Comptes rendus

Audrey Benoit, Trouble dans la matière, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Philosophies pratiques », 2019, 359 pages[Record]

  • Capucine Mercier

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  • Capucine Mercier
    University of New Mexico

Les théories de Judith Butler sur la performativité du genre ont été assez mal reçues par le féminisme matérialiste français. Ce mauvais accueil, qui a de quoi surprendre, étant donné les nombreux points communs entre les travaux de Butler et ceux des féministes matérialistes, constitue le point de départ de l’ouvrage d’Audrey Benoit. L’autrice propose de réhabiliter la théorie butlérienne de la performativité du genre du point de vue matérialiste en l’inscrivant dans le cadre d’une épistémologie, principalement inspirée des travaux de Louis Althusser, qu’elle désigne sous le nom de « matérialisme discursif ». L’enjeu de Trouble dans la matière est en effet d’exposer comment la tradition matérialiste, à travers la figure centrale d’Althusser, mène précisément à l’approche épistémologique constructiviste mise en pratique par Butler. Ce faisant, Benoit esquisse un parallèle entre les démarches de Louis Althusser, de Michel Foucault et de Judith Butler, dans la mesure où chacun de ces auteurs considère le discours comme champ de construction des objets de la connaissance. Cette exploration de la pensée de Butler sous l’angle de l’épistémologie vise à concilier féminisme queer et féminisme matérialiste, mais il offre aussi l’occasion d’aborder plus largement les nombreuses objections et réticences soulevées par la conception butlérienne du corps sexué comme production discursive. Il devient en effet clair que, pour Butler, toute connaissance possible de la matérialité du corps, comme de tout objet matériel, passe par le discours (soit, par des normes culturelles et sociales). Benoit oppose cette conception « matérialiste discursive » de la connaissance à une approche empiriste supposant un accès neutre et immédiat aux objets matériels, dont l’autrice révèle qu’elle constitue encore aujourd’hui le modèle épistémologique communément accepté. C’est donc parce qu’il met en cause ce cadre épistémologique que le traitement de la matérialité du corps chez Butler mystifie et choque de nombreux lecteurs et lectrices. Pourtant, comme le montre Benoit, si Butler aborde le corps sexué à travers le discours, elle n’en nie pas pour autant la matérialité ; elle inverse plutôt, à la suite d’Althusser et de Foucault, l’ordre attendu entre le concept et l’objet matériel. Benoit rappelle d’abord les grandes lignes de la théorie butlérienne du genre, et soulève certaines objections qui lui ont été faites. Elle se penche en particulier sur deux critiques matérialistes de Butler. La première, formulée par la philosophe américaine Nancy Fraser, reproche à Butler de confondre l’économique et le culturel dans son analyse. Fraser associe ainsi l’oppression genrée à des facteurs avant tout matériels, liés à la production et à la reproduction de la force de travail, considérant implicitement la culture comme un champ libre de tous rapports de pouvoir. Benoit souligne la convergence entre cette critique « multiculturaliste » et celle adressée par le féminisme matérialiste français au féminisme queer américain. Les féministes matérialistes ont en effet accueilli avec froideur les travaux de Butler sur le genre. Plutôt que de se reconnaître dans la démarche de la théoricienne américaine, qui vise comme la leur à mettre en cause la naturalité du genre et du sexe, des féministes d’envergure comme Nicole-Claude Mathieu et Christine Delphy s’en sont ouvertement dissociées. Elles considèrent que Butler, dans la lignée du poststructuralisme, se contente de s’intéresser aux « mots », mettant l’accent sur le discursif au détriment des injustices matérielles et économiques « réelles » qui perpétuent l’oppression. Les deux critiques de Butler ainsi évoquées par Benoît présentent donc de fortes ressemblances. Reprochant à Butler de ne s’intéresser qu’à la « culture » ou au « langage », elles se fondent toutes deux sur la supposition d’une opposition fondamentale entre langage et réalité, culture et économie. Or, loin de …