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Kant and Animals, un ouvrage collectif dirigé par Lucy Allais et John J. Callanan, est l’un des premiers livres d’envergure entièrement consacrés à la place qu’occupent les animaux dans le corpus kantien. Bien qu’Emmanuel Kant ne pense pas la question animale de manière systématique, le philosophe mentionne les animaux à plusieurs reprises dans ses trois Critiques, dans sa Métaphysique des Moeurs, ou encore dans ses Leçons d’éthique. En effet, Kant y examine des débats qui relèvent des capacités cognitives des animaux, de leur statut moral, ou encore du traitement qui doit leur être réservé. Kant and Animals aborde ces enjeux en deux temps, en les regroupant sous deux parties ou thèmes : les animaux dans la philosophie théorique et dans la philosophie pratique de Kant.
Un ouvrage complet et fouillé sur Kant et les animaux est d’autant nécessaire que plusieurs chercheurs oeuvrant en éthique animale ont émis des critiques féroces à l’endroit du philosophe de Königsberg depuis les années 1970. Des auteurs déontologistes comme Tom Regan et Christine Korsgaard ont notamment reproché à Kant d’exclure arbitrairement les animaux de la catégorie de « fins en soi » et ont argumenté en faveur d’une inclusion des animaux au sein du royaume des fins. Kant and Animals propose un tour d’horizon nuancé du corpus kantien et nous invite à redécouvrir le potentiel pratique d’une approche kantienne de la question animale.
Les animaux dans la philosophie théorique de Kant
La première partie de l’ouvrage offre un résumé de la pensée théorique de Kant et traite des enjeux qui relèvent des capacités intellectuelles des animaux. Possèdent-ils la sensibilité, l’entendement et la faculté de désirer ? Kant attribue-t-il une vie mentale aux animaux ? Quelles sont les différences majeures entre la cognition humaine et non humaine[1] ? Tels sont certains des questionnements qu’explore la première partie Kant and Animals. Celle-ci comporte six contributions.
John J. Callanan ouvre cette section avec un essai intitulé « The Comparison of Animals », dans lequel il offre un résumé du débat sur l’esprit des animaux tel qu’il s’est développé aux 17e et 18e siècles. Ce portrait nous permet également de mieux saisir les influences rousseauistes de Kant dans sa manière d’aborder la cognition animale. Après avoir présenté la question de la conscience animale dans le Dictionnaire historique et critique (1697) de Bayle, l’Essai sur l’entendement humain (1695) de Locke et chez des matérialistes français comme Condillac, La Mettrie et Helvétius[2], Callanan examine l’apport original de Rousseau au débat, une contribution qui ne peut manquer de faire grande impression sur Kant. Dans Émile ou De l’éducation (1762), Rousseau soutient que la thèse de la continuité entre la cognition animale et humaine échoue lorsque vient le temps d’aborder la manière dont les animaux et les êtres humains comparent différents contenus de représentation. Plus précisément, la critique de Rousseau se base sur une distinction entre la représentation de contenus différents et la représentation de la différence entre ces contenus[3]. Dans son article, Callanan soutient que l’influence de Rousseau permet d’expliquer l’approche presque cartésienne de Kant en ce qui concerne les différences entre les esprits animal et humain. Selon Kant, les animaux « sentent », « imaginent » et peut-être même « raisonnent », dans un sens analogue, mais jamais identique, aux êtres humains[4].
Dans « Animals and Objectivity », Colin McLear examine le problème de savoir si la philosophie de l’esprit de Kant peut reconnaître que les animaux sont capables d’une représentation objective du monde. Comme le fait valoir McLear, l’édifice théorique de Kant semble exclure cette possibilité et restreindre la représentation objective du monde à des êtres possédant des capacités cognitives spécifiques, soit la synthèse, l’aperception et l’application des catégories[5]. En d’autres mots, McLear soutient que la conception kantienne de la relation aux objets est assez exigeante, car liée à la capacité de représentation et de jugement conceptuels[6]. Toutefois, l’auteur fait valoir qu’il peut exister plusieurs types d’objectivité, et que la théorie kantienne n’exclut pas entièrement de reconnaître certains états objectifs aux animaux. Cela dit, ces derniers ne peuvent se représenter des objets dans un sens plus exigeant[7].
L’essai « What Do Animals See ? Intentionality, Objects and Kantian Nonconceptualism » de Sacha Golob aborde le type de perception d’objets dont les animaux sont capables, selon Kant. Contrairement à McLear, Golob ne se limite pas seulement à la représentation objective du monde, mais aborde également la possibilité d’octroyer aux animaux des capacités de perception spatio-temporelle et intentionnelle[8]. Plus précisément, l’auteur affirme que Kant peut attribuer la perception d’objets spatio-temporels aux animaux, mais qu’une telle thèse implique de soutenir une interprétation non conceptualiste de la philosophie de l’esprit de Kant. Le non-conceptualisme peut être défini, selon Golob, comme « la thèse selon laquelle un sujet peut posséder des intuitions empiriques de particuliers spatio-temporels, même si ce sujet est entièrement dépourvu de capacités conceptuelles et, en fait, de tout intellect […] »[9] (traduction personnelle). Autrement dit, une lecture non conceptualiste de la perception chez Kant nous permet de conserver une certaine richesse dans la théorie kantienne de l’esprit des animaux, en reconnaissant à ces derniers une perception spatio-temporelle distincte de l’application des catégories.
