond »[65]. Désormais, la compréhension de l’être comme tel devient le fondement du phénomène. Selon Patočka, cette différence du concept du phénomène n’implique pas pour autant un scepticisme quant à la question de la phénoménologie propre, même si Heidegger développe une ontologie fondamentale qui contient une « critique implicite, bien que non systématique » de la philosophie transcendantale de Husserl[66].

En plus de souligner les différences entre Husserl et Heidegger, Patočka clarifie également leurs points communs. Premièrement, Husserl et Heidegger ont tous deux été les penseurs de la crise spirituelle européenne. Deuxièmement, « les découvertes qui s’offrent sur ce chemin sont multiples, mais l’une surtout est d’importance. Elle est le fruit du travail conjoint des deux coryphées, tant de Husserl que de Heidegger. C’est le dévoilement du cartésianisme essentiel de toute notre époque si, pour employer la terminologie heideggérienne, l’on regarde le cartésianisme comme la somme des conséquences ontiques de l’ontologie qui prend son départ dans la doctrine du dualisme des substances, c’est-à-dire dans la théorie de Descartes sur les deux modes d’être de la re »[67]. Nous laissons de côté ici l’épineuse question de savoir comment ce dévoilement du cartésianisme s’est produit. Disons seulement, comme le résume Patočka, que « la dernière phase de la philosophie transcendantale de Husserl, le retour au monde de la vie (die Lebenswelt) comme tel, a le sens d’une rupture avec le cartésianisme, ou plus précisément avec une philosophie de la conscience fondée dans la certitude de soi de la conscience cartésienne, réelle et individuelle. Or, parler d’une « rupture », c’est reconnaître tacitement que la philosophie phénoménologique de la période … demeure essentiellement ancrée dans un cartésianisme de l’espèce qu’on vient de caractériser (en tant que philosophie réflexive de la conscience) »[68].

III

Patočka, tardivement dans sa réflexion, en effet, pose des questions simples, mais significatives : « En quoi consiste la forme spécifiquement husserlienne du cartésianisme ? Quelles thèses de principe la caractérisent ? Quelles en sont les conséquences épistémologiques et métaphysiques ? »[69]. Mais cela ne signifie nullement que la « rupture avec le cartésianisme » ne devrait pas forcément entraîner le rejet de la phénoménologie comme telle. En fait, telle rupture pourrait peut-être déclencher un processus de catharsis[70]. Et Patočka se charge de fournir une « réflexion plus détaillée » (ausführlichere Besinnung) concernant le cartésianisme husserlien qui déplierait son avancée erronée de la phénoménologie.

Il n’est pas surprenant que le cartésianisme ait été séduisant et difficile à fuir. À la fin du xixe siècle, il était pratiquement le credo officiel des philosophes, des scientifiques, des mathématiciens, des artistes et de tous ceux qui étaient impliqués dans l’investigation de la nature[71]. Généralement parlant, comme indiqué précédemment, le cartésianisme de Husserl signifie pour Patočka une « philosophie réflexive de la conscience » basée sur le dualisme de la res extensa et de la res cogitans. Le livre d’Ernst Tugendhat sur « le concept de vérité chez Husserl et Heidegger » présente, aux yeux de Patočka, l’analyse « la plus exacte du cartésianisme de Husserl qui réside … dans le préjugé dogmatique de la donation absolue des cogitationes »[72]. Cependant, Tugendhat a forclos ce que Husserl a laissé ouvert sans fournir de « justifications métaphysiques et ontologiques de la relation de Husserl à Descartes »[73]. Cette lacune s’explique par le fait que les investigations de Tugendhat ne visaient pas à clarifier « la phénoménologie en tant que telle » ; son questionnement ne porte pas non plus sur une transformation possible de celle-ci, parce qu’il s’oriente seulement sur la théorie de la vérité chez Husserl et Heidegger. Quoi qu’il en soit, Patočka met au jour ce que Tugendhat passe complètement sous silence dans son livre, à savoir le fait qu’une phénoménologie satisfaisante pourrait être réalisée, et ses réflexions sur la phénoménologie asubjective représentent une tentative de résolution du « préjugé dogmatique de la donation absolue des cogitationes ».

En parvenant à ce point, il ressort à notre avis que le subjectivisme « exagéré » de Husserl vient de la psychologie intentionnelle de Brentano, dans laquelle est élaborée la notion cartésienne de sujets, fondée dans la certitude du soi, avec leurs représentations intérieures. En conséquence, l’intentionnalité se révèle être ce principe par lequel le mental se distingue du physique, tandis que la caractéristique fondamentale de la vie psychique est donnée tout à fait immédiatement et évidemment avant toutes les théories. L’intentionnalité de la conscience a ensuite été reportée dans la théorie phénoménologique husserlienne. Ainsi, sous la double impression de Descartes et de Brentano, Husserl a avancé l’idée de Descartes selon laquelle la seule véritable certitude est l’autocertitude de la conscience. Comme une certitude mathématique, elle ne vient pas de l’extérieur, mais se vérifie dans la réflexion pure. Husserl était tellement fasciné par cette idée cartésienne qu’il a oublié que la distinction de Brentano entre les phénomènes physiques et psychiques, sur laquelle se fonde sa « psychologie empirique et intentionnelle », est essentiellement une relecture du dualisme de Descartes formulé dans les Méditations métaphysiques. De cette difficulté du cartésianisme, Heidegger prend clairement conscience et il la thématise dès le début d’Être et temps en montrant que Descartes laisse le sum totalement inexpliqué[74]. Toutefois, comme le dit Patočka, Brentano se distingue de Descartes en soutenant que la substantia cogitans, le moi pensant, n’est pas saisie immédiatement, mais simplement à travers des phénomènes qui sont néanmoins donnés, avec une évidence immédiate, comme existants ; mais parce que ces phénomènes sont originellement confirmés par l’évidence de la perception interne, ils sont compris comme attributs d’un substrat unique, d’une substance unique en vertu de laquelle je saisis l’âme. « L’éclipse du sum est donc plus complète encore que chez Descartes »[75]. Le sum a presque entièrement disparu dans la psychologie intentionnelle de Brentano. Ses contours ne peuvent être perçus que dans l’individualité des phénomènes psychiques.

