L’objet philosophique de Bande de colons est de réhabiliter le concept de colon et, de là, de proposer une manière de se penser au sein des collectivités politiques présentes sur le territoire revendiqué par l’État canadien — se penser collectivement, et entre les collectivités politiques. Politiquement, il s’agit de « démanteler le Canada », ce pays dont Deneault affirme que « S’il n’existait pas, personne ne voudrait l’inventer » (p. 204) — ou du moins ici d’en démanteler les récits fondateurs. L’essai revêt un style polémique et souvent ironique, suivant en cela et dans ses visées le projet plus large d’une critique des dominations au Canada. Sa méthode a le grand mérite de s’intéresser et aux mythes, et aux faits sociaux, par une approche matérialiste qui le mène à s’interroger sur les pratiques économiques et l’exploitation des ressources qui est montrée comme la source du colonialisme. Le livre consiste en neuf chapitres de longueur inégale dont les cinq premiers explorent les relations entre les concepts de colonisateur, colon et colonisé. Ce sont d’abord des relations de travestissement : Deneault retrace les opérations mythologiques (qu’on pourrait tout autant dire idéologiques) par lesquelles on efface les différences et les relations de pouvoir qui préexistent et appellent ces travestissements. Ainsi les colonisateurs prennent des rôles de pionniers et s’effacent des représentations populaires, ne se distinguant que par l’ampleur de leur capital mais nullement par leur attitude — devenant de simples entrepreneurs. La même approche critique montre que les colons, surtout canadiens français, cherchent depuis longtemps — depuis la « Conquête » — à se faire voir comme des colonisés. C’est aussi que le régime britannique les avait placés devant la nécessité de disparaître comme groupe distinct, c’est-à-dire de se joindre aux peuples autochtones dans une relation de colonisés, d’extériorité et de domination ou de joindre leur destin à celui des colonisateurs. Au cours de ces opérations mythologiques, les peuples autochtones seraient quant à eux mobilisés par la Nouvelle-France, transformés en partenaires alors que leurs économies se transforment pour s’adapter aux opportunités d’échange, mais dans un régime d’interdépendance, d’échange humain et non seulement de commerce. Dans les discours et pratiques en Nouvelle-France, l’« Indien » serait ainsi un colon, conditionné de l’extérieur (comme les colons européens), découvrant la possibilité de dominer autrui — rejoignant les colons européens dans l’aliénation et l’exploitation. Les peuples autochtones selon Deneault ne deviendront colonisés de manière brutale qu’au moment de la révolution industrielle, sous le régime britannique, avec les systèmes des réserves et des pensionnats. Il s’agira alors tout simplement, suivant cette dernière opération mythologique, de faire disparaître les colonisés. Le résultat de ces travestissements est simple : si personne n’est colonisé ni colonisateur et tout le monde est un colon, alors il n’y a plus lieu de parler de colonialisme. On voit donc son effacement. D’où l’importance du travail autour du concept de colon que mène Deneault, qui ébauche les relations de pouvoir et de domination non plus entre des catégories, mais entre des groupes définis par des pratiques avant tout économiques et politiques. Cette exploration des relations entre colonisateurs, colons et colonisés inclut une réponse à Albert Memmi. Réponse, plutôt que dialogue, puisque peu des travaux de Memmi sont invoqués pour permettre une réplique. C’est avant tout l’intervention de Memmi à Montréal devant des étudiants de l’École des Hautes Études Commerciales, ainsi qu’une préface à une édition québécoise du Portrait du colonisateur, qui justifient ce recours. Deneault appuie sur la résistance de Memmi à l’insistance de ses interlocuteurs québécois (notamment issus de Parti Pris, avec qui il menait déjà une correspondance) qu’ils seraient eux-mêmes colonisés. …
Alain Deneault, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux, 2020, 211 pages[Record]
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Jérôme Melançon
Université de Régina