Par la suite, Ina Goy explore le rôle que joue la notion de Dieu dans la Critique de la faculté de juger (1793). Dans son essai « Kant on Non-Human Animals and God », Goy examine la manière dont les animaux sont non seulement soumis aux lois mécaniques du mouvement et aux lois téléologiques les orientant vers des buts naturels, mais également à la croyance des êtres humains en Dieu[10]. L’autrice argumente que Kant tente de développer une conception cohérente des lois mécaniques, téléologiques et morales qui garantit la cohérence et l’harmonie de ces lois avec l’idée régulatrice de Dieu et de sa Création[11]. En d’autres termes, ces trois sortes de lois sont elles-mêmes incohérentes selon Kant, mais elles peuvent être pensées de manière harmonieuse avec l’idée de Dieu si ce dernier crée la conscience humaine et le monde tel qu’il lui apparaît[12].
Dans son article « Animality in Kant’s Theory of Human Nature », David Baumeister aborde le rôle que joue l’animalité dans la définition kantienne de la nature humaine. En effet, l’auteur soutient que l’animalité, bien qu’entrant souvent en tension avec les objectifs de la moralité humaine et ses exigences d’universalité, demeure une composante indéniable de la nature humaine et peut contribuer de manière positive au bien-être humain[13]. Après avoir examiné l’animalité dans la théorie de la religion, la théorie de l’éducation et la théorie du progrès historique de Kant[14], Baumeister conclut que la part animale de l’être humain ne doit pas être vue simplement comme un obstacle au développement moral de l’être humain. Au contraire, la nature animale de l’être humain doit être conçue comme une de ses caractéristiques essentielles, et cette compréhension plus nuancée peut nous inciter à réviser notre manière de voir la relation entre les êtres humains et les autres animaux dans la philosophie kantienne[15].
Dans « Kant on Evolution : A Re-evaluation », dernier chapitre de cette première partie, Alix Cohen analyse la philosophie de la biologie de Kant et se demande si celle-ci peut s’adapter à la théorie de l’évolution des espèces telle que proposée par Darwin. Cohen soutient de manière surprenante que la vision kantienne de la nature, notamment exposée dans la Critique de la faculté de juger (1793), n’est pas strictement incompatible avec le darwinisme. Après avoir résumé les grands traits de l’histoire des vivants chez Kant, Cohen conclut que la théorie de l’évolution pourrait être une hypothèse possible, mais farfelue pour Kant, et que le darwinisme n’aurait pas éliminé le besoin de reconnaître des lois téléologiques dans la nature, comme le soutient Kant[16].
Les animaux dans la philosophie pratique de Kant
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux animaux dans la philosophie pratique de Kant. Cet aspect du corpus kantien a fait l’objet de moult critiques et commentaires, en particulier certains extraits de la Critique de la raison pratique, dans lesquels Kant soutient que nous devons nous abstenir de nous montrer cruels envers les animaux pour éviter que de tels gestes heurtent notre propre caractère moral. En d’autres mots, les animaux, parce qu’ils ne sont pas des personnes, ne peuvent jamais faire l’objet de devoirs directs, mais seulement indirects[17]. Ces propos ont retenu l’attention des auteurs ayant contribué aux cinq chapitres qui forment la seconde partie de l’ouvrage.
Dans le premier article de cette section, « Directionality and Virtuous Ends », Arthur Ripstein et Sergio Tenenbaum abordent la théorie des devoirs indirects de Kant. Celle-ci se base sur une définition précise de ce qu’est un devoir moral : une obligation qui va d’une personne à une autre et qui est donc « directionnelle ». L’objectif des auteurs est de défendre la conception kantienne de la directionnalité des devoirs et de la déployer pour argumenter en faveur de l’affirmation selon laquelle nos devoirs envers les animaux sont des devoirs envers nous-mêmes[18]. Pour ce faire, Ripstein et Tenebaum examinent trois objections adressées à la théorie des devoirs indirects, soit que cette conception souffrirait d’un contenu erroné, instrumentaliserait les animaux et constituerait un devoir contingent plutôt qu’universel. Or, pour les auteurs, aucune de ces objections n’est fatale pour la théorie de Kant[19].
Dans « Kant and Responsibility for Animals », Helga Varden défend également la conception kantienne des devoirs indirects et argumente que celle-ci peut être maintenue à l’aide d’une distinction entre les devoirs « envers » (to) les animaux et les devoirs « à l›égard » (with regard) des animaux. Selon l’analyse de Varden, les seconds sont possibles, contrairement aux premiers, lesquels concernent uniquement les personnes[20]. La philosophie de la religion de Kant, telle qu’exposée dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793), se trouve au coeur de l’interprétation de Varden, car elle permet d’expliquer pourquoi nous avons des devoirs à l’égard des animaux et pourquoi nous considérons les actes de cruauté comme des exemples d’échec moral. Varden argumente qu’à la lumière de la philosophie de la religion de Kant, la théorie des devoirs indirects n’est ni incohérente ni contre-intuitive[21].