La définition des phénomènes psychiques et physiques a essentiellement contribué à l’interprétation du subjectif comme un objet intérieur, un objet qui sera ensuite compris comme quelque chose qui, au moins en principe, est saisissable dans un acte ultérieur de réflexion. « La version du cartésianisme propre à Brentano implique des préconceptions ontologiques non percées à jour dont l’influence se fera encore sentir chez Husserl »[76]. En bref, Patočka veut dire que Descartes et Brentano, et non l’idéalisme allemand, sont la source ultime du « subjectivisme réflexif de Husserl » : « L’idéalisme allemand présuppose la conception de Kant de la chose en soi et la thèse du moi comme chose en soi, comme absolue. C’est une autre conception de la connaissance absolue que celle de Husserl »[77]. Celui-ci effectue le tour du thème de l’objectivité en essayant « de dire exactement ce qu’est le monde »[78]. Ainsi, la tradition de l’idéalisme allemand, malgré tout son attrait, n’est pas aussi fondamentalement pertinente pour la théorie husserlienne de l’objet dans ses modes d’apparition que ne l’est « la tradition …qui s’étend depuis Platon jusqu’à Leibniz à Bolzano et Brentano »[79].

IV

Le lecteur peut voir ici pourquoi la critique du cartésianisme est si importante pour Patočka. Le cartésianisme déforme l’origine synthétique de la constitution du sens. Et, fatalement, il conduit aussi « Husserl à la théorie de l’être absolu de la conscience pure » résultant d’une transgression des principes de cette théorie, c’est-à-dire le « principe des principes » du § 24 des Ideen I. S’il en est ainsi, la doctrine de la phénoménologie asubjective de Patočka doit prendre son départ de l’apparaître comme tel, et non de l’apparaître à un sujet. Telle démarche est nécessaire parce que le phénomène n’est jamais sans structure, il n’y a pas de manifestation sans cet en tant que.

Ici, nous apercevons les multiples avantages, dont le moindre n’est pas, selon les termes de Patočka, le fait que « l’apparaître comme tel est asubjectif »[80]. « La légalité ou, si l’on veut, la structure de l’apparaître, est entièrement indépendante de la structure des choses étants ; on ne peut déduire la manifestation en tant que telle ni des structures objectives ni des structures psychiques »[81]. L’apparaître comme tel ne peut donc être décrit en matière de ce qui est, c’est-à-dire une structure ou une caractéristique d’un étant. Deuxièmement, si nous avons l’intention de pratiquer une phénoménologie asubjective, nous devons nous concentrer sur « le mode de donation des choses ; elle nous montre comment accéder aux choses, comment nous approcher d’elles ; elle nous indique comment les choses se montrent, mais ce sont bien elles qui se montrent »[82]. En plus, la donation ou, plus précisément, les modes de donation d’un étant ne peuvent eux-mêmes être désignés comme des étants. Ni les perspectives, ni mes propres possibilités n’ont le caractère des étants privés ; ce sont des modes de donation du monde. Comme l’observe James Mensch, « This consequence implies a radical reformulation of the history of metaphysics. It goes far beyond Heidegger’s attempt in Being and Time to determine the “kind of being” that Dasein possesses by breaking the tie between being and presence »[83].

En se concentrant sur l’apparaître en tant que tel, tout idéalisme au sens d’une subjectivation du donné devient impossible, car la conscience ne peut plus se tourner illégitimement vers elle-même dans une attitude de réflexion lui conférant inéluctablement cette même sorte d’existence pour se concevoir par analogie avec une chose réelle. Cette tendance naturelle à la substantialisation, qui conduit à la pseudo-constitution de la conscience comme un objet d’un genre particulier, est évitée précisément par l’insistance de Patočka sur l’apparaître comme tel, avec lequel nous ne courons pas de nouveau le risque de mettre l’accent sur nous-mêmes dans notre attitude de réflexion et, de ce fait, de perdre de vue la manifestation en tant que telle qui est entièrement originaire. Le phénoménologue tchèque est absolument explicite sur tous ces points et les formule très clairement :

La théorie du plan de l’apparition échappe à la difficulté propre à tout idéalisme en tant que celui-ci conçoit l’apparition comme entièrement autonome en elle-même, car l’apparition, pour être, doit être causée ; le plan de l’apparition, en tant qu’irréel dans son moment fondamental, simple monde du possible, ne peut être appréhendé comme la règle d’une idéalité, quelle qu’elle soit, d’un être subjectif, etc. — L’apparition comme telle est un simple champ de légalités spécifiques, mais en aucune façon une réalité autonome, réalité qu’elle ne peut ni produire ni expliquer[84].

