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Le massif husserlien que constituent les différentes recherches phénoménologiques sur la conscience du temps, menées pendant une trentaine d’années, a pu décourager toute tentative d’en saisir l’unité. Loin de proposer ici une solution à cette redoutable question[1], nous voudrions montrer plutôt la continuité de la problématique que certaines réfutations doctrinales sur ce thème, et plus particulièrement sur l’unité du tempo-objet qu’est la mélodie, permettent de mettre en valeur, sous l’horizon d’un travail phénoménologique qui se déploie, par essence, et pour reprendre l’expression de Fink au sujet des Manuscrits de Bernau (1917-1918), comme un « système ouvert (offene System) »[2]. Le paragraphe 7 des Leçons sur la conscience intime du temps de 1905 formulait efficacement le problème en considérant les difficultés singulières que posent en général tous les objets temporels, qui ne sont, d’ailleurs, pas nécessairement des tempo-objets (c’est-à-dire des objets qui ont en eux-mêmes l’extension temporelle) :

Des objets de cette espèce se constituent dans une multiplicité de données et d’appréhensions immanentes, qui s’écoulent elles-mêmes sur le mode du « l’un après l’autre ». Est-il possible de réunir en un seul instant présent ces données de représentation qui s’écoulent l’une après l’autre ?[3]

L’idée même que des données successives, et irréductiblement successives puissent s’unir en un seul instant a quelque chose de faussement paradoxal. On pourrait en effet se demander, tout d’abord, ce qui autorise une succession à se réunir ainsi en un point qui ne peut jamais être, par définition, autre chose que ce qu’il est, à savoir un « moment » abstrait d’une succession. Mais l’idée inverse, selon laquelle la succession est atteinte par la succession et en elle, n’a rien de moins paradoxal. La lecture de Husserl devrait même nous la rendre, en un sens, intenable, à la faveur d’une extension de la sphère de l’intuition et d’une détermination du rôle fondamental de l’appréhension (Auffassung) dans la constitution de la sphère immanente, contre des lectures purement « matérielles » ou « hylétiques » de cette sphère[4]. De deux choses, l’une : Si l’objet se constitue dans une simple succession d’intuitions, l’unité est sacrifiée au profit de la succession. Mais puisque l’unité elle-même ne peut pas passer par-dessus la succession sans risquer de se fourvoyer comme unité (qui doit bien être l’unité de quelque chose au moyen d’une appréhension dont la forme reste à définir), il ne peut y avoir d’unité qui ne soit pas en même temps, sinon successive, en tout cas engagée d’une certaine manière dans la succession.

La formulation et la résolution de ce problème s’appuient, dans le texte husserlien, sur plusieurs réfutations doctrinales. Les Leçons de 1905 sont, en effet, inaugurées par un examen critique de plusieurs figures de la psychologie qui fournissent à Husserl un cadre conceptuel indispensable à la construction d’une résolution phénoménologique du problème, que l’on peut suivre, mutatis mutandis, jusqu’aux Manuscrits de Bernau de 1917-1918. En effet, les réflexions sur la conscience intime du temps en cette période, bien que les auteurs ne soient plus cités et que les réfutations laissent place à l’autoréfutation réflexive, sont dans l’exacte continuité du tableau doctrinal et critique que Husserl s’était donné dans les sept premiers paragraphes des Leçons, ainsi que dans les textes de la partie « B » de Husserliana X.

Nous étudierons trois réfutations, qui ont fait l’objet d’attentions inégales. La première, celle de Franz Brentano, a été d’autant plus commentée qu’elle s’adressait à l’un des maîtres de Husserl, et que les Leçons de 1905 la mettaient particulièrement en valeur[5]. La deuxième réfutation, celle de William Stern, souvent passée inaperçue, n’en est pas moins déterminante, ne serait-ce que pour saisir le contexte psychologique du débat[6] et la nature proprement phénoménologique de la réponse husserlienne. La réfutation d’Alexius Meinong, enfin, entre en discussion avec la doctrine des objets temporellement et non temporellement distribués. L’exposé de ces réfutations sera suivi par un examen des positions ultérieures de Husserl, dans la perspective de ce terrain problématique.

Brentano ou la saisie instantanée

La réfutation husserlienne de Brentano, qui inaugure les Leçons de 1905, est assurément la mieux connue. Jocelyn Benoist a attiré l’attention sur la portée épistémologique du texte de Husserl. Dans les six premiers paragraphes du texte, Husserl s’attache en effet, au moyen d’une lecture critique de la Psychologie descriptive (1874), à résoudre une question de théorie de la connaissance, celle de la réalité du temps, dont le présentisme de Brentano constitue l’équation ontologique[7]. Remarquons toutefois d’emblée que la critique husserlienne se porte aussi particulièrement sur des problèmes de constitution, à partir d’un certain état de la pensée de Brentano, qui ne constitue en rien sa position définitive. La première réfutation à laquelle s’attache Husserl veut rendre impossible le mélange, dans la perception d’un objet temporel, de l’imagination et de la perception. Percevoir un objet temporel, c’est appréhender un contenu présent qui sombre toujours dans le passé. Une fois tombée définitivement dans le passé, et ayant par conséquent dépassé la sphère du présent, chaque phase de l’objet doit être saisie, néanmoins, de quelque manière. Husserl l’exprime ainsi :

Lorsque le nouveau son retentit, le précédent n’a pas disparu sans laisser de trace (wenn der neue Ton erklingt, ist der vorangegangene nicht spurlos verschwunden) sinon nous serions bien incapables de discerner les relations entre sons qui se suivent l’un l’autre : nous n’aurions à chaque instant qu’un seul son […] mais jamais la représentation d’une mélodie (die Vorstellung einer Melodie)[8].

De quelle manière le son qui vient de sombrer dans le passé est-il encore là ? Brentano répond qu’il l’est dans l’imagination (die Phantasie). Cela implique du côté de la sensation une part productive et créatrice. En effet, lorsque la sensation d’un son s’évanouit et que ce son laisse place à un autre qui lui succède immédiatement, la sensation doit « se fabriquer une représentation imaginaire (sie erzeugt sich eine […]Phantasievorstellung) toute pareille, ou presque, quant au contenu, et enrichie du caractère temporel »[9]. La théorie de Brentano en vient donc continuellement à rattacher une « représentation temporellement modifiée à celle qui est donnée (einer zeitlich modifizierten Vorstellung an die gegebene) », et cette « association originaire » est précisément ce qui lui interdit de penser la « perception de la succession et du changement (die Wahrnehmung von Sukzession und Veränderung) »[10]. Autrement dit, le son tout-juste-passé ne peut pas être repris dans une représentation de l’ordre de l’imagination sans rompre le lien entre les sons eux-mêmes. Penser la perception de la mélodie comme la tombée successive des sons dans l’imagination, c’est dire en réalité que « nous n’aurions conscience à tout moment que de la sensation tout juste produite et rien de plus (wir hätten in jedem Moment nur Bewusstsein von der eben erzeugten Empfindung und nichts weiter) »[11].

Husserl réfute toutefois un état provisoire de la pensée de Brentano qui correspond aux leçons de psychologie descriptive que Husserl a pu suivre à Vienne entre 1884 et 1886[12]. Bernard Besnier avait utilement rappelé que le recours à la Phantasie ne restitue qu’une partie de la position brentanienne, laquelle a, sur ce point, singulièrement évolué après cette époque. En effet, Brentano opposera plus tard à cet acte imageant une distinction féconde entre deux termes, « Ästhese » et « Proterästhese », qui permettent d’assurer la continuité que le passage par l’image altérait nécessairement, particulièrement sous l’horizon husserlien. Le tout-juste-passé ne sera plus une image, ou une sensation affaiblie, mais une sensation au sens où la « Proterästhese » désigne « l’acte par lequel la sensation originellement éprouvée en tn est maintenue comme éprouvée en tn+1 »[13].

