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Le but de cet ouvrage est de démontrer que l’accusation d’antisémitisme qui vise Simone Weil repose sur des « interprétations biaisées ». L’auteur, suivant l’historienne Renée Poznanski, ne s’attarde pas à la notion d’antisémitisme et préfère parler du « problème juif », interrogeant la « culture » ou le « climat socio-culturel » plutôt que l’« idéologie » (p. 19-20). Si la question semble se poser, c’est que Weil, d’une part, ne se reconnaissait pas comme juive et, d’autre part, était très critique face aux Hébreux et à la religion hébraïque, sans méconnaître que les Juifs de son temps étaient victimes de haine et de discrimination. Morte en 1943, on ignore par ailleurs si elle savait que les Juifs étaient non seulement persécutés, mais également déportés et exterminés dans les camps. Mais voici : sa critique de l’hébraïsme en fait-elle une antisémite ? Car on peut critiquer une religion pour toutes sortes de raisons, ne pas accepter ses dogmes et ses rites, sans pour autant être hostile aux pratiquants de cette religion. Ce sont ces raisons que Robert Chenavier veut présenter, de façon à montrer que le projet de Simone Weil est philosophique ; il invite ainsi à réfléchir au sens de ce projet plutôt que de polémiquer à propos de textes qui, parce qu’ils sont mal interprétés, alimentent « une haine malsaine et stérile » (p. 216) envers la philosophe. L’ouvrage comprend trois sections : historique, polémique et philosophique. Dans la première, l’auteur examine d’abord comment, durant chacune des périodes de la pensée de Weil, celle-ci se relie à ses conditions politiques et historiques. Dans la seconde, il aborde la polémique autour de l’antisémitisme supposé de Weil. Dans la troisième, enfin, il entre dans « l’interprétation proprement philosophique » (p. 21) des textes de Weil.
Dans la section historique intitulée « Une Juive non judaïsée », l’auteur rappelle que Weil ne connaissait rien de ses origines juives, puisqu’elle fut éduquée dans un milieu libéral et laïc ; il s’appuie sur les témoignages de Simone et de son frère André, ainsi que sur ceux rapportés par la biographe et amie de la philosophe, Simone Pétrement. C’est en vertu de cette éducation que Weil dit ne pas se considérer comme juive. Pourquoi le lui reprocherait-on ? Il est absurde d’enfermer autrui dans une catégorie telle que la « judéité » : que Simone Weil ne se soit pas reconnue comme juive, c’est son droit le plus strict, remarque l’auteur. Elle dit avoir appris à lire dans Pascal et Racine et se réclame de la tradition chrétienne, française et hellénique. Elle affirme n’être jamais entrée dans une synagogue, n’avoir jamais assisté à une cérémonie juive et être restée dans l’ignorance de ses origines jusqu’à l’âge de onze ans, ce que confirme son frère. La philosophe elle-même précise qu’une religion, tout comme une culture, peut ne pas être transmise, ou peut être reçue puis rejetée, mais ne saurait être héréditaire par essence. Il est donc inconséquent d’accuser Simone Weil, ou n’importe quelle personne ayant eu, dans un passé plus ou moins lointain, des ancêtres juifs, de ne pas assumer le « fait » d’être juif. Pourquoi, en effet, ferait-on une exception pour les descendants de familles juives, les obligeant à se dire juifs alors qu’ils sont émancipés et assimilés ?
Ainsi, il est difficile de donner raison à Wladimir Rabi lorsqu’il affirme que « la judéité est, pour Simone Weil, un “fait originel”, voire “l’unique clé qui permette de comprendre la démarche et les thèses qu’elle a développées”, et ce, “dans la mesure même où elle a cherché à échapper à sa judéité” » (cité par l’auteur, p. 96). Un tel jugement ne relève pas d’une interprétation rigoureuse des textes, affirme Robert Chenavier. Ce qui ne signifie pas que la relation conflictuelle de Simone Weil avec la judéité et le judaïsme n’éclaire pas, parfois, des aspects de sa métaphysique religieuse. Il n’en demeure pas moins que tenter de reconstruire sa philosophie à partir de la situation qui était la sienne, c’est-à-dire d’une époque où le rapport à la judaïcité était problématique pour tous, aboutit à « une construction pour le moins instable » (p. 210).