Le point important, c’est qu’une « chose » n’est pas en dehors de l’apparaître, elle en est une structure insigne. Et pour qu’une chose se montre à nous, il faut qu’elle ne se manifeste pas seulement, mais que nous ayons le sens de ce qui se montre.

L’homme est requis dans l’apparition : il est le destinataire de l’apparition… La loi fondamentale de l’apparaître, c’est qu’il y toujours la dualité de ce qui apparaît et de ce à quoi cet apparaissant apparaît. Ce n’est pas ce à quoi l’apparaissant qui crée l’apparition, qui l’effectue, la « constitue », la produit en quelque façon que ce soit. Au contraire, l’apparaître n’est apparaître que dans cette dualité[85].

Cela signifie que quelque chose apparaît à quelqu’un. Mais ce quelqu’un n’en est ni le créateur ni le porteur. « Ce qui porte, c’est la structure, et cela ou celui à qui apparaît ce qui apparaît (l’étant), est un moment et une partie intégrante de cette structure-là plus fondamentale »[86].

Néanmoins, force est de reconnaître que cette « loi » est, selon Patočka, continuellement ignorée dans l’histoire de la philosophie. Encore et encore, les philosophes semblent négliger les raisons de fond qui ont empêché Patočka de glisser du problème de la manifestation au problème de l’existence. Platon n’interprète pas les divers modes de donation d’un étant, c’est-à-dire la problématique autonome de la manifestation ; il prête plutôt attention aux divers degrés de l’existence[87]. D’après Patočka, cette « description platonicienne » est analogue chez Husserl, dans les Recherches logiques[88]. Il se produit lorsque celui-ci, comme l’affirme avec pertinence James Mensch, « interprets his description of the “how” of appearing as a description of how transcendental subjectivity experiences its world. By equating the phenomena with the experiences of a subject, they are subjectivized. As a result, the phenomena are also ontologized ; they are understood as beings — as existing perceptual experiences »[89].

Un autre avantage offert par la phénoménologie asubjective concerne le champ phénoménal, un espace d’apparaître au sein duquel les phénomènes se montrent. Ce champ « ne peut être réduit à aucun étant qui apparaît en son sein et qu’il est donc impossible d’expliquer à partir de l’étant, que celui-ci soit d’espèce naturellement objective ou écologiquement subjective »[90].

En fin de compte, Patočka identifie le champ phénoménal au monde lui-même. Assurément, ce monde ne se montre pas comme un étant, ni comme un étant absolu, même s’il est minimalement en rapport avec le champ phénoménal à titre d’apparaissant dans le monde.

En examinant l’apparaître en tant que tel, il est important de considérer également sa structure a priori. Nous avons ainsi, du fait de cette structure dans laquelle l’apparaître fait paraître les phénomènes apparaissant, un a priori qui découle absolument : comme nous avons indiqué, l’apparaître nécessite l’homme, car il est la destination du paraître. L’apparaître implique ainsi d’apparaître à quelqu’un. Ici, on arrive à identifier au moi l’instance du « quelqu’un » à qui l’apparaissant apparaît au sein de la structure d’apparaître. Prenons ainsi, pour illustrer cette structure a priori, le texte dans lequel Patočka dit :

… le moi est aussi une partie du tout, une partie très particulière, sans laquelle le tout ne pourrait entrer en rapport avec lui-même. Cette partie est donc le tout en un autre sens que d’autres individuations du monde… L’apparition en tant que telle n’est pas indépendante du moi[91].

L’apparition conçue ainsi concerne les êtres humains. Pour les prendre comme telles, des considérations ontologiques doivent suivre.

Ainsi, Patočka conclut que la phénoménologie

est impossible sans une certaine ontologie. Une théorie de l’apparaître comme tel n’est possible qu’à la condition que l’a priori du monde soit dégagé de son fonctionnement initialement anonyme et rendu phénomène. Or cet a priori du monde est à la fois ce qui rend possible le rapport à soi et, partant, le soi dans sa constitution ontologique. Est-ce à dire que le monde devient dès lors, malgré tout, quelque chose de subjectif ? Seulement dans un certain sens, car le « subjectif » est ambivalent et signifie non seulement ce qui appartient au sujet comme composante structurale, ce qui constitue une face du sujet, mais encore, d’autre part, ce à quoi le sujet se rapporte comme à l’horizon de sa compréhension. Le monde est subjectif dans ce second sens, et c’est l’épochè qui permet d’accéder à cette dimension subjective. Il se pourrait donc qu’une phénoménologie soit possible sans réduction, mais aucune ne l’est sans l’épochè[92].

