J’ai eu à plusieurs reprises déjà l’occasion d’exprimer mon admiration pour l’oeuvre de Michel Bitbol et la place unique qu’elle occupe dans le paysage intellectuel et scientifique contemporain. De l’intérieur du monde, La conscience a-t-elle une origine ?,Maintenant la finitude, font partie des très rares ouvrages contemporains à mériter le statut de classiques. Je souhaite mettre à profit l’occasion de ce recueil pour mettre en discussion certains thèmes et orientations choisis par Michel Bitbol. Dans les paragraphes qui suivent, je me concentrerai donc volontairement sur les écarts plutôt que sur les adhésions. Ces écarts s’inscrivent bien sûr dans une très forte proximité. J’adhère en effet totalement au projet de penser la mise en jeu de l’absolu au sein d’une philosophie « corrélationnelle » (pour reprendre les termes de Meillassoux), et pour cela d’explorer la logique interne de la corrélation afin de comprendre comment la question du réel et de son extériorité s’y ouvre en quelque sorte « de l’intérieur ». La corrélation n’est pas une simple juxtaposition entre ce qui est et ce qui est donné à la conscience, mais une dynamique d’ouverture et de mise en jeu. L’objet d’une philosophie transcendantale est d’éclairer cette mise en jeu, de clarifier les concepts d’absolu en les reconduisant à leur statut de structures phénoménologiques. Mes recherches initiales, influencées par Marc Richir et Alexander Schnell, se sont elles-mêmes développées à l’interface de la philosophie classique allemande et de la phénoménologie, avec le projet d’éclairer l’une par l’autre. D’une part, comprendre la logique fichtéenne de réflexibilité à partir des structures concrètes de l’expérience phénoménale — comme impossibilité pour l’expérience de coïncider avec elle-même et avec ses propres contenus. D’autre part, éclairer par la philosophie spéculative les concepts opératoires de la phénoménologie et élaborer un concept de phénomène affranchi de toute précompréhension ontologique. Cet ancrage, qui me semble partagé, masque certes des différences de méthode susceptibles de permettre un enrichissement mutuel : Je souhaite ici montrer la façon dont une phénoménologie transcendantale « des profondeurs » peut enrichir le projet de Michel Bitbol. 1) Le « je », affirme Bitbol, se révèle ainsi comme le siège d’un paradoxe sans équivalent dans le champ de la logique en étant le point d’articulation du nécessaire et du contingent. Bien que l’être que je suis soit empirique et contingent, je ne peux pas m’expliquer moi-même au sens le plus brut : je ne peux pas expliquer le fait d’être un moi et d’être précisément ce moi. La forme subjective — qui n’est pas ma personne empirique — constitue ainsi une facticité brute, que ma raison ne peut pas expliquer car elle la préconditionne. Pour accéder à la raison, il faut bien en effet que j’existe et sois en train de penser, et la capacité de la raison à rendre compte du monde bute elle-même sur ce fait. Non pas, encore une fois, sur le fait que l’individu empirique que je suis soit en train de penser, mais sur l’actualité située de cette pensée. Pour cela, « Je-maintenant » est d’une certaine façon nécessaire, en un sens primordial : « je-maintenant suis nécessaire en tant que préalable à la réalisation de ma propre contingence », en tant que source active et insaisissable du possible du nécessaire et du contingent. Tout l’enjeu est alors de comprendre comment le paradoxe du je-maintenant se manifeste bien comme une expérience. À l’instar du cogito cartésien, en effet, la singularité paradoxale du soi ne se révèle pas comme le résultat d’un raisonnement mais au sein d’une expérience de pensée, d’une véritable « commotion expérientielle », « en amont de tout objet …
L’insondable épaisseur de la corrélation[Record]
…more information
Florian Forestier
Université Paris-Sorbonne