Comptes rendus

Olivier Sartenaer, Qu’est-ce que l’émergence ?, Paris, Vrin, 2018, 128 pages[Record]

  • Simon Lavoie

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  • Simon Lavoie
    Université Laval

L’attrait philosophique de l’émergence, estime Sartenaer, tient à la position mitoyenne et médiatrice que ce concept occupe entre réductionnisme et dualisme, position à partir de laquelle « l’existence de certaines réalités d’ordre supérieur peut être soutenue et légitimée » (p. 12). Mais cet attrait s’accompagne d’une tension inhérente, qu’il résume ainsi : « [C]omment peut-on encore être physicaliste — c’est-à-dire penser que tout est physique, ou que tout peut ultimement s’ancrer dans le monde physique — sans penser du même coup que tout est réductible en principe au monde physique ? » (p. 25). Le pari de Sartenaer est qu’une analyse de la conjugaison, au coeur de l’émergence entre dépendance envers une base matérielle et nouveauté par rapport à cette base, permet de dénouer cette tension et de produire une définition philosophique rigoureuse et cohérente du concept. La première étape de l’analyse proposée consiste à décliner deux variantes d’émergence comme types distincts d’antiréductionnisme. Les variantes dites épistémologique ou faible (VÉ ci-après) et ontologique ou forte (VO) admettent toutes deux que « toutes les entités naturelles […] sont exclusivement et ultimement composées de particules physiques élémentaires » (p. 31). Cependant, VÉ admet, tandis que VO la rejette, la possibilité de réduire les propriétés émergentes aux propriétés des substances physiques. Suivant l’exemple employé par l’auteur, VÉ admet, tandis que VO nie, que la forme liquide, la transparence et le caractère désaltérant de l’eau s’expliquent par les propriétés des atomes de di-hydrogène et de di-oxygène. Enfin, VO et VÉ rejettent la réduction possible de la description des propriétés émergentes aux descriptions de leur base (ou substance) physique. Elles rejettent, pour suivre le même exemple, la possibilité d’éliminer la description de l’eau en termes de liquide transparent et désaltérant au profit des seuls termes appropriés à la description des atomes de di-hydrogène et de di-oxygène. Tandis que VO équivaut à revendiquer une autonomie explicative et descriptive pour la biologie, la psychologie et la sociologie par rapport à la physique, VÉ équivaut à revendiquer une autonomie seulement descriptive, revendication moins sujette à dispute que la précédente. L’intérêt scientifique du concept d’émergence semble devoir en bonne partie être jugé selon le genre de justification qu’il permet de donner à la différenciation des disciplines et à leur insubordination à la physique. La seconde étape du raisonnement de Sartenaer est de mettre VO et VÉ à distance temporairement et de reconstituer la position dite standard des défenseurs récents du concept d’émergence. Cette position reformule le couple dépendance et nouveauté à l’aide des concepts de survenance et de causalité descendante. Le premier, formulé initialement par le philosophe Donald Davidson, définit une relation de nécessité asymétrique entre base matérielle et propriété telle qu’une fois la première fixée la seconde le serait nécessairement (deux organismes humains exactement identiques doivent être capables de penser), tandis qu’une fois la seconde fixée la première ne le serait pas nécessairement (deux individus qui ont la pensée P ne doivent pas nécessairement avoir une base matérielle identique). « [D]e mêmes propriétés mentales peuvent correspondre à des bases physiques différentes » (p. 43) ; ce qui est condensé dans le principe de la réalisabilitémultiple. Au sens du second concept (causalité descendante), proposé initialement par le neurophysiologiste Roger Sperry, un tout, tel que l’esprit, peut changer après coup les parties dont il dépend, tels les neurones. En guise d’illustration : à l’état neuronal 1, qui consiste en une configuration de connexions, une direction et une intensité de décharges données, succèdent une configuration, une direction et une intensité de décharges différentes (état 2), et cela ne saurait s’expliquer sans faire intervenir l’état mental (émergent 1) produit par …

Appendices