Ces réflexions renvoient clairement au traitement de l’épochè par Husserl dans l’Idée de la phénoménologie et les Idées I. En jetant simplement la réduction phénoménologique par-dessus bord, Patočka se lance dans un examen complet de l’épochè et de la manière dont se produit « l’apparaître comme tel », ce qui le conduit à plusieurs observations notables. Premièrement, il attribue à Husserl la conception de l’apparaître comme tel. Selon Patočka, « la découverte propre des Recherches logiques est ce champ du se-montrer, champ qui, afin que la chose même puisse présenter et apparaître, doit dépasser la chose et sa structure matérielle, et qui recèle en soi une légalité sui generis, inconvertible tant à celle de l’objet dans son être propre qu’à celle de l’être mental dans son caractère spécifiquement écologique. Cette légalité est une structure que l’ego, le “sujet” doit nécessairement comprendre… »[93]. Parce que Husserl n’a pas trouvé les moyens conceptuels non brentaniens dans le fonds de la tradition philosophique, le champ phénoménal, le là où a lieu l’apparition, est compris comme une sphère immanente à la conscience, dont l’activité constituante laisse apparaître les transcendances. Cette découverte, cependant, a été immédiatement obscurcie par les actes non apparents. D’après Patočka, « les sensations (ainsi que les actes qui les “appréhendent” ou “aperçoivent”) sont vécues, mais n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, perçues par un “sens” quelconque. En revanche, les objets apparaissent ; ils sont perçus, mais ne sont pas vécus »[94]. L’insistance de Husserl sur une analyse phénoménologique de ces actes non apparents est, selon Patočka, illégitime, car telle analyse transgresse le « principe de tous les principes » que la phénoménologie est censée respecter[95]. Deuxièmement, le phénoménologue pragois insiste sur le résidu cartésien dans la phénoménologie de Husserl, dans laquelle il n’y a pas grand-chose du sum existant. Si la phénoménologie asubjective doit assumer la tâche de modifier la perspective transcendantale, il faut qu’elle le fasse « bien plutôt sur le sum, dans lequel l’ego est inclus »[96]. Ainsi se précise la différence entre l’ego et le sum. Troisièmement, afin d’accentuer cette différence, Patočka examine le phénomène primordial du sum en relation avec la modalité de la corporéité, de la réciprocité, de l’incarnation, de la spatialité concrète, qui inclut à la fois le familier et l’étranger du langage dans le monde de la vie qui forme la condition de l’apparaître, de la manifestation. C’est bien le lien entre phénoménologie asubjective et phénoménologie du corps propre chez Patočka qui en déduit l’inadéquation de l’ego. L’ego est translucide (ou « vide ») dans la sphère phénoménale et qui, en tant que telle, ne peut être saisie, car « l’ego » qui « est immédiatement certain n’a pas de contenu… »[97]. Ce qui semble être son contenu a lieu dans le champ de l’apparence qui « est l’existence du phénomène en tant que tel ».

À travers la critique du cartésianisme en tant que présupposé qui amène Husserl à une transgression du « principe de tous les principes », Patočka essaie, encore une fois, d’expliciter l’ego « translucide ou vide ». Ce qui devient clair dans cette interprétation, c’est qu’il conserve le sujet, mais non pas comme le terrain explicatif de la constitution du sens, mais plutôt comme un être somatique qui est ouvert aux possibilités du monde en mouvement. Il s’agit d’un passage de l’ego transcendantal au sum existentiel. « L’apparaître est toujours pour un sujet, mais le sujet n’est pas un sub-jectum… il est simple existence, simple sum »[98]. Le sum est toujours quelque part à un certain moment ; donc apparaître, c’est toujours apparaître quelque part. Ce « sum apparaît toujours comme le moi somatique » (als ein Leibich) dont le champ d’apparition n’est pas conçu pour être fondé sur le moi ; « il doit plutôt être fondé sur le sum dans lequel le moi est inclus ». La déterminité du sum « réside dans sa situation et dans l’action qu’il exerce. Vivant dans des possibilités, se saisissant de ses possibilités et s’identifiant avec elles, il lui faut projeter le schème de tout étant possible, non pas en le combinant à partir de ses propres vécus, mais à la manière du peintre ou de l’écrivain qui projettent un tableau ou l’intrigue d’un roman, c’est-à-dire avec la même objectivité »[99]. Il s’ensuit que la sphère d’apparition est subjective dans un sens beaucoup plus simple qu’on pourrait le supposer. Elle est toujours co-déterminée par les étants et les possibilités.

La possibilité est toujours un pluriel, exclusif. Dans moi-même je ne trouve ni exclusivité ni pluralité, ce sont les choses de la tournure qui, dans leurs caractères pluriels, me montrent à moi comme être-possible, au travers de la réalisation (par le corps). Ce n’est donc pas mon être-possible qui fait les possibilités, mais les possibilités… sont données par le spatium fondamental du possible — par l’avenir —, c’est-à-dire par le négatif, le pas-encore en tant que tel[100].