On voit ainsi quelle utile insatisfaction peut produire le maintien de l’opposition brentanienne entre la perception et l’imagination pour la question de la conscience du tout-juste-passé, puisque sa prise en charge par un acte imaginatif nous conduit aussitôt à affirmer l’irréalité du passé, en le constituant en un irréel, en un inexistant (ein Nichtreelles, Nichtexistierendes). Si le son tout-juste-passé est repris dans l’imagination, ce son n’est dès lors plus réel, en ce sens qu’il n’est plus de l’ordre d’une « existence présente (gegenwärtige Existenz) »[14]. Il s’agit donc de penser la perception de mélodie dans un « vécu présent et réel »[15], tel que l’ensemble des éléments présentés successivement dans la mélodie n’aient pas besoin de l’imagination productrice, ni par conséquent de la constitution d’irréalité. Ce premier moment de la réfutation de Brentano porte ici en germe la nécessité qui se fera sentir plus loin dans les Leçons, de penser une rétention qui soit un vécu présent, « quelque chose d’actuellement là (ein aktuell Daseiendes) »[16]. Si le son tout-juste-passé n’est pas saisi dans une dimension présente de la conscience, la mélodie ne pourra pas se donner dans l’unité constitutive qui est la sienne. En même temps, elle sera aussi une manière de répondre au deuxième moment de l’objection faite à Brentano.

Au paragraphe 7 des Leçons de 1905, Husserl aborde, après six paragraphes de réfutation, la pars construens. Toutefois, le paragraphe commence par une nouvelle charge portée contre Brentano. Outre l’impossibilité de concevoir le passé comme un irréel, Husserl s’attache désormais à critiquer la façon dont il pense la saisie d’une succession. Husserl choisit de présenter la position de Brentano par l’intermédiaire de celle de Lotze[17]. Une succession de représentations — a suivi de b, suivi de c, etc. — ne peut être saisie comme un tout que si ces représentations sont « les objets radicalement simultanés d’un savoir qui les mette en relation (die durchaus gleichzeitigen Objekte eines beziehenden Wissens) »[18]. Autrement dit, la saisie d’une succession doit se faire en un instant indivisible (in einem unteilbaren Zeitpunkt), et comme d’un seul coup. Une telle position considère donc qu’une perception temporelle et successive de la mélodie s’annulerait elle-même dans sa succession temporelle. La succession dans la perception annulerait l’unité formée dans la multiplicité. Pour saisir une succession temporelle, il faudrait pouvoir envelopper l’objet d’un seul tenant. La thèse ainsi réfutée a une teneur générale et s’applique à toute unité composée par des éléments successifs :

Partout où une conscience est dirigée vers un tout dont les parties sont successives, il ne peut y avoir une conscience que si les parties, sous forme de « représentants » (in Form von Repräsentanten), se rassemblent dans l’unité d’une intuition instantanée (zur Einheit der Momentanschauung zusammentreten)[19].

Lorsque les parties d’un tout sont simultanées, il n’est pas nécessaire de penser leur unité dans le temps. Elles se rassemblent dans un même espace, et leur saisie se fait instantanément. Si l’on contemple un tableau d’assez loin pour l’appréhender en entier, la totalité des parties sera présente sous le regard, instantanément. Le regard pourra se déplacer, se mouvoir sur quelques-unes des parties pour les observer de plus près, en préciser le détail. Mais cette attention portée vers le détail n’est possible qu’à la condition d’un tout déjà donné en une seule fois, un tout délivré en un instant. Or, l’instant est précisément la limite du temps, ce qui n’appartient pas exactement au temps pour ne pas avoir d’extension. C’est un point du temps (Zeitpunkt). Ici, Lotze et Brentano affirment que cette simultanéité que l’on conçoit dans la perception picturale, par exemple, doit être également l’exigence de la perception mélodique dont le tout possède des parties successives. Toutefois, cette position revient à affirmer que la succession temporelle de ce tout ne peut se faire dans le temps. La perception d’un objet temporel composé comme l’est une mélodie requiert comme condition de possibilité une saisie qui ne soit pas constituée par du temps, qui s’en échappe pour appréhender ce qu’elle n’est pas. La perception de mélodie serait en ce sens celle, non temporelle, d’un objet qui l’est constitutivement.

La force de cette position consiste à ne pas pouvoir accepter la constitution d’un tout en s’en tenant à ses seules parties. Mais une telle position n’énonce pas clairement à quel moment de la mélodie la saisie instantanée a lieu. Autrement dit, il faut bien que cette saisie, qui se distingue de la succession temporelle de son objet, se fasse à un certain moment de cette succession temporelle elle-même. La thèse de Brentano et de Lotze a donc saisi la nécessité d’un dépassement de l’objet par sa perception, mais en a trop radicalisé le geste. Le dépassement de la perception, compris comme intuition instantanée d’un tout aux parties successives, tend à manquer son objet, ou plutôt à ne pas pouvoir expliciter les conditions sous lesquelles une telle saisie devient possible.

Critique du « temps de présence » de Stern

L’ordre d’exposition des critiques pourrait laisser croire d’abord que Brentano fournit le problème déclencheur à partir duquel tenter la formulation d’une résolution. Jean-François Lavigne a bien vu que Brentano ne fournissait pas, en réalité, le « problème initial » puisque l’exposition phénoménologique à laquelle Husserl se livre ici est commandée par l’examen de la thèse psychologique selon laquelle seule une conscience simultanée peut parvenir à synthétiser des éléments successifs d’une séquence perçue[20]. C’est dans ce cadre problématique que Husserl présente ainsi la position de Stern, après celle de Brentano, quoique ce soit bien la première qui commande la formulation du problème.

Dans un article de 1897, « Psychische Präsenzzeit », Stern propose une alternative à ce qu’il nomme le « dogme de l’instantanéité d’un tout de conscience (Dogma von der Momentaneität eines Bewusstseinsganzen) »[21]. L’idée d’une saisie directe du temps, d’une saisie du temps qui ne soit pas elle-même prise dans la succession temporelle de l’objet, est à rejeter en tout[22]. Il faudrait, selon Stern, que la multiplicité dans laquelle est constituée une unité temporelle, c’est-à-dire les éléments successifs qui la composent puissent être « rassemblés, malgré leur succession discontinue, par un lien de conscience ayant une unité (durch ein einheitliches Bewusstseinsband, trotz ihrer diskreten Sukzession, zusammengehalten zu werden) »[23]. Ce lien de conscience ne vise donc pas à rendre simultané ce qui ne peut l’être par essence, mais à unifier une multiplicité temporelle dans « l’acte d’appréhension (Auffassungsakt) ». La mélodie n’est perçue comme unité que par l’unification des « processus psychiques (psychischen Vorgänge) » qui se succèdent. La conscience perçoit un son puis un autre, et ce jusqu’à former une mélodie. Ce qui constitue la perception de la mélodie n’est pas l’instantanéité d’une saisie, mais la succession dans la conscience de ces sons « à l’intérieur d’un seul et même acte d’appréhension (doch innerhalb ein und dasselben Auffassungsaktes) »[24].