Puis, toujours dans la section « Histoire » de son livre, l’auteur expose les positions politiques et philosophiques de Simone Weil, qui se traduisent, dans les faits, par un refus de tout parti-pris en faveur des Juifs, leur sort ne semblant pas être différent, pour la philosophe, de celui des autres opprimés dans le monde, des colonisés ou des ouvriers dans les usines, par exemple. Ainsi, bien qu’elle ne se soit jamais montrée solidaire des Juifs, elle n’a jamais manifesté d’hostilité envers eux non plus. Doit-on le lui reprocher, elle qui était si attachée à la liberté et à la justice, et qui a sans cesse affiché sa solidarité avec les défavorisés et les persécutés ? Quelles sont les raisons d’une telle attitude ? L’auteur examine le « climat » de l’époque afin de les faire ressortir. Il compare sa situation à celle, notamment, de Raymond Aron, qui pose le problème à peu près en ces termes : « comment, étant déjudaïsé — ou non judaïsé — pour soi et juif pour les autres, défendre le Juif — ou critiquer le nazisme — sans être suspect de le faire en tant que Juif ? » Autrement dit, étant juif par ascendance, comment intervenir contre l’antisémitisme sans « s’exclure de l’universel », sans paraître en conflit d’intérêts, par sa qualité même de « Juif » ? En s’abstenant de critiquer l’antisémitisme de façon trop ouverte ou ostentatoire, et « en refusant » en quelque sorte « sa judéité », l’auteur demande : « Weil cherche-t-elle à faire la preuve qu’elle ne combat pas le nazisme en tant que Juive ? » Il conclut alors qu’« on peut lui reprocher son impuissance à surmonter cette contradiction », mais que cela ne fait pas d’elle « une Juive antisémite » (p. 34).
Ainsi, son pacifisme extrême, qu’elle se reprochera amèrement plus tard, la pousse à appuyer, durant la guerre d’Espagne, la politique de neutralité du gouvernement français. Weil « est prête à laisser vaincre et exterminer […] des camarades qui lui sont chers, si cela peut sauver la paix en Europe » (p. 36). De même, face à la menace allemande, elle préconise que la France ou la Tchécoslovaquie concède beaucoup à l’envahisseur pour éviter la guerre. Rien à voir, donc, avec un projet politique concernant les Juifs : sa position ne repose pas sur un antisémitisme, mais sur un pacifisme dont elle reconnaît, après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne en 1939, qu’il fut une « erreur criminelle ». Enfin, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’excuser la philosophe — qui ne s’est pas abstenue de se critiquer elle-même —, mais de montrer qu’il y a « des conditions historiques qui éclairent ses prises de position » (p. 38).
Dans la section « Polémique », titrée « Variations sur la haine », l’auteur examine ensuite les textes de six polémistes qui considèrent que Simone Weil est antisémite, afin de renverser ce mythe persistant. On y trouve le médecin Marc Kac, qui entend dénoncer les idées de Weil sans rien connaître de sa pensée, l’historien Léon Poliakov, qui cite mal les sources et se trompe dans les dates et les références, l’essayiste George Steiner, qui livre des impressions personnelles sans souci de rigueur académique, et pire encore. L’auteur admet qu’en cédant au désir de rencontrer ces polémistes sur leur terrain, il ne peut échapper au risque de produire un effet miroir et de donner l’impression de polémiquer à son tour au lieu d’argumenter. On pourrait regretter qu’il se soit engagé à les confronter, si ce n’est qu’il rappelle à quel point même des gens cultivés peuvent manquer de profondeur et de nuance dans leurs jugements, et parfois tout bonnement d’exactitude. Leurs propos varient de la simple superficialité et de la fade incompréhension à la farce involontaire et à la mauvaise foi — voire, il faut le dire, à la bêtise, comme on peut le remarquer dans quelques-unes des affirmations carrément haineuses et délirantes que cite l’auteur, dont celles de l’écrivain controversé Paul Giniewski. Le lecteur en vient aussi à se demander si certains de ces polémistes obsédés par Simone Weil et l’antisémitisme qu’ils lui attribuent ne sont pas eux-mêmes antisémites et, qui plus est, misogynes. En tout cas, tous s’entendent sur un point : elle se savait juive, ne s’acceptait pas comme juive et n’a pas défendu la cause juive ; voilà ce qu’aurait été sa faute, qu’ils ne lui pardonnent pas. Ainsi, ils ne l’accusent pas d’abord d’être antisémite, mais de refuser la condition juive. Il semble, du point de vue du lecteur, que Simone Weil leur fasse mauvaise impression, sans qu’ils puissent expliquer pourquoi ; ils sont conduits de cette impression vague et confuse à une accusation d’antisémitisme dont on ne trouve les fondements nulle part dans les textes, les paroles ou les actes de la philosophe, comme le démontre bien l’auteur. Enfin, l’essentiel a été dit dans la première partie sur le contexte historique qui permet d’expliquer les positions politiques de Weil.