Il convient maintenant d’examiner de plus près une autre dimension de la conception phénoménologique de Husserl, développée dans ses Recherches logiques, qui préoccupe Patočka dans son article de 1970 sur « la possibilité d’une phénoménologie “asubjective” ». Husserl y soutient que le fait de poser une chose comme telle laisse toujours ouverte la possibilité de saisir la même chose sous un autre aspect, car cette même chose se montre à moi de différentes manières. Il évoque ce problème de la perception de la même chose de différentes manières pour corroborer sa doctrine du caractère absolu de la conscience. Husserl, répétons-le, explique les sensations (ainsi que les actes qui les « appréhendent » ou « aperçoivent »), c’est-à-dire le « non-intuitif », en faisant allusion aux « modes différents de conscience ». De ce fait, celui-ci conclut que les caractères d’apparition sont un accomplissement subjectif. Et grâce à « la possibilité fondamentale d’un regard réfléchi », cet accomplissement peut redevenir l’objet supplémentaire d’une « perception interne l’appréhendant le cogitatum. ».[101] Ce faisant, Husserl transgresse à nouveau le sacro-saint « principe de tous les principes »[102]. D’après Patočka, la phénoménologie doit être l’étude de l’apparaître en tant que tel, des modes différents de donation ; elle ne doit pas être une description des « modes différents de conscience », des différents actes mentaux. C’est la raison pour laquelle Patočka reste complètement concentré sur ce que Husserl appelait la « sphère noématique » objective, en examinant « l’apparition de tout ce qui apparaît » (das Erscheinen von allem Erscheinenden) dans le champ phénoménal comme source originelle de la manifestation. Malheureusement, comme le reconnaît Patočka, l’étude de ce domaine est en train d’être éclipsée dans les cercles universitaires par les « investigations logiques du langage » (sprachlogischen Untersuchungen), de plus en plus populaires. En effet, du fait de l’attention parfois obsessionnelle qu’une certaine philosophie analytique, qui naît au carrefour de la philosophie du langage et du positivisme logique, a conférée à de telles analyses, plus qu’à l’apparaître en tant que tel, la philosophie analytique a continuellement couru le risque de réduire tout sens possible à une élaboration logique et linguistique, pour laquelle le phénoménologue pragois n’a pas de mots affables.

Rappelons aussi que celui-ci se lance dans l’analyse du concept clé de Husserl — c’est-à-dire l’épochè, qui se situe entièrement dans le domaine de notre liberté. L’idée de base de Husserl est que la philosophie doit se fonder sur les phénomènes, sur ce qui se présente à nous, ce qui est présent dans notre intuition. À cela, Patočka objecte que Husserl n’a pas reconnu que l’intuition ne peut être considérée comme la dernière source de vérité. Elle doit céder du terrain au principe d’originalité. Il y a quelque chose de plus original que l’intuition, et « c’est précisément un acte de liberté, la source même de l’épochè »[103]. L’épochè est une mise à découvert de la liberté la plus radicale de la pensée, « d’une indépendance pure à l’égard de tout étant, quel qu’il soit, et qui, en ce sens, nous libère et nous dégage de l’accaparement par le contenu du monde »[104]. Ainsi, en permettant de battre en brèche le préjugé du mode d’être absolu de l’étant transcendant, ce qui marque concrètement notre « vie dans la vérité », c’est précisément « l’épochè [qui] est une voie d’accès à la phénoménologie »[105]. Elle est nécessaire, car, dans notre pratique quotidienne comme dans nos sciences, diverses hypothèses, thèses et croyances font obstacle aux phénomènes. Cependant, selon Patočka, l’épochè n’est pas « un acte spécifiquement philosophique », ni un acte de conscience, comme le voudrait Husserl. L’épochè doit être compris comme un « pas arrière au-delà de l’étant »[106]. Donc, elle est un mode de comportement fondé dans le néantir.

Dans quelle mesure l’épochè est-elle un comportement néantissant ? Dans la mesure où elle est un non-usage des thèses. On fait l’expérience d’une liberté, d’une absence de tout lien imposé par l’étant[107].

Or, comme dit Patočka, ce néant « nous ne le possédons jamais en tant qu’objet, c’est-à-dire au présent : tout au plus pouvons-nous faire une avance vers lui. Dans cette avance, nous nous rapportons à la mort comme possibilité ultime, possibilité de l’impossibilité radicale d’être. Cette impossibilité projette une ombre sur notre vie, mais en même temps la rend possible dans sa totalité, lui donne la possibilité d’être un tout »[108].

Ainsi, on peut supposer que ce tout, considéré non pas comme une somme des étants mais comme un phénomène, permet d’apparaître comme tel. Il permet également notre compréhension de l’être. Cependant, cette compréhension n’est possible que lorsque le Dasein, existence proprement dite, est, en vertu de son être propre, constamment ouvert dans son être. Pour comprendre cette ouverture du Dasein, Patočka revisite le récit de Heidegger sur notre temporalité. Ou pour le dire autrement, la temporalité chez Heidegger est l’essence même du souci[109]. Ce mot désigne la temporalité essentielle qui caractérise le Dasein humain avec ces structures ontologiques. Lorsque nous interprétons ces structures en termes de temporalité, le passé apparaît comme ce qui nous donne les ressources de nos choix. L’avenir signifie l’anticipation ; il apparaît dans notre projection vers l’avant en optant pour certains objectifs, tandis que le présent se produit dans notre actualisation de ces objectifs. Le présent est donc ce qui rend possible et nécessaire la réalisation des possibilités. Ces trois dimensions ne sont pas successives mais simultanées, et vont ensemble de telle sorte qu’aucune d’entre elles ne peut être ce qu’elle est sans les autres. C’est ici que Patočka rejoint Heidegger, mais avec une altération du sens de ces dimensions. Car, d’après lui, l’ek-stase originaire du Dasein n’est pas seulement la triple ek-stase aux lieux de la temporalisation originaire, mais aussi ek-stase à la spatialisation. Il faut donc analyser à la fois la temporalisation et la spatialisation selon tous leurs aspects, il faut considérer le mouvement du monde même. De la sorte, si nous interprétons correctement cette logique, Patočka plaide en faveur d’une herméneutique du sum qui est du monde et qui est originairement asubjectif en ce sens qu’il porte en lui un caractère existentiel. Et de manière tout à fait cohérente, il modifie l’ontologie heideggérienne du souci. C’est là la clef du problème dont nous parlerons dans la conclusion de cet essai.

