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Historien des idées, Florian Michel l’est aussi indirectement de la philosophie. Dans la biographie qu’il consacre au grand médiéviste Étienne Gilson, figure de proue de la pensée catholique en Europe et en Amérique du Nord, il présente à la fois les convictions humanistes de ce penseur d’exception et ses engagements politiques et sociaux. À travers cinq chapitres richement documentés, il brosse le portrait complexe d’un homme dont la pensée catholique n’a guère fourni d’exemple aussi puissant au vingtième siècle, à l’exception peut-être de Jacques Maritain. Par ailleurs, cette biographie « intellectuelle et politique » intéresse au premier chef l’histoire de la philosophie au Canada et au Québec, qui furent pour Étienne Gilson des lieux privilégiés d’engagement.
Il ne faut certes pas se méprendre sur la signification de cet engagement politique : placé sous la bannière de l’humanisme intégral défendu par Jacques Maritain, cet engagement est demeuré profondément philosophique, dans la mesure où il a toujours constitué la mise en oeuvre de positions fondées sur la doctrine philosophique du thomisme, dont Gilson était, et cela depuis sa jeunesse, à la fois un spécialiste et un apôtre. Thomiste, cela voulait dire d’abord, à l’exemple de saint Thomas d’Aquin, la fidélité au lien fondamental de la philosophie et de la théologie, tel que Gilson l’avait dégagé dans ses grandes études sur la pensée de Thomas d’Aquin. Florian Michel montre comment, dans tous les débats auxquels il a participé, qu’il s’agisse de la laïcité, du libéralisme, de la neutralité politique durant la Seconde Guerre mondiale, Gilson a multiplié les interventions susceptibles d’orienter à partir de ces principes l’action des catholiques engagés comme lui au service de la foi. L’inventaire détaillé que l’historien reconstitue permet de mesurer la générosité et la vitalité d’un intellectuel qui n’a reculé devant aucune occasion d’être autant philosophe que militant chrétien.
Ce livre fouillé illustre dans le détail comment un spécialiste de la pensée médiévale, auteur d’études nombreuses et considérables sur les philosophes appelés à devenir docteurs de l’Église comme Augustin, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Albert le Grand, a franchi la barrière qui sépare le monde académique de celui des intellectuels et des politiques. La bibliographie rassemblée pour exposer cet itinéraire force l’admiration : on y trouve non seulement les grandes études savantes, mais l’ensemble des publications et correspondances de Gilson étalées sur plusieurs décennies, dont une intéressante section d’annexes fournit de riches exemples. Aucun fonds d’archives n’a été négligé, et l’annotation ne laisse rien de côté. Mais, comme si cela n’était pas assez, il faut aussi compter avec les missions d’Étienne Gilson dans les institutions universitaires d’Amérique du Nord, d’abord aux États-Unis et ensuite, avec la grande aventure de l’Institut pontifical de Toronto et de son surgeon montréalais, l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal. Il faut insister sur le fait que tout cela a partie liée, autant par le réseau des universitaires et intellectuels mobilisés par Gilson que par la communauté fondamentale qu’il n’a de cesse d’animer autour de la philosophie de Thomas d’Aquin. Le renouveau de l’Église et de la chrétienté en dépend, telle est la finalité de base.
Pour s’en convaincre, il faut d’abord retourner au livre précédent de Florian Michel, qui examine l’action de Gilson en Amérique du Nord, notamment à l’Institut pontifical et à l’Université Laval. Cette étude permet de dégager certaines constantes présentes dans sa biographie de Gilson : d’abord la confrontation avec la modernité, l’analyse de ses conséquences sur l’avenir de l’Église et de la pensée chrétienne, mais aussi un engagement fondamental au service de la transmission. Gilson n’a ménagé aucun effort pour soutenir la relève à laquelle il proposait sa vision éclairée du libéralisme chrétien. Florian Michel cite à cet égard son influence sur Henri-Irénée Marrou, sur Paul Vignaux, sur Jean Guitton et nombre d’autres. Que cette action ait trouvé à Rome tous les encouragements nécessaires, sur le plan des moyens, ne fait aucun doute. Il avait l’écoute du Vatican et même si le thomisme connut après Vatican II un moment de déclin officiel, Gilson ne cessa jamais d’en défendre les principes, au point d’écrire en 1965 qu’il était peut-être en train de devenir lui-même schismatique.