L’unité se fait donc à même la succession. Cette succession doit être en même temps contenue dans ce que Stern nomme un « temps de présence (Präsenzzeit) »[25]. La succession des éléments est unifiée dans le temps de présence que constitue l’acte d’appréhension. Il s’agit donc pour Stern de penser une unité dans la succession, une unité perceptive qui ne puisse pas se constituer en dehors du déroulement temporel de son objet. Cette exigence n’implique cependant pas une représentation des sons déjà donnés. Ce qui se donne dans l’unité de l’acte d’appréhension est entièrement contenu dans le temps de présence, il est entièrement présent sans être momentané. L’expression « temps de présence » laisse à la présence la possibilité de ne pas se radicaliser dans l’instant, de se concentrer dans une saisie ponctuelle et sans extension. Le temps de présence est un moment du temps suffisamment étendu pour recevoir les différents sons d’une mélodie sans pourtant s’étendre au-delà de la sphère de l’appréhension directe des sons qui la constituent. Stern écrit en ce sens que les sons d’une mélodie nous sont complètement présents, tout en étant clairement successifs[26]. La présence n’est donc pas nécessairement liée à une instantanéité. La présence des éléments de la mélodie se concentre dans un acte d’appréhension qui constitue une « image d’ensemble (Gesamtbilde) »[27].

Toutefois, si Stern saisit la nécessité de réfuter l’instantanéité de la perception mélodique, la solution qu’il propose pour y suppléer demeure insuffisante. Husserl ne détaille pas, au début du paragraphe 7, les objections qui s’imposeraient. Il se contente de mentionner « l’absence de distinctions absolument nécessaires (der Mangel an den durchaus notwendigen Unterscheidungen) »[28], qu’il reprochait aussi à Brentano. En effet, l’acte d’appréhension servant de solution à la perception unifiée d’une multiplicité temporelle et successive ne fait que nommer le problème qu’il s’agit de résoudre. Qu’est-ce qui permet de parler d’un seul et même acte d’appréhension ? Qu’est-ce qui conditionne, dans les structures mêmes de la perception, la possibilité d’une unification par l’acte d’appréhension ? Husserl écrit immédiatement après l’exposition de Stern :

Il reste à se demander une bonne fois (es bleibt einmal zu fragen) : comment doit-on comprendre l’appréhension d’objets temporels transcendants qui s’étendent sur une durée, la remplissent sans cesse d’une manière toute pareille (ainsi, des choses qui ne changent pas) ou dans une mutation continuelle (par exemple, des processus physiques, un changement, un mouvement, etc.) ? [29]

Au lieu de la présenter comme une solution, l’appréhension successive d’une unité temporelle est ici interrogée sur sa possibilité et sur ses modalités intentionnelles. De plus, la question est de savoir à quel moment de la succession temporelle l’acte d’appréhension prend forme. Si d’un côté, Stern affirme que l’acte d’appréhension est « l’effet d’ensemble (gemeinsamen Wirkung) »[30] de l’unité successive formée par les sons, l’acte d’appréhension doit être contemporain de la succession. Autrement dit, l’appréhension se fait en même temps que la mélodie. Or, Stern ne dit pas ce qui rend possible un tel acte d’appréhension, il ne détermine pas ce qui, dans la perception, conditionne la possibilité de rassembler en une unité des sons qui se suivent. D’un autre côté, si l’acte d’appréhension ne se termine qu’avec le « dernier son »[31], comment comprendre que la mélodie soit entièrement saisie puisque seul le dernier son autorise la perception à en embrasser le tout ?

La position de Stern pêche enfin par une dernière insuffisance. Dans le dernier paragraphe que Husserl lui consacre, le fondement de l’acte d’appréhension est situé à l’intérieur même du temps de présence et de manière uniforme :

On n’a pas besoin de supposer artificiellement que la comparaison n’a lieu que si, à côté du deuxième son, demeure l’image-souvenir du premier ; au contraire, tout le contenu de conscience qui se déroule à l’intérieur du temps de présence devient uniformément le fondement de l’appréhension qui en résulte : celle de la similitude ou de la diversité[32].

En d’autres termes, il peut y avoir dans la perception de sons qui se succèdent et qui forment une mélodie une « perception d’unités qui coexistent »[33]. Cette coexistence est celle qui se forme dans et par le temps de présence lui-même et qui en concentre la multiplicité en son sein. Les sons sont des unités qui existent simultanément et que la perception saisit au même moment. Le contenu de conscience du temps de présence est « uniformément (gleichmässig) » le fondement de l’appréhension en ce sens que les sons sont tous rassemblés dans le temps de présence lui-même. Si le deuxième son était « l’image-souvenir du premier », le temps de présence ne comprendrait pas tous les sons. Le temps de présence implique que les sons soient déroulés de manière successive tout en étant inscrits dans la « coexistence » du temps de présence. Husserl décrit la position de Stern ainsi : « Il y a une perception d’unités qui se succèdent, tout comme il y a une perception d’unités qui coexistent »[34]. La perception de la mélodie correspond au premier type de perception. Les unités qui forment la mélodie se succèdent, car c’est là le propre de tout objet temporel en général. Mais elles coexistent en un certain sens dans la perception à l’intérieur du temps de présence qui les rassemble en leur succession même. Or, cette position ne précise pas en quel sens un tel « temps de présence » est possible. Par ailleurs, la coexistence des unités dans la perception demeure obscure tant qu’une hiérarchie des niveaux de présence (présence originaire, présence modifiée) n’a pas été établie.

Meinong et la conscience d’après-coup

La réfutation de Brentano a donc d’abord permis de refuser l’idée d’une instantanéité de la perception de la mélodie. La position de Stern, qui apparaissait une solution à Brentano, ne permet pas non plus de préciser le contenu et la possibilité de l’acte d’appréhension. Si donc la mélodie n’est ni perçue dans l’immédiateté d’un instant ni dans l’unité d’un temps de présence, il reste une dernière possibilité. Dans les textes entourant les Leçons de 1905, Husserl réfute en effet une troisième position, celle d’Alexius Meinong. Dans son article de 1899, « Sur les objets d’ordre supérieur et leur rapport à la perception interne »[35], Meinong établit une distinction entre les objets temporellement distribués et non temporellement distribués. Un objet temporellement distribué est un objet qui a besoin du temps pour se constituer dans son unité. Cela ne signifie pas pourtant qu’il soit le seul objet à admettre un intervalle de temps, mais il est le seul à posséder un contenu qui ne peut se dérouler entièrement que dans le temps : « Il conviendrait de chercher le coeur de l’opposition en question non pas dans le fait de savoir si l’objet admet un intervalle de temps, car il l’admet toujours, mais bien plutôt si, et de quelle manière, l’objet est réparti en cet intervalle temporel »[36]. Un objet non temporellement distribué est, par exemple, la couleur ou le son comme tels. En effet, bien qu’ils soient dans le temps, qu’ils aient une durée propre, ils n’ont cependant pas à se répartir dans le temps. Leur caractéristique, dit Husserl, « se trouve condensée en un point temporel unique »[37]. À l’inverse, la mélodie, un changement de couleur, mais également une couleur qui persiste ou un son qui retentit en persistant ont besoin de « l’intervalle temporel pour se déployer »[38].