Conclusion

Afin de mener à bien notre enquête, nous voudrions d’abord dissiper un malentendu que la discussion antérieure peut entretenir. Certes, on peut objecter que notre analyse se réfère à Heidegger I et se tient au-delà de la Kehre, du « renversement ». Ne pourrions-nous pas en effet prétendre que la Kehre met fin à la période subjectiviste de Heidegger dont Patočka parle ? Mais, en même temps, ne pourrions-nous dire que le reversement de Heidegger I à Heidegger II implique l’évanouissement et peut-être même la disparition de l’herméneutique du sum ? À la vérité, l’objection devrait être étendue à toute la problématique de la philosophie heideggérienne, de la suprématie de l’être sur la manifestation, du plan phénoménal qu’elle nomme la « compréhension de l’être », de l’existence authentique et inauthentique, et de la résolution face à la mort. Nous pourrions dire également que tous ces thèmes demeurent irrésolus, lorsque Heidegger II s’attache à expliquer la technique comme Gestell, l’arraisonnement. Face au « péril » que présente le Gestell, c’est-à-dire le péril du Dasein qui est exactement le péril de l’être face à la dévastation à laquelle la technique moderne semble condamner le monde, le « destin » offrirait une autre voie, la possibilité d’un « renversement », d’un salut. Cependant, Heidegger II a le plus grand mal à établir comment « ce qui sauve » peut devenir effectivement salvateur. Quand il parle de l’art comme de « ce qui sauve », il ne dit même pas comment l’humanité sera sauvée ni « s’il s’agit bien de l’art contemporain ou plutôt de quelque chose qui serait encore à venir »[110]. Donc, la Kehre n’offre pas une possibilité d’aller plus avant. Or, pour que nous soyons en demande d’être sauvés, encore faudrait-il que Heidegger II ne déborde pas du cadre de la phénoménologie, qui ne permet pas de sauter par-dessus les phénomènes en construisant spéculativement. Face à la catastrophe qui nous menace, du fait de la surpuissance et de la toute-puissance de la technique, il faut que l’expérience de l’homme moderne soit expliquée en proposant une issue à cette crise. Cette issue reste dans l’expérience du sacrifice — dans laquelle « l’être se “donne” à nous, non plus dans le retrait, mais expressément » — qui, d’après Patočka, est « l’expérience propre à notre présent et au passé récent qui pourrait devenir le point de départ d’un revirement dans notre compréhension du monde et de la vie, à même … de ramener enfin à soi et, par-là, de surmonter l’ère de la compréhension technique, si riche en apparence, mais frappée d’indigence dans son essence »[111]. Et cette expérience est impossible sans une possibilité de l’action du corps-réalisateur.

Qu’en est-il donc du concept phénoménologique asubjectif, après le défi de la Kehre ? Une phénoménologie détachée du subjectivisme cartésien ne peut se contenter de répéter les spéculations constructivistes qui ne reconnaissent pas le primat de la manifestation en tant que telle. Elle ne peut même pas se contenter de juxtaposer ce qu’elle appellerait l’ouverture au monde vécu de l’expérience, à la fermeture de la Kehre. C’est à travers et par le moyen de l’apparaître comme tel qu’une phénoménologie asubjective est aujourd’hui possible. Et c’est à travers celui-ci que l’on peut analyser et ressouder le péril de l’essence de la technique qui règne sur tout ce qui est. Donc, si nous y tenons, il faudrait en conclure que la phénoménologie asubjective demeurerait inaccessible à l’ontologie heideggérienne pour laquelle le Dasein a une certaine priorité sur la manifestation, en perdant de vue les structures ontiques et anthropologiques du monde[112]. Telles sont les implications philosophiques de Heidegger I et II.

En ce qui concerne la genèse d’une doctrine asubjective, les insuffisances de Heidegger I sont pour ce chemin de pensée bien plus fondamentales que celles de Heidegger II, dans lesquelles l’opposition cartésienne entre sujet et objet n’apparaît pas trop accentuée ; elle est donc moins évidente. Soulignons que de tels défauts, qui ont l’air des « principaux instigateurs » de cette « révolte » patočkienne, semblent, à l’inverse, contribuer au succès de sa doctrine asubjective[113]. Quoi qu’il en soit, grâce à cette tentative hérétique, la question du Dasein nous invite à remonter de Heidegger à Husserl et à réinterpréter celui-ci en termes patočkiens. Celui qu’on rencontre d’abord, sur le chemin de cette remontée, c’est bien évidemment le dernier Husserl, celui de la Krisis ; c’est chez lui, d’abord, qu’il faut chercher « la tâche d’une “ontologie du monde de la vie” »[114]. L’accent husserlien qui tend à réapparaître chez Patočka est donc l’attachement à une analyse de l’ontologie. Mais, il est vrai, ce n’est pas tout.