Florian Michel présente son ouvrage comme un « essai biographique », moins soucieux de produire une biographie linéaire détaillée que d’éclairer l’énigme d’une personnalité complexe présentant la figure paradoxale d’un défenseur d’un thomisme intemporel, celui de la philosophia perennis, qui fait en même temps l’apologie du pluralisme philosophique. La réception de l’oeuvre d’Étienne Gilson est en effet marquée par des jugements si contradictoires et souvent si véhéments qu’on se demande parfois s’il ne s’agit pas seulement d’une rhétorique propre au discours de l’institution française. Ce livre montre que tel n’est pas le cas : Gilson a été dès le début un point de contradiction pour ses lecteurs et interprètes, pris comme lui dans des débats idéologiques souvent virulents, et l’intérêt de ce livre magistral est justement, comme son auteur le souligne, de faire entendre les voix critiques qui ont accompagné la diffusion de son oeuvre. Le prix à payer pour cela peut paraître exorbitant : il consiste à laisser de côté les aspects proprement scientifiques de l’oeuvre de Gilson, qu’il s’agisse de l’histoire de la métaphysique, des discussions théologiques, des filiations et des sources de la pensée médiévale et de l’herméneutique déployée dans une oeuvre admirable à tous égards. L’historien méthodique de la philosophie médiévale ne trouvera pas ici de discussion de ces questions. À la différence de la biographie de Laurence Shook, Florian Michel cherche plutôt à reconstituer le portrait d’une vie intellectuelle habitée de part en part par les débats de son temps. Il se concentre sur les circonstances et les enjeux d’une biographie mouvementée, marquée par une générosité incomparable. Comment ce savant méticuleux, que tout portait à demeurer dans son cabinet, a trouvé le temps et l’énergie pour s’engager dans autant de causes, telle est l’énigme de la vie d’Étienne Gilson.
Les cinq chapitres présentent ce portrait en suivant un parcours thématique, qui fait voir comment chaque période se caractérise par un contexte d’engagement distinct. Le premier chapitre rappelle la formation d’un intellectuel catholique, d’abord soucieux de montrer le lien fondamental de la philosophie et de la théologie, comme Gilson l’a rappelé lui-même dans son récit autobiographique. Ce programme, en soi traditionnel, prend un relief nouveau quand on examine toutes les actions et tous les lieux investis par Gilson pour le diffuser et le mettre en oeuvre : publications et collections, grandes éditions, mais aussi choix des éditeurs (notamment la maison Vrin, si importante pour sa carrière) et grandes solidarités intellectuelles. Tout ici fait bloc autour de la critique du modernisme et de la sécularisation matérialiste. La formation à la Sorbonne, la grande thèse sur Descartes et la scolastique, étapes obligées du parcours académique français, vont rapidement conduire le jeune Gilson au sommet de l’institution, comme en témoignent ses postes à l’Université, son élection au Collège de France et ensuite à l’Académie française. Ce chapitre se termine par une section passionnante sur les rencontres et les amitiés de Gilson dans cette première période de sa vie, sans oublier les controverses et polémiques nombreuses qui l’ont jalonnée. Notons ici les pages importantes consacrées à l’amitié qui unit durant ces années Maritain et Gilson. Dans cette section, Florian Michel se révèle un historien attentif aux réseaux, aux sociabilités, et il offre ce qu’il y a de meilleur dans l’histoire des idées : la vie des débats sur le terrain des amitiés et des rivalités humaines.
Le deuxième chapitre se concentre sur les débats provoqués par les idéologies séculières : l’engagement de Gilson est à cet égard constant. Sa critique de l’athéisme, du capitalisme industrialiste, du léninisme, pour ne nommer que les adversaires les plus importants, est certes marquée par le déploiement d’arguments mis au service du maintien de la chrétienté, mais d’abord par un humanisme moral exemplaire. Contre vents et marées, il se révèle le défenseur de la démocratie, mais cette défense repose pour lui, comme pour Maritain, sur la primauté du spirituel. Tant d’interventions contre l’idéologie nazie, à la défense des intellectuels juifs allemands, ne peuvent passer inaperçues. Je note ici le soutien apporté à Alexandre Koyré, à Emmanuel Levinas, parmi tant d’autres, au nombre desquels je voudrais rappeler celui apporté à Raymond Klibansky, réfugié à Londres en 1933, dans une lettre conservée aux archives de l’Academic Council. Florian Michel ne manque pas de noter par ailleurs la critique de Gilson à l’endroit de toutes les droites conservatrices en France, notamment la pensée de Charles Maurras. Que Gilson soit demeuré, dans tous ces combats, un philosophe de la chrétienté, comme déjà Jacques Maritain l’avait souligné dans sa préface au livre hommage collectif paru sous ce titre en 1949, cela ne peut se comprendre qu’à travers la poursuite de cet idéal d’une rechristianisation de la société contre tous les dévoiements du matérialisme du vingtième siècle.