La dernière section, « Philosophie », intitulée « Des contradictions dans la pensée », met en lumière la signification de l’engagement philosophique et spirituel de Simone Weil, de même que le sens des contradictions qui nourrissent sa philosophie. On pourrait résumer celles-ci en observant une tension dans sa pensée entre le spirituel et le politique et, donc, entre les fins et les moyens : d’un côté, elle rêve de l’avènement d’une spiritualité universelle qui infuserait l’ensemble de la société ; de l’autre, elle hésite quant à la façon de faire advenir une telle société, recommandant parfois de laisser le temps agir, parfois aussi d’en forcer l’arrivée grâce à des institutions juridiques et politiques. Or, les Juifs, parmi les minorités nationales, présentent une difficulté, si l’on en croit un rapport de l’Organisation civile et militaire lu et commenté par Simone Weil à la demande des services de la France libre à Londres, car ils forment, aux yeux du rédacteur de ce rapport comme à ceux de Weil, une communauté à part, mal intégrée à la nation française.
Dans plusieurs documents qui n’étaient pas destinés à la publication ou à une large diffusion — lettres et notes personnelles —, elle retrace les origines du totalitarisme dans la mentalité et l’attitude, selon elle, impérialistes et racistes, des Hébreux et des Romains, qui auraient déraciné ou dégradé les autres cultures. Dans L’Enracinement, qui décrit le projet de civilisation nouvelle qu’elle conçoit pour la France libre, son aversion pour l’hébraïsme et l’impérialisme romain la conduit à un parallèle réducteur avec l’hitlérisme et tout ce qui correspond pour elle à une idée fausse de la grandeur, nourrie par la recherche de pouvoir et la conquête, laquelle n’est rien d’autre que « l’ersatz de la grandeur ». Elle croit que le judaïsme est une religion dépourvue de spiritualité, fondée sur la notion de race, ce qui fait de la communauté juive une « société à prétention divine » et du judaïsme une « chose purement sociale » (cité par l’auteur, p. 186). Il faut noter qu’elle dit également de l’Église catholique romaine, envers laquelle elle est parfois extrêmement dure, qu’elle est une « chose sociale », à la différence qu’elle lui accorde de ne pas exclure la possibilité d’une vie spirituelle. Quant aux Juifs, ils ne sauraient s’intégrer à une communauté plus large, autrement dit faire partie de la « civilisation constituée par la spiritualité du travail » qu’elle est en train d’élaborer et dont elle rêve, à moins d’être assimilés. Le « racisme » qu’elle attribue aux Hébreux et aux Romains doit être compris correctement ; or, l’auteur fait ici fausse route (en p. 183) en croyant que la référence de Weil à la race signifie la même chose que l’hérédité, alors qu’elle dit bien qu’on ne peut hériter d’une religion, c’est-à-dire s’y rattacher par essence. C’est d’ailleurs pourquoi elle récuse pour elle-même toute filiation avec le judaïsme. Ce qu’elle entend par « racisme », c’est l’idée d’être le peuple élu, choisi par Dieu, ou d’être, comme les Romains, un peuple à part, sans commune mesure avec les autres nations, par sa puissance, son exclusivité ou sa grandeur. Autrement dit, dès qu’un peuple cultive l’idée qu’il est absolument unique, il exclut nécessairement les autres nations qui sont différentes en matière de culture ou de religion, et s’exclut lui-même de toute appartenance à une autre communauté plus englobante. Un projet de civilisation commune est alors impossible. Qu’en conclure, sinon que Simone Weil, par sa radicalité, s’est introduite dans une voie sans issue immédiate, ne parvenant pas à résoudre la tension entre le spirituel et le politique qui est au coeur de sa pensée ?