En contraste frappant avec Husserl, qui tente de montrer à travers la réduction phénoménologique que les phénomènes « purs » au sens authentique sont liés à la subjectivité transcendantale, Patočka nous rappelle avec une certaine réserve que Heidegger vise à démontrer que la phénoménologie transcendantale « est impossible » à pratiquer[115]. Alors que Husserl tente d’expliquer le problème fondamental de l’apparaître comme tel par « le recours à la subjectivité transcendantale », Heidegger met l’accent sur « le surgissement de la différence ontologique » entre l’être et l’étant. Husserl, tardivement en effet, semble tenter de dépasser le cartésianisme en abordant le problème du monde de la vie. Car ce « monde du bien et du mal » n’est plus cartésien au sens de la science naturelle mathématique. « C’est à l’origine et au fond un monde naturel primordial, prédonné dans lequel nous nous mouvons ». Comme nous l’avons déjà signalé, Patočka montre que Husserl lui-même illustre que la phénoménologie comme théorie de l’apparaître en tant que tel n’est pas possible sans une certaine ontologie selon laquelle tout ce qui existe appartient au « monde naturel ou au monde de notre vie » décrit non pas par les sciences naturelles, mais par la phénoménologie. Et Husserl fut le premier à voir clairement que la question du monde de notre vie n’a pas été résolue, car ce monde, celui que nous expérimentons avant toute théorie, n’est pas seulement le monde qui est, mais aussi le monde qui se montre. À vrai dire, ce monde-là, dans le fait même de sa proximité commune et familière, reste à découvrir, puisque les traditions métaphysiques et scientifiques de la pensée l’ont précisément réduit au domaine de la Selbstverständlichkeit. « Cependant, la description du monde naturel ne se borne pas à l’ontologie. Elle doit prendre en considération aussi les structures ontiques et anthropologiques… Le monde naturel est un a priori anthropologique, matériel, ontique. Monde de chez soi, pays natal, monde du travail, étranger, etc., sont les concepts essentiellement anthropologiques, décrivant des environnements anthropologiques »[116]. C’est la raison pour laquelle Patočka reproche à Heidegger de ne pas s’être suffisamment intéressé au thème du monde de la vie, puisqu’il le traite seulement « en passant »[117]. Patočka aussi constate que l’analytique existential du Dasein « rend l’ontologie heideggérienne de l’existence trop formelle »[118]. Telle ontologie « est plutôt un programme que sa réalisation ; c’est un ferment qui n’a pas été utilisé, parce que la philosophie n’est pas souhaitable dans l’époque où nous vivons… »[119].

Il est capital de souligner, à la suite de Patočka, que l’influence de Husserl s’est exercée dans de nombreuses directions, parfois inattendues. Grâce à ses analyses du corps et du mouvement corporel, il a été, contrairement à Heidegger, beaucoup plus proche de la révélation du fait que la praxis originelle est l’activité d’un sujet corporel, car « c’est uniquement dans les fonctions corporelles que réside la réalisation des possibilités avec lesquelles nous nous identifions à tel ou tel moment »[120]. Comme l’écrit Patočka à Henri Declève : « Je crois que la phénoménologie husserlienne a bien des choses à nous apprendre si on la débarrasse de cette demi-mesure qu’est l’idéalisme transcendantal. La phénoménologie devient alors une “ontologie transcendantale”, autrement dit, une anthropologie philosophique extrêmement négligée par Heidegger au profit du problème de l’être. Bien entendu, ce dernier est d’une importance fondamentale pour l’anthropologie, mais Husserl a vu tant de choses concrètes qui n’intéressent pas Heidegger ! Ainsi, pour les sciences (de l’homme), cette anthropologie est d’une valeur éminente »[121].

Il convient d’insister sur cette conséquence, car Husserl était en effet capable d’analyser divers « phénomènes ontiques » (à savoir les étants en tant que synthèses ontico-ontologiques qui appartiennent essentiellement au monde ou qui n’appartiennent à rien d’autre qu’à eux-mêmes) qui, dans l’après-guerre, ont suscité l’intérêt de nombreux psychologues, sociologues, linguistes, historiens[122]. Cependant, Heidegger, qui considère le Dasein « comme un fondement », qui est « essentiellement non objectif », est tout simplement incapable de comprendre les humains comme des êtres-du-monde (en opposition aux êtres-au-monde), ce qui est le mode ontologique fondamental déterminant leur comportement[123]. Et grâce à la conception « formelle et spéculative » de l’ontologie fondamentale, il est aussi incapable de « trouver la route vers l’anthropologie »[124].