Étienne Gilson fut un intellectuel « atlantique » : de 1926 à 1973, à l’exception des années de guerre, il fit un aller-retour en Amérique du Nord chaque année. Les missions d’enseignement qu’il acceptait régulièrement le montrent actif d’abord aux États-Unis (Harvard) et ensuite au Canada (Montréal, Toronto et Ottawa). Florian Michel rappelle sa participation à un congrès à Montréal en avril 1926. La liste de ses contacts et nouveaux collègues américains ne laisse d’impressionner, et dès 1928, il s’embarque dans la grande aventure de l’Institut d’études médiévales de Toronto, qui maintient son héritage vivant encore aujourd’hui. Le chapitre consacré à ces missions n’est rien moins que passionnant. Au fil des correspondances citées ici, on comprend que les raisons de Gilson sont autant scientifiques que missionnaires : il évoque une « entreprise pour l’Église ». Nommé en 1937 président de l’Institut scientifique franco-canadien, fondé notamment par le juriste Édouard Montpetit et chargé de resserrer les liens entre la France et le Canada français, Gilson s’y investit sans relâche jusqu’en 1951, date à laquelle il sera remplacé par Henri-Irénée Marrou. Mais cet engagement ne doit pas faire oublier son travail à l’UNESCO, dont il collabore à rédiger la constitution. Malgré plusieurs épisodes turbulents, ces années furent marquées par un engagement sans faille au service de la coopération et de la solidarité universitaires.
Les deux derniers chapitres permettent de préciser le portrait moral de Gilson : s’agissant de ses positions durant la guerre, il demeure en France, contrairement à Maritain, exilé aux États-Unis, et poursuit un combat de résistance intérieure, reconnu par tous à la Libération. Ses publications pendant cette période témoignent de sa générosité. Après la guerre, on le voit actif au sein du Mouvement républicain populaire et au Conseil de la République. On peut sans doute, comme Florian Michel nous y invite, juger que l’ensemble de ses engagements pour cette période n’a pas conduit aux résultats escomptés. Désabusé devant les conséquences de la guerre et le triomphe d’un libéralisme débridé, le philosophe doit reconnaître les limites de l’action des intellectuels. Lorsqu’il publie son autobiographie en 1960, il évoque « les marches et contremarches d’un historien fourvoyé dans le passé dont il prend les événements à contresens ». La réception enthousiaste de ce livre sincère et lucide peut servir de conclusion à l’ouvrage de Florian Michel.
L’existence de Gilson fut-elle d’abord cléricale, comme l’écrivait le Père Duployé à la parution de son autobiographie ? Clerc, il le fut profondément au sens médiéval de ce terme, lui dont toute la vie a été vouée à servir les institutions universitaires. Mais il le fut aussi au sens religieux, dans la mesure où cet engagement servait ultimement la cause de la philosophie chrétienne et les missions de l’Église. Après la mort de Maritain en avril 1973, il devient le seul témoin de cet engagement. Il s’éteint à Auxerre, le 19 septembre 1978, laissant derrière lui une oeuvre immense, dont l’héritage est repris par une nouvelle génération de médiévistes, notamment aux États-Unis. Que convient-il de retenir de Gilson, demande Florian Michel ? L’effacement de l’idéal de chrétienté qui l’animait mène à un constat désemparé. La pensée et l’action de Gilson s’inscrivaient dans « la longue durée chrétienne », au sein de laquelle le Moyen Âge faisait figure de communauté idéale, sous la figure du thème augustinien des deux cités. On peut parler de la disparition d’une époque de l’histoire autant que d’une époque de la philosophie, mais sur un front comme sur l’autre, Gilson a apporté une contribution décisive, et à bien des égards, unique.