L’auteur précise qu’il faut voir dans les analyses de Weil un pur exercice de l’intelligence et non une proposition à agir. Elle est devenue connue sans prévoir sa notoriété posthume. Elle n’a presque rien publié de son vivant à l’exception de quelques articles qui n’ont jamais été incriminés ; en contrepartie, elle n’a jamais complété ses travaux pour la France libre ni le livre qu’elle projetait d’écrire à partir des notes consignées dans ses Cahiers — textes qui, tous, demeurent purement exploratoires et qu’elle aurait pu vouloir amender. Enfin, elle n’a jamais dit que les maux de l’humanité, en tout ou en partie, étaient dus à Israël, malgré ce qu’on peut lire en deux passages controversés d’un Cahier où elle esquisse une histoire du mal impliquant qu’Israël en serait l’origine (l’auteur en discute p. 131 et p. 196). Tout ce qu’elle dit, c’est que « le salut ne se fera pas par les Juifs ; il se fera sans les Juifs, ce qui ne signifie pas contre eux » (p. 200). On peut estimer qu’elle ignore à peu près tout « de la tradition et de la vie religieuse des Juifs à travers les siècles » (p. 214) et, donc, que sa vision du judaïsme est erronée, mais on ne peut certainement pas dire qu’elle est antisémite. Car elle « n’a appelé à exterminer personne, n’a contribué à aucun massacre » (p. 110) et n’a jamais approuvé, si peu que ce soit, les mesures prises par l’Allemagne nazie ou par Vichy ; bien au contraire, elle a lutté contre l’antisémitisme en participant à la Résistance, autant par ses actes — en distribuant de faux papiers à des Juifs à Marseille — que dans ses écrits — en analysant la barbarie qui pousse des hommes ordinaires à commettre des horreurs. Il est incontestable, cependant, qu’elle est en faveur de l’assimilation des Juifs, position propre à la tradition républicaine, qui a aussi orienté la communauté juive française, laquelle a souhaité l’assimilation et qui, il faut le dire, l’a réussie. Par conséquent, si l’on veut reprocher à Simone Weil d’avoir endossé cette position, « il faut alors incriminer également — comme l’ont fait Wladimir Rabi, Josué Jéhouda et Hannah Arendt — la communauté juive française et toutes les communautés juives assimilées » (p. 215).
On notera pour conclure que cet ouvrage, qui constitue une excellente mise au point, s’adresse aux lecteurs qui, déjà au fait de la pensée de Simone Weil, s’intéressent à cette controverse somme toute assez périphérique sur l’antisémitisme présumé de la philosophe, et qui souhaitent en connaître les tenants et les aboutissants. On peut toutefois considérer comme une lacune le refus de définir explicitement la notion d’antisémitisme, sous le prétexte de s’en tenir au « problème juif ». Aussi, on accordera volontiers à l’auteur que Simone Weil n’est pas en un sens étroit ou radical une antisémite ; mais n’est-elle pas, à tout le moins, une judéophobe qui, avec sa conception simplificatrice du judaïsme, partage bien des préjugés de son époque à l’égard du peuple juif ? Le fait qu’elle ne désapprouve pas les conclusions du rapport de l’Organisation civile et militaire sur une nécessaire assimilation des Juifs de France semble bien le prouver.