L’affirmation selon laquelle Heidegger ne trouve pas, en définitive, son chemin vers l’anthropologie trouve son expression dans la critique de Patočka de la position ontico-ontologique de son tuteur en désignant les alternances d’occultation et de non-occultation. Ici, Patočka prend son autonomie par rapport à Heidegger et à son cartésianisme non surmonté grâce auquel l’être du Dasein n’est pas considéré sous tous les aspects de la manifestation et du retrait. Selon lui, Heidegger également « manque de concepts qui font passer de l’ontologie du Dasein en son sens propre à une ontique du Dasein ». Contrairement à ce que pose le dernier, le philosophe tchèque dit que les alternances d’occultation et de non-occultation ont une nature spatiale et temporelle-historique qui comporte des implications importantes pour la manifestation. Si l’être s’occulte, il se retire dans l’obscurité, et cela signifie qu’il n’apparaît pas au monde de notre vie. Il doit être reconquis par une interprétation qui désocculte.

On touche là à quelque chose qui représente effectivement un grand problème chez Heidegger, à savoir que si le phénomène profond, philosophique, est simultanément phénomène et retrait, des distinctions extrêmement fondamentales se perdent ou, du moins, semblent se perdre. D’où précisément la nécessité de repenser à fond toute structure, sans perdre de vue le caractère primaire de la manifestation (nous soulignons). Il faut orienter le problème de l’être sur le problème de la manifestation, non pas le faire sortir d’un coup de baguette magique en faisant violence au phénomène[125].

Ce passage forme une sorte de credo philosophique en miniature menant implicitement à la question à laquelle est confrontée l’analytique existentiale du Dasein chez Heidegger, qui parle indistinctement au § 7 d’Être et temps à la fois des phénomènes d’être et des phénomènes ontiques. Puisque l’être « qui ne se montre que dans des circonstances spéciales » s’occulte dans les étants, le Dasein, existence proprement dite, peut-il être saisi phénoménologiquement ? La réponse de Patočka, semble-t-il, est non : car le Dasein « voilé » et, comme tel, indémontrable ne peut pas être dans des circonstances régulières un objet de description phénoménologique ; dans ce cas-là, seuls les étants ontiques peuvent être décrits phénoménologiquement, puisque l’apparition du phénomène concret ontique est toujours une apparition de ce qui est. Maintenant, on comprend pourquoi le sens de la phénoménologie elle-même doit être fondamentalement modifié en suivant le fil conducteur méthodologique. À bien y regarder, il en est de même, après tout, de la fameuse thèse de Patočka du glissement de l’étant (die Entgleitung des Seienden) qui appartient au provenir du Dasein (ist ein Grundgeschehen des Daseins). Ce glissement n’est « rien d’autre que le dévoilement du Da-Sein comme tel. Le Da-sein n’est pas un étant qui est simplement là, mais un étant qui se comprend soi-même, ainsi que le reste de l’étant, c’est-à-dire un étant auquel l’étant apparaît. Dans le glissement de l’étant qui nous repousse et ne nous dit rien, il devient clair que l’étant n’a pu jusque-là nous apparaître que sur le fondement d’un non-étant. Le Dasein ne comprend l’étant qu’en “transcendant”, en faisant un “pas en arrière” au-delà de l’étant… »[126]. Quant à ce « pas en arrière », nous en avons déjà parlé en connexion avec une formule de l’épochè. En dépit de l’importante différence qui se fait jour, il y a — nous semble-t-il — une deuxième opération possible qui a quelque chose de commun avec le « pas en arrière ». Celle-ci, d’un point de vue strictement phénoménologique, ne peut aussi traiter que des phénomènes ontiques ; « seul un phénomène ontique peut être un objet de description phénoménologique », ou, comme le dit Patočka en termes exprès : « seul l’ontique peut être présent, et seul ce qui est présent peut être saisi intuitivement »[127]. Mais on voit l’enjeu : la compréhension du sum en mouvement ontologique est aussi importante si l’on veut empêcher qu’il ne soit sans cesse entouré de l’oubli. Il faut l’interpréter à partir du mouvement de la vie, « qui est de son côté fondé par l’ontologie propre du Dasein » et qui signifie essentiellement une réalisation des possibilités[128]. Et on sait que les phénomènes ontologiques peuvent, sur le plan interprétatif, être aussi explicités indirectement à partir des renvois qui, sans être eux-mêmes les étants, rendent la compréhension de l’étant possible, ou à partir d’indices contextuels qui ne sont jamais limités au présent lorsqu’on thématise la compréhension de l’existence humaine, c’est-à-dire une compréhension à la fois d’autrui percevant, agissant, parlant et de sa phénoménalité dérivée. Bien entendu, l’aporie épistémologique et ontologique qui en résulte, à savoir comment rendre compte de l’être « voilé » de manière non ontologique, trouve bien sa résolution dans l’herméneutique, dans un compte rendu explicatif interprétatif de notre relation à l’être. À cet égard, l’herméneutique est indépassable. Reste ici à se demander si l’herméneutique phénoménologique consiste à refuser la notion d’intuition ou bien à la corriger, en l’élargissant, de manière à l’intégrer dans la doctrine asubjective. Sur ce point, Patočka — nous le supposons — aurait choisi cette deuxième voie qui nous semble proche de la tèchné herméneutiké trouvée chez Aristote. Quoi qu’il en soit, force est de conclure que le philosophe tchèque n’était qu’à un pas de sa position finale, pas qu’il n’a pu faire en raison de sa mort prématurée, une position dans laquelle il pouvait intégrer à sa philosophie phénoménologique une méthodologie herméneutique dont la conception de l’apparaître en tant que tel devrait rester dans « le cadre du contrôle phénoménologique ».