Toutefois, une première objection de Husserl concerne la possibilité d’une telle distinction au sujet d’objets individuels. En effet, comment peut-on affirmer qu’un son, comme son perçu et en ce sens individuel, puisse être considéré comme non temporellement distribué ? Il faudrait qu’il soit un abstrait, et qu’il ne contienne pas même « le temps en soi ». Husserl modifie ainsi la distinction en partant de la différence qui existe entre les objets concrets et abstraits. Un objet concret ou indépendant[39] est un objet qui a en soi et par essence une détermination temporelle. Seuls ces objets peuvent être temporellement distribués. Ainsi le son individuel est, pour Husserl, un objet temporellement distribué qui a besoin du temps pour se déployer, de la même façon que la mélodie. Or, les abstraits (le rouge, le lieu, la couleur) ne « contiennent rien d’une détermination temporelle »[40]. La distinction ne porte donc plus sur les objets temporellement ou non temporellement distribués, mais entre les objets auxquels appartiennent des déterminations temporelles et les objets qui n’en possèdent pas. Ou plutôt, si l’on conserve la terminologie de Meinong, les objets non temporellement distribués sont les abstracta, c’est-à-dire les objets qui font « abstraction des déterminations temporelles »[41].

La distinction entre un son simple et individuel et une mélodie se trouve donc mieux caractérisée dans une répartition qui distingue « des objets qui remplissent leur temps d’une manière en permanence identique, et des objets temporels qui le remplissent d’une manière changeante »[42]. La mélodie est un objet temporel du deuxième genre. Les objets se distinguent selon qu’ils possèdent « le caractère de “non-changements” par opposition à ceux qui ont le caractère de changements »[43]. La mélodie présente tout au long de sa durée des changements, la multiplicité de ses sons fait qu’elle n’est pas « en tout point temporel matériellement la même »[44]. Le problème de sa perception est dès lors celui de savoir en quel sens « la représentation d’un temporellement étendu, c’est-à-dire la représentation intuitive, a le caractère d’un changement (d’un avancer) »[45]. Si, en effet, elle change, il est clair que « le temps du mouvement doit être identique au temps de la perception du mouvement (die Zeit der Bewegung soll identisch sein mit der Zeit der Wahrnehmung der Bewegung) »[46].

Seulement, le problème de l’unité de la perception de la mélodie commence au sein même de cette identité de temps. Si la perception est simultanée à son objet, si elle en suit successivement la multiplicité, qu’est-ce qui permet d’affirmer l’unité de la perception comme telle ? Percevoir une multiplicité selon son temps propre, ce n’est pas dire comment cette multiplicité s’unifie dans la perception elle-même. En effet, la question que Husserl pose à partir de la reformulation de la distinction de Meinong est celle de savoir à quel moment la mélodie peut être dite appréhendée en son unité. Elle ne peut l’être au commencement de la mélodie, car les premiers sons ne déterminent pas assez tout ce qui peut les suivre. Affirmer que la mélodie est appréhendée au commencement, ce serait nier, en un sens, la temporalité de la mélodie en fixant son contenu avant même que la mélodie ne se déploie. Si, au contraire, la mélodie est appréhendée au milieu ou pendant son déroulement, la première difficulté se retrouve d’une autre façon. En quel sens ce qui reste de la mélodie, ce qui reste à percevoir successivement, peut être considéré comme perçu par anticipation ? Pour affirmer que la mélodie est perçue au milieu de son déroulement, il faudrait pouvoir formuler les conditions sous lesquelles ce qui n’est pas encore perçu doit l’être d’une certaine façon.

C’est pourquoi Husserl choisit de présenter, dans ce brouillon de 1905, la position de Meinong. Dans l’article déjà cité, « Sur les objets d’ordre supérieur et leur rapport à la perception interne », Meinong se prononce sur la perception du mouvement en général. Son propos rencontre donc la description de la perception de la mélodie. Si percevoir un mouvement revient à percevoir tous les moments qui le constituent, l’appréhension globale du mouvement dans son ensemble ne peut être atteinte qu’à la perception du dernier moment. En effet, Meinong reconnaît la nécessité d’une perception temporelle qui suive la temporalité de son objet : « percevoir un mouvement exige de percevoir les emplacements de la boule qui changent continuellement (das Wahrnehmen einer Bewegung erfordet das Wahrnehmen der kontinuierlich sich ändernden Lagen der Kugel), le percevoir des phases continuelles du mobile »[47]. Ainsi, le temps de l’objet, c’est-à-dire le temps du mouvement, recouvre le temps de sa perception. Or, percevoir chaque point temporel du mouvement de la mélodie ne permet pas de percevoir le mouvement général et complet. D’ailleurs, Meinong écrit, contre une prétendue saisie du tout au moment de la perception de ses parties successives :

S’il s’agit […] d’un objet effectivement unitaire avec des parties successives, un représenter successif ne peut alors précisément saisir que les parties, mais pas le tout, de sorte qu’on peut d’une façon générale prétendre que des objets distribués d’ordre supérieur ne peuvent être représentés qu’au moyen de contenus non distribués[48].

La perception est donc contrainte de suivre la succession de son objet, mais elle semble en même temps empêchée dans sa perception du fait de cette contrainte. Si donc la perception ne donne que des maintenants successifs qui ne peuvent donner autre chose qu’eux-mêmes au cours de leur succession, cela signifie que l’appréhension de la mélodie doit se faire au moment où celle-ci s’achève, lorsque le dernier maintenant de la série s’est laissé percevoir. Si la perception ne saisit que des parties de son objet, l’appréhension du tout doit encore se faire au moyen d’une de ses parties. Or, la seule partie qui puisse prétendre rassembler toutes les autres est celle qui les suit toutes, et qui les achève. Le seul moment perceptif partiel capable de soutenir l’appréhension de la mélodie globale est la perception qui conclut le mouvement mélodique. Husserl expose ainsi le problème posé par Meinong : « Il croit pouvoir conclure que, du fait que la perception de l’objet temporel ne consiste pas en la succession continue des perceptions instantanées […] en ce que chacune d’elle ne donne que son maintenant, il doit alors se trouver là un acte qui englobe tout l’objet temporel par-delà le maintenant (so muss ein Akt vorliegen, der über das Jetzt hinaus das ganze Zeitobjekt umfasst) »[49]. Autrement dit, la perception du mouvement étant parcourue par des perceptions instantanées, il faut nécessairement que le tout soit perçu dans une instantanéité dont la situation rende possible l’appréhension du tout. L’appréhension du tout de la mélodie ne se ferait pas par un acte se distinguant par essence de tous les autres, mais par sa position dans le mouvement perceptif. La perception instantanée du dernier maintenant a donc seulement le privilège de profiter de ce qui la précède, quoiqu’étant de même nature. Husserl conclut en rapportant la solution de Meinong :

Pour la perception, l’objet est accompli au point final : c’est donc là que cet acte doit avoir lieu et doit faire, englobant tout l’objet, la perception de l’objet[50].

Cependant, une telle conclusion ne semble pas pouvoir se déduire sans contradiction des conditions de la perception du mouvement. En effet, si le mouvement global n’est jamais perçu que dans ses maintenants successifs, et qu’aucun ne se charge de retenir ou d’anticiper les autres, il n’y a aucune raison pour que la perception du dernier maintenant puisse assumer celle de la totalité des maintenants. En d’autres termes, percevoir le dernier maintenant ne permettrait pas mieux d’appréhender la mélodie que de percevoir l’un quelconque des autres maintenants. Pour que le dernier maintenant puisse comprendre tous les autres, et faire ainsi apparaître le mouvement mélodique global, il faudrait que chaque maintenant en son essence puisse comprendre d’une certaine façon tous les autres.