Carol Hay poursuit la discussion dans son chapitre « What Do We Owe to Animals ? Kant on Non-Intrinsic Value », où elle défend l’affirmation de Kant selon laquelle les animaux n’ont aucune valeur en soi. Néanmoins, selon Hay, nous pouvons tout de même admettre des devoirs moraux robustes à l’endroit des animaux et argumenter que les non-humains ont des intérêts que nous devons moralement prendre au sérieux[22]. Pour ce faire, nous pouvons nous appuyer sur des considérations liées à la nature et à l’origine des valeurs morales, à la manière dont notre comportement est contraint par les fins en soi, et comment notre comportement est encadré par les êtres qui ne possèdent pas cette valeur en soi[23]. Selon Hay, la reconnaissance que certaines choses n’ont pas de valeur en soi n’est pas incompatible avec l’adoption de devoirs moraux favorables aux animaux.
Dans « Against the Construction of Animal Ethical Standing », Jon Garthoff critique l’approche kantienne de Christine Korsgaard en éthique animale, qui considère qu’un être possède un statut moral s’il peut apprécier les choses qui revêtent une valeur pour lui[24]. Toutefois, selon Garthoff, le statut moral des animaux ne découle pas de leur appréciation subjective du monde, mais plus largement de la conscience. La théorie de Garthoff nous conduit donc à rejeter l’importance de l’autorégulation rationnelle comme fondement du statut moral des individus dans le système kantien. Cependant, Garthoff soutient qu’une telle modification est de mise si nous voulons aborder la question du traitement des animaux de manière robuste et plausible[25].
Dans le dernier essai de ce recueil, « Hope and the Threshold Chicken : A Kantian Argument Against Purchasing Meat », Andrew Chignell s’intéresse à la théorie kantienne de l’espoir et du désespoir pour examiner la question de nos responsabilités envers les animaux que l’on élève et tue pour leur viande. Selon Chignell, un végétalien peut se sentir découragé lorsqu’il est confronté aux conséquences minimes de ses efforts. Autrement dit, la façon dont la perception de notre inefficacité peut conduire à un certain désespoir qui risque de fragiliser nos décisions morales[26]. La théorie des devoirs indirects de Kant ne peut être défendue, selon Chignell, mais son argument moral et psychologique contre le désespoir peut être appliqué pour justifier diverses stratégies de maintien de la détermination morale[27]. Il s’agit notamment d’espérer qu’un événement fasse en sorte qu’au moins une de nos actions entraîne des conséquences positives importantes[28].
Remarques conclusives
En somme, Kant and Animals est une contribution majeure à la recherche en éthique animale et en histoire de la philosophie. Cet ouvrage collectif offre un résumé clair, riche, varié et détaillé de la question animale dans la philosophie théorique et pratique de Kant. Par ailleurs, le livre comporte de nombreux chapitres originaux dont l’apport au débat est inestimable. Malgré la complexité conceptuelle de sa première partie, l’ouvrage réussit également son pari d’offrir un livre relativement clair et accessible à tout chercheur ayant étudié l’oeuvre de Kant.
Toutefois, on reprochera à Kant and Animals d’opter pour une approche trop historique de la question animale dans l’oeuvre de Kant. En effet, l’angle privilégié s’avère surtout historique dans la mesure où l’ouvrage demeure souvent cantonné à de simples descriptions des propos du philosophe. Par le fait même, le livre ne remplit pas entièrement sa mission de faire valoir la pertinence actuelle d’une approche kantienne en éthique animale. Hormis la contribution d’Andrew Chignell, Kant and Animals offre peu de pistes de réflexion nous permettant de répondre aux défis éthiques que pose l’exploitation animale.
Appendices
Notes
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[1]
Allais, Lucy et John J. Callanan (dir.), Kant and Animals, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 2.
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[2]
Ibid., p. 22.
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[3]
Ibid., p. 23.
-
[4]
Ibid., p. 24.
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[5]
Ibid., p. 8.
-
[6]
Ibid., p. 45.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Ibid., p. 8.
-
[9]
Ibid., p. 68.
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[10]
Ibid., p. 9.
-
[11]
Ibid., p. 90.
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[12]
Ibid.
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[13]
Ibid., p. 106.
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[14]
Ibid., p. 106-107.
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[15]
Ibid., p. 107.
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[16]
Ibid., p. 123.
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[17]
Ibid., p. 10-11.
-
[18]
Ibid., p. 139.
-
[19]
Ibid.
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[20]
Ibid., p. 157.
-
[21]
Ibid., p. 158.
-
[22]
Ibid., p. 176.
-
[23]
Ibid.
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[24]
Ibid., p. 194.
-
[25]
Ibid., p. 193.
-
[26]
Ibid., p. 16.
-
[27]
Ibid., p. 237.
-
[28]
Ibid.