La position de Meinong apparaît insuffisante en deux points. D’une part, elle donne plus d’importance à un maintenant qui n’a pourtant pas de plus grande extension que tous les autres. Il attribue à un maintenant une responsabilité (celle d’appréhender la mélodie) que le maintenant ne peut avoir par une nécessité d’essence. D’autre part, Meinong retombe dans la « fiction idéalisante (idealisierende Fiktion) » du « point temporel mathématique ». Affirmer qu’une mélodie s’appréhende lorsque le dernier maintenant est perçu, c’est reprendre, mais sans l’assumer théoriquement, la thèse de l’instantanéité de l’appréhension globale, réfutée chez Brentano et Lotze. La position de Meinong est non seulement inconséquente, puisqu’elle énonce une conclusion qui ne peut se déduire de ses prémisses, mais elle est imprécise. En effet, l’idée qu’une perception d’un maintenant instantané puisse assumer, à une certaine position dans le mouvement, l’appréhension du tout, nécessite de savoir d’abord en quel sens la perception d’un maintenant est aussi et toujours davantage que la perception de ce maintenant.

Husserl analyse la thèse de l’appréhension au point final par deux remarques. D’une part, « la conscience doit saisir au-delà du maintenant (das Bewusstsein muss über das Jetzt hinausgreifen) »[51]. La thèse de Meinong affirmant qu’une perception de maintenant n’est jamais qu’une perception de ce maintenant semble être refusée ici par la structure même de la perception temporelle. Il n’y aurait pas de succession de maintenants si chaque maintenant n’était pas lié à tout autre dans la perception elle-même et par les structures qui lui sont propres. Or, Meinong ne les définit pas et n’en manifeste pas même le souci. D’autre part, si le dernier maintenant doit pouvoir assumer le mouvement total, cela signifie que tous les maintenants sont eux-mêmes capables de saisir au-delà d’eux-mêmes, au-delà du simple maintenant. Husserl le remarque en commentant la position de Meinong :

Pour qu’une perception de l’objet temporel doive pouvoir être possible, c’est non seulement l’acte final, mais tout acte instantané qui doit être un acte saisissant au-delà (muss nicht nur der Endakt, sondern jeder Momentanakt ein übergreifender sein)[52].

L’appréhension de la mélodie peut bien se faire au point final de son mouvement, mais elle ne le peut que si tous les maintenants sont capables d’assumer les autres maintenants. Le dernier n’est donc, en ce sens, pas plus préposé à l’appréhension de la mélodie qu’un autre maintenant, il profite seulement de l’expérience de tous les autres maintenants et de la structure de leur perception. Si le dernier maintenant peut appréhender la mélodie, et si l’on acceptait même cette hypothèse, il ne le pourrait qu’en conséquence de la structure même de la perception du maintenant. Or, il s’agit de comprendre ce que signifie pour le maintenant de percevoir au-delà. Cette dernière réfutation de Meinong permet à Husserl de poser frontalement le problème de la perception de la mélodie et de formuler l’orientation de sa solution. En effet, si la simple succession de maintenants cantonnés à eux-mêmes ne permet pas d’appréhender la mélodie dans son ensemble, l’appréhension doit se faire dans une forme d’intuition. Ainsi, comment la perception de la mélodie peut-elle se faire dans le temps, et selon une succession stricte, tout en se laissant appréhender dans une intuition d’un genre spécifique ? Pour qu’une unité soit appréhendée, il faut que la multiplicité qui la constitue soit contenue dans un acte de la conscience qui en assume le rassemblement et l’unification.

Extension de l’intuition et étirement originaire

À l’adéquation de la perception du son correspond apparemment une inadéquation de la perception de la mélodie. En effet, les éléments que contient cet objet ne se laissent pas saisir d’un seul coup, dans une intuition adéquate, mais dans une appréhension successive. Toutefois, Husserl insiste sur la nécessité d’une saisie intuitive de la mélodie. Si la mélodie n’est pas perçue dans sa multiplicité par un acte unifiant, la mélodie ne sera jamais appréhendée comme telle. Il faut donc revenir, dans un premier temps, sur la définition de l’intuition afin d’en concevoir l’extension dans la conscience fluente originaire.

Dans la Ve des Recherches logiques, Husserl écrit que lorsque « nous voyons intuitivement », cela signifie que « nous saisissons d’une manière immédiatement adéquate »[53]. Or, comment peut-on appliquer une telle définition du concept d’intuition à la perception de la mélodie ? Si nous l’appliquons sans modification à la mélodie, nous retombons dans l’impasse de la position de Brentano et Lotze, en affirmant que la perception de la mélodie réside dans une saisie instantanée relevant d’une intuition en ce sens. Si, au contraire, la mélodie se saisit en son ensemble dans une intuition étendue, en quel sens peut-on affirmer qu’il s’agit encore d’intuition ? Husserl, devant la difficulté de déterminer cette appréhension de la mélodie, va établir une distinction entre deux types d’intuitions :

Il me paraît inéluctable de donner au mot intuition une signification étroite et une large. L’intuition au sens étroit est le contenu immanent et primaire d’un représenter instantané, ou mieux : d’un remarquer ; l’intuition au sens large est le contenu d’un remarquer unitaire perdurant[54].

Le premier type d’intuition concerne apparemment le son et tout autre objet immanent qui coïncide avec sa perception. Le second permet de répondre au problème de la perception de la mélodie. Immédiatement après avoir distingué entre ces deux types d’intuitions, Husserl précise les objets auxquels ils s’appliquent. Il fait d’abord remarquer que le son inchangé appartient au deuxième genre d’intuitions. Le son immanent a besoin d’un déroulement temporel, même si son contenu demeure inchangé. Toutefois, le déploiement temporel n’étant pas « objet d’attention », l’intuition du son ne présente « aucune différence avec son intuition instantanée »[55]. Autrement dit, le son est saisi de manière instantanée en son contenu, mais non en son temps. Or, ce qui permet de distinguer entre l’un et l’autre types d’intuitions n’est pas le temps, puisque tous les objets concernés ici en possèdent, mais le contenu dans lequel le temps se remplit. C’est pourquoi Husserl note que l’intuition est « le contenu d’un remarquer unitaire perdurant (der Inhalt eines einheitlichen andauernden Bemerkens) »[56]. L’intuition doit prendre en considération le contenu changeant qui est toutefois saisi dans une unité d’actes : « il en va tout autrement si le contenu change continuellement ou si, au lieu d’un contenu un, une multiplicité en permanence changeante entre dans l’acte unitaire de l’intuitionner (Ganz anders, wenn der Inhalt sich fortgesetzt ändert oder wenn statt des einen Inhalts eine immerfort wechselnde Mannigfaltigkeit in den einheiltichen Ackt des Auschauens tritt) »[57]. La mélodie correspond à ce genre de contenu et son intuition est nécessairement du second type. Ainsi, l’objet mélodique force l’intuition à s’étendre.

La conséquence de ce sens large de l’intuition sera de confier à un « remarquer », qui ne relève pas d’une intentionnalité d’acte[58], la tâche de l’unification. Ce « remarquer » doit donc être capable de coordonner une multiplicité d’intuitions instantanées : « nous avons un déroulement coordonné d’intuitions instantanées embrassé par le remarquer un persistant »[59]. Cette succession d’intuitions instantanées est la façon dont les changements de contenu d’un même objet sont accueillis dans la conscience. En même temps, ils ne sont pas accueillis à titre de simple succession, mais ils sont embrassés par le « remarquer ». Husserl met en garde contre la tentation de voir ici un pur et simple déroulement successif, qui ne laisserait pas à l’objet la possibilité de se donner en son unité propre et constitutive :

Il est cependant préférable d’entendre par déroulement d’intuition la succession d’actes discrets du remarquer en lesquels les multiples changements de contenu sont accueillis ; actes qui tous se déroulent au sein d’un remarquer continuel[60].

La multiplicité des actes qui embrassent un contenu continuellement changeant doit s’unifier dans l’unité d’un acte qui les rassemble et qui leur donne un sens. L’acte qui remarque n’est pas autre chose que l’acte un qui constitue l’unité de l’objet à travers la multiplicité de ses intuitions instantanées. Le remarquer est « perdurant » parce qu’un mouvement ne se donne que si l’« acte » qui le vise dure lui-même : « la représentation intuitive d’un mouvement n’est par conséquent possible que dans un acte continuel (die anschauliche Vorstellung einer Bewegung nur möglich in einem kontinuierlichen Akt), qui dure temporellement, qui, en toute phase, représente une phase du mouvement »[61]. Par la distinction entre une intuition instantanée et une intuition qui dure, Husserl échappe à l’inconséquence remarquée chez Brentano et Lotze, mais il rend compte également, en explicitant ses conditions de possibilité, du lien de conscience de Stern. Cet acte par lequel nous nous représentons une multiplicité dans son ensemble est un acte qui se fait dans le présent. Stern parlait d’un temps de présence (Präsenzzeit) dans lequel s’inscrivait la forme de l’acte d’appréhension. Ici, Husserl explicite les conditions de cette présence et les conséquences qu’elle impose à la définition même de l’intuition.

Cette durée de l’intuition, cette extension établie dès les manuscrits préparatoires aux Leçons de 1905 servira encore à Husserl dans les Manuscrits de Bernau en 1917-1918. Dans le texte numéro 5 intitulé « Le flux des modalités temporelles intuitives et la conscience du fluer », l’extension du présent est à nouveau analysée. Ainsi, l’intuition se change elle-même, se modifie au sein de sa saisie même. Husserl remarque : « dans l’intuition il y a une mutation, et le saisir maintient seulement un identique de la visée déterminée par la mise en jeu initiale, tandis que l’intuitif continue de s’écouler en se transformant »[62]. Ainsi, la conscience d’un flux temporel comme unité objective ne peut se faire qu’en mobilisant une intuition se dépassant toujours elle-même : « un fluer ne pourrait pas devenir conscient originaliter si à tout moment du présent de conscience actuel n’était absolument conscient que ce qui est intuitif en ce moment »[63]. Cela signifie que l’intuition n’est pas une et indivisible, elle est constituée d’une multiplicité d’intuitions qui se remplissent et qui sombrent.

La conscience originaire d’un fluer n’est donc possible qu’à la condition de ne pas être seulement conscient de « ce qui est intuitif en ce moment »[64]. Certes. Mais Husserl note aussi le caractère métaphorique du flux, qui n’est qu’une image. Cela tient notamment au fait que le flux n’est, en réalité, pas unique :

Mais nous avons ici, dans une unité indissoluble, plusieurs flux qui sont unis en un continuum pluriel en flux, c’est-à-dire que nous n’avons pas seulement, par exemple dans la perception d’une tonalité, la conscience du flux des data sonores en chaque nouvel « instant » une nouvelle partie. Mais nous avons aussi un autre flux : le flux des data de tonalité comme data momentanés appartenant à différents moments est modalement conscient comme un flux de data qui ont leur mode changeant de présent, ou de passé[65].

Les différents flux n’impliquent pourtant aucune perte d’intuitivité. Ils concourent plutôt à l’unité intuitive de la conscience originaire, puisque « nous avons en tout moment un continuum de telles modalités qui sont unitairement intuitives »[66]. Cela est essentiel à la démarche eidétique elle-même, puisqu’il s’agit de se prononcer ici sur ce qu’est une continuité originairement donnée et sur ce qui la conditionne. On remarque que le flux devient la condition même de cette donation originaire car « on peut a priori voir qu’une continuité ne peut être “originairement” donnée comme continuité que dans un déroulement fluant »[67].

Les flux sont, par ailleurs, ceux des différents types de data, auxquels Husserl consacre des analyses renouvelées dans les Manuscrits de Bernau. Ces data forment, à un premier niveau, la couche hylétique de la sphère immanente. Dans le vocabulaire des Ideen I[68], l’appréhension animatrice était ce qui conférait aux data de sensation leur « fonction d’exposition »[69]. Par cette fonction, la chose se donnait à la perception comme une seule et même chose. Cette animation de contenus sans vie donne son sens à des data qui, prises isolément, ne peuvent figurer aucun objet, ne rien porter à exposition. L’appréhension est ce « surplus (Überschuβ) » qui vient s’ajouter à titre essentiel aux data de sensation qui, autrement, seraient « comme un matériau mort »[70]. Dans la conscience de la mélodie, l’appréhension s’ajoute continûment, elle permet aux data de sensation qui passent de constituer un procès originaire qui s’étend bien au-delà de la simple présence ponctuelle et intuitive. C’est pourquoi la promotion d’une phénoménologie matérielle telle que Michel Henry a pu la développer, en soutenant le caractère purement hylétique de la sphère immanente, est ici contrariée par les textes, et notamment par les Manuscrits de Bernau qui, loin de s’engager dans cette voie, retravaillent sérieusement (en montrant ce qu’il peut avoir d’insatisfaisant dans l’ordre de la conscience du temps) le schéma appréhension/data sous la forme de ce qu’Alexander Schnell a appelé une « phénoménologie des noyaux »[71]. Dans le procès de la conscience constituante du temps, en effet, « tout comme la présentation originaire a en soi des data-noyaux, « réels » en ce qu’elle les contient sans modification, toute rétention originaire a [aussi] en soi des data-noyaux non réels en ce qu’elle les contient de manière modifiée »[72]. Les data-noyaux permettent ainsi de préserver la continuité du procès originaire sans confondre la rétention avec une appréhension[73].

Ainsi, le point de stricte présentation originaire est en fait traversé par des continua de protentions et de rétentions, qui possèdent leurs propres noyaux[74], sans que l’appréhension ne permette de qualifier les modifications de la conscience originaire[75]. Les présentations originaires ne peuvent donc avoir de caractère donateur qu’au sein de cet enchaînement de rétentions et de protentions, sans que cela ne conduise toutefois à une régression à l’infini, et c’est ce à quoi sert précisément, en tout cas dans son cadre général, le schéma appréhension/data[76] (ce à quoi sert, autrement dit, la mise en valeur du caractère non exclusivement hylétique de la sphère immanente). Ce qui semble ainsi dépasser la présence originaire de son cadre strict le constitue au contraire. La présence originaire étendue dans le temps en un intervalle se détermine donc comme le point limite des continua. Les séries de protentions et de rétentions sont ce dont le vécu présent originaire a besoin pour se constituer comme leur limite et les intégrer dans l’extension de la conscience originaire dans un sens large. Ainsi, la conscience n’est-elle pas un vécu concret, puisqu’elle est dépendante du continuum des phases qui l’entourent. Husserl écrit :

La conscience qui rend originairement présent n’est pas un vécu concret, mais une phase ponctuelle, abstractivement dépendante, d’une succession continuelle d’autres phases rendant originairement présent, ce en quoi cette succession continuelle elle-même n’est pas à son tour un continuum, rien qui soit pensable pour soi, mais n’est ce qu’elle est que comme ligne frontière d’un continuum pluridimensionnel qui porte en soi des continua de rétentions et protentions[77].

Cette dépendance de la phase ponctuelle présente à l’égard de la succession qui la borde est précisément ce qui rend possible une perception de mélodie. Sans cette dépendance à l’égard de ce qui n’est plus, ou pas encore, la phase ponctuelle et présente serait incapable de présenter sa position comme position au sein d’un continuum. Cette phase ponctuelle est ce que Husserl nommait, dans un manuscrit de 1908-1909, la « conscience de sensation première (Urempfindungsbewusstsein) », qui est aussi la conscience « absolument originaire, celle en laquelle le point-son de chaque fois est là comme présent-de-soi, comme en chair et en os »[78]. En même temps, ce point limite du flux, cette ligne frontière du continuum qui le traverse est toujours en modification, il est en « constante transformation (inbeständiger Wandlung) » écrit Husserl au même endroit. La sensation première est donc quelque chose d’abstrait (etwas Abstraktes), dans la mesure où elle est constituée par ce qu’elle n’est plus ou par ce qu’elle n’est pas encore. Sa présence est traversée par ces absences relatives qui s’annoncent à la présence ou qui s’y retiennent.

Toutefois, la présence originaire ne peut se restreindre à la seule sensation première. Si celle-ci est frappée du sceau de l’abstraction, elle ne peut demeurer seule dans la constitution de ce que Husserl se doit d’appeler le procès originaire. La perception du tempo-objet mélodique, ou plutôt son appréhension globale et unitaire, doit intégrer dans l’originaire lui-même les transformations de la sensation première. L’appréhension, pour être appréhension d’une mélodie traversant une multiplicité de sons, doit nécessairement donner aux modifications de l’originarité une forme d’originarité. En effet, la seule présence originaire est celle dévolue au présent, celle qui se fait au sein de l’intuitif pleinement donné. L’originaire, en ce sens, et étant donné le flux constant dans lequel les présents sont inscrits, est toujours le nouveau présent, le présent qui vient de parvenir à la conscience dans le flux. Cependant, la perception a la capacité de retenir ces présents qui sombrent toujours par une nécessité d’essence. La perception prolonge cette présence originaire des présents dans la conscience elle-même.

Husserl l’écrit explicitement dans les Manuscrits de Bernau : « en tout point temporel nous avons une phase nouvelle, la seule effectivement originaire, du percevoir et du perçu. La perception concrète est une unité de la conscience qui s’étend au-delà de la succession continuelle des phases d’acte originaires, qui constamment prolonge, si l’on peut dire, l’acquis de chaque phase »[79]. Husserl semble ainsi presque forcer le sens des mots lorsqu’il parle de prolongation par la perception de la présence toujours nouvelle. La perception ne peut pas prolonger au sens de continuer à maintenir l’originarité du présent évanoui. Si prolonger signifie ici faire que le présent qui n’est plus le soit encore effectivement, la perception ne peut pas le prolonger. Mais si prolonger veut dire continuer l’acquis du présent sous une autre forme, en dehors de l’effectivité de la conscience originaire, alors la perception peut, et ne le peut qu’en ce sens, prolonger cet acquis. La présence originaire de la phase nouvelle est une présence pleine en ce sens que la perception est face à un objet qui est présent en chair et en os. Mais la conscience peut tout à fait avoir dans son présent une donnée qui ne l’est plus, elle peut avoir ce que les Leçons de 1905 désignaient déjà comme une rétention qui est « elle-même à son tour un présent (selbst wieder ein Jetzt) »[80]. Ainsi, le passé rétentionnel est-il toujours contenu dans la présence de la conscience, il demeure présent parce qu’il est retenu par la conscience qui continue de l’avoir en elle tandis qu’une nouvelle phase se présente. Cette présence du tout-juste-passé dans la conscience rend possible ce qui a été décrit comme un flux de conscience et, dans les Manuscrits de Bernau, comme un « procès originaire ». Pour expliquer comment la perception prolonge « l’acquis de chaque phase », Husserl continuait en écrivant :

[qui constamment prolonge, si l’on peut dire, l’acquis de chaque phase], et cela grâce à la continuité des rétentions qui retiennent le perçu momentané sous forme de « souvenir frais », ou mieux, de « rétention originaire »[81].

L’expression de rétention originaire signifie donc, non pas que le tout juste passé est une donnée effective d’un objet présent en chair et en os comme l’est la phase toujours nouvelle, mais que le passé est donné dans le présent de la conscience, que le passé est intégré à cette conscience qui constitue le procès originaire. Husserl parle également de « conscience originaire de passé des “contenus sensibles” »[82]. Le passé rétentionnel est donné, non à titre de présence originaire comme telle, mais comme modification de la présence originaire. Il est donné, mais il est donné autrement que la présence d’une phase nouvelle : « le passé est donné, et c’est ce qui exige que l’on parle de modification, non seulement donné autrement, en un autre type de donné, mais donné comme un maintenant passé »[83].

La conscience du tout-juste-passé ne relève pas de la conscience de phantasia, elle n’est pas une conscience d’image. Si elle l’était, le procès originaire ne pourrait pas se constituer, car la conscience ne pourrait pas embrasser en un seul et même continuum les données de la présence originaire stricte et celles des séries de rétentions et de protentions. Il faut donc que le souvenir soit lui-même un maintenant, qu’il puisse s’assumer au sein de la présence originaire continûment renouvelée comme une présence dans la conscience : « mais si la conscience du maintenant-son, la sensation première, passe en souvenir rétentionnel, alors ce souvenir lui-même est à son tour un maintenant (so ist diese Erinnerung selbst wieder ein Jetzt), en l’occurrence appartenant à un nouveau maintenant-son, c’est-à-dire que le souvenir est donnée-de-soi, actuel (nämlich gehörig zu einem neuen Ton-Jetzt, d.i. die Erinerrung ist selbstgegeben, aktuell) »[84]. La conscience du passé rétentionnel est ainsi décrite dans les mêmes termes que celle du présent originaire. Il y a donc, au sein de la conscience du tout-juste-passé, une part de la présence originaire. Si le passé rétentionnel est donné-de-soi et actuellement dans le souvenir primaire, dans la rétention, c’est qu’il est intuitif. Dans les Manuscrits de Bernau, Husserl le concède sans précaution ni réserve :

Des difficultés sont déjà bien là avec le passé, même si nous y reconnaîtrons avec certitude une certaine sphère d’intuitivité authentique, la difficulté ne tenant qu’à la façon dont nous interprétons la conscience inintuitive[85].

Si l’intuitif se confond avec la conscience du seul présent actuel, le passé rétentionnel ne saurait être dit intuitif. Mais si intuitif signifie présent dans la conscience, maintenant(Jetzt), le tout juste passé peut s’intégrer à la sphère intuitive. L’inintuitif concernerait-il, dès lors, ce qui reste encore à remplir sous la forme d’une protention ? Un passage des Manuscrits de Bernau laisse apercevoir d’abord une certaine hésitation quant à la possibilité pour la protention d’appartenir à cette sphère : « au regard du futur cependant, la question de savoir si en général une pro-intuition doit être concédée, est une preuve que la chose n’est pas aisée à constater »[86]. Didier Franck dira même que la protention, parce que tenant son origine de la modification rétentionnelle, « perd ainsi, dès l’origine, la possibilité d’être, en tant que protention, proprement originaire »[87]. Mais il faut dire que cette origine est en même temps ce qui l’intègre au procès originaire, quoiqu’en un sens spécifique. Les mêmes Manuscrits de Bernau apportent, sur cette question, de précieuses mises au point. Paradoxalement, l’appartenance de la protention au procès originaire ne dépend pas de sa parfaite détermination. La protention peut, certes, se porter de manière déterminée sur un événement à venir dans la mesure où cet événement s’est déjà produit. On parlera ainsi d’un « pro-souvenir »[88]. Mais la protention (comme pro-souvenir) dépendra, dans ce cas, du ressouvenir dont elle est une modification. Pour appartenir au procès originaire, la protention ne doit donc pas posséder la détermination d’un pro-souvenir. La protention se porte plutôt sur des événements non prescrits d’avance, et c’est là qu’elle « se développe originairement »[89]. En musique, la périodicité rythmique est un des éléments sur lesquels une telle protention est susceptible de s’appuyer, particulièrement dans le cas d’événements non prescrits d’avance[90]. La protention n’est donc pas séparable de la rétention, au point d’en reprendre le « style »[91], mais c’est précisément cela qui la rattache à l’unité de la conscience originaire, dans « l’entrelacs » que forment ces deux types de modifications.[92] Par ailleurs, les Manuscrits de Bernau confèrent à la protention une fonction de choix dans l’unité de la conscience originaire, puisque l’impression originaire elle-même, qui était « commencement absolu » à l’époque des Leçons de 1905, devient en 1917-1918 le remplissement d’une protention[93].

Figure sonore et Selbstgegebenheit

Comment parvient-on, dès lors, à dépasser la succession pure et simple d’intuitions ponctuelles ? Que l’intuition puisse à la fois saisir la phase présente et la phase immédiatement passée, impliquant elle-même une phase immédiatement future, signifie déjà que les phases ponctuelles sont reliées par l’acte de la conscience qui retient chaque contenu en le liant à un contenu toujours nouveau. Mais cela suffit-il à parler légitimement d’un flux de conscience ? L’appréhension de la mélodie ne peut seulement tenir d’un flux de conscience. Il faut que celui-ci existe pour la rendre possible. Ce flux doit être, en effet, unifié à la saisie d’un seul objet, d’une unité clairement définie dans la conscience. La conscience doit pouvoir percevoir autre chose que le seul maintenant, mais cela reste encore soumis au doute, et rien dans la description immédiate ne permet de l’affirmer. Husserl, dans un texte daté entre 1909 et 1911 valant comme conclusion de ses premières recherches sur la conscience intime du temps, se propose d’appliquer la mise entre parenthèses phénoménologique à l’idée que le passé puisse être donné. Husserl écrit :

de même que la perception d’un être de la nature est position d’une nature, position que toutefois nous mettons hors circuit (qu’en phénoménologie nous laissons en suspens quant à sa validité) parce qu’ici réside une énigme, de même exactement la validité du ressouvenir semble-t-elle pourtant devoir être mise entre nos parenthèses phénoménologiques puisqu’elle aussi transcende le phénomène du ressouvenir et nous confronte à l’énigme[94].

Cette mise entre parenthèses de la validité du ressouvenir ne doit pas être immédiatement appliquée à la rétention ou souvenir primaire. Husserl vise ici le ressouvenir (Wiedererinnerung), qui était défini dans les Leçons de 1905 comme souvenir de la rétention[95]. Dans le ressouvenir, le présent est « remémoré, re-présenté (erinnerte, vergegenwärtigte) »[96]. Ainsi, il serait légitime de ne pas appliquer la mise entre parenthèses à la rétention, qui est décrite au contraire comme retenant « seulement dans la conscience ce qui est produit »[97]. Elle ne représente rien, elle retient ce qui est présent en chair et en os, elle prolonge la présence originaire dans un présent de conscience. Or, Husserl affirme immédiatement après que la rétention peut elle-même subir le sceau de la réduction phénoménologique : « cela même qui vaut pour le ressouvenir paraît devoir valoir aussi pour la conscience qui suit immédiatement le phénomène qui s’écoule, et que nous appelons rétention »[98]. Autrement dit, le doute esquissé par la mise entre parenthèses a pour conséquence de remettre en cause l’existence même d’un flux de conscience. Si rien ne peut être reconnu comme une donnée de la conscience pour la phénoménologie qui ne soit pas du plus pur présent, si nous sommes « complètement liés aux phénomènes actuels, aux phénomènes dans leur présence effective »[99], un flux de conscience ne peut être possible, et avec lui une conscience de la mélodie. Or, cette mise entre parenthèses supposée donne à Husserl les moyens de penser la condition d’un flux de conscience.

Cette mise entre parenthèses relève, écrit-il, d’un « scepticisme absolu ». En effet, si rien d’autre que le présent effectif et donné-de-soi ne constitue une donnée phénoménologiquement valide, comment pourrait-on encore énoncer quelque chose ? Husserl remarque que la conscience d’unité de mélodie ne peut passer que par l’intermédiaire de la rétention : « si nous ne pouvons pas sauvegarder l’unité dans la durée, l’unité comme unité du changement et de non-changement s’étendant à travers la continuité des maintenants qui ont tout juste été, il n’y aurait rien non plus à énoncer (dann ist auch nichts auszusagen) »[100]. Ce serait donc la description elle-même qui serait empêchée en sa possibilité même. C’est pourquoi la supposition d’une telle mise entre parenthèses fait « fausse route (Irrwege) »[101]. De plus, la « limitation au maintenant qui est dans le flux continu serait une fiction (die Beschränkung auf das Jetzt, das im stetigen Fluss ist, eine Fiktion wäre) »[102]. Autrement dit, la description phénoménologique exige que, dans la conscience, l’intuition s’étende au-delà du simple maintenant de présence. Cette exigence rend alors impossible une perception de la mélodie au sens d’une pure succession de « maintenants-sons mathématiques »[103]. Le fait d’entendre des sons qui durent implique d’avoir affaire, non pas à des sons, mais à une seule et même figure, une « figure sonore (Tongestalt) »[104]. Cette figure permet alors d’unifier dans un acte continuellement poursuivi les sons multiples qui composent une mélodie. Pour qu’il y ait perception de mélodie, il faut qu’il y ait une forme de sons qui puisse les embrasser tous et leur donner une seule et même direction. Ainsi, Husserl conclut-il en conférant à la figure sonore le privilège de la donnée-de-soi (Selbstgegebenheit) :

Nous entendons des sons qui durent, c’est-à-dire des sons qui se lient en une figure sonore, et nous saisissons toute cette figure sonore comme s’élaborant continûment et comme ce qui est entendu et, dans le regard dirigé sur elle de façon continûment unitaire, nous saisissons l’unité de toute l’apparition perceptive de cette figure sonore comme une donnée de soi absolue (die Einheit der gesamten Wahrnehmungserscheinung dieser Tongestalt erfassen wir als absolute Selbstgegebenheit)[105].

La mélodie se constitue donc en objet dans la mesure où elle est dans la perception même, et dans son apparition, une figure sonore. Cela signifie que les sons ne sont pas perçus les uns après les autres pour être ensuite unifiés dans un acte de conscience. Ils sont déjà unifiés au moment de leur perception par la direction objective de la mélodie. Les sons sont traversés par l’intention d’une mélodie qui constitue d’elle-même une multiplicité de sons en figure sonore. La rétention est donc mobilisée au sein de la présence originaire pour la constituer en son sens large. S’il est vrai que « toute conscience de présent-de-soi (Selbstgegenwarts-Bewusstsein) est originaire », il faut que cette figure sonore, dont la perception saisit l’unité complète, soit une présence originaire. Ce sera le sens de l’expression de « procès originaire » en 1917-1918. Dans le procès originaire, toutes les données convergent autour de la présence originaire au sens strict, celle du présent donné de soi. Mais le flux des rétentions et des protentions constitue autour de ce point un élargissement faisant figure. La figure sonore est donc le résultat d’un tel procès, qui comprend en lui-même tout le contenu de l’objet mélodique. Ainsi, la mélodie est-elle perçue dans la seule mesure où elle est unifiée dans son apparition même. La perception peut bien reprendre, retenir le tout-juste-passé, mais ne le peut qu’à la condition que cette reprise soit contenue dans l’objet lui-même.