Article body
Hors de la « biopolitique » point de salut ?
Le livre de Barbara Stiegler, sous couvert de reconstituer le débat historique qui, entre les deux guerres, a opposé frontalement les deux penseurs américains que sont Walter Lippmann et John Dewey, entend en réalité dénoncer une « idéologie » contemporaine, celle que Margaret Thatcher a résumée par le sigle TINA : « There Is No Alternative, il n’y a pas de solution de rechange ». Il faut que les hommes s’adaptent à la nouvelle réalité née d’une loi d’airain de l’histoire qu’est le capitalisme mondialisé. Devant ce Moloch, dont le développement est l’effet des lois les plus objectives — celles de l’économie concurrentielle — les individus doivent renoncer à leurs archaïsmes, à leurs préjugés, renoncer à vouloir modeler au gré de leurs désirs une réalité qui leur déplaît mais qui ne saurait être autre qu’elle n’est. Changer leurs désirs plutôt que l’ordre du monde en somme. Renoncer aux rêves d’égalité, de démocratie, de justice sociale, de société décente maîtrisée par l’intelligence collective, de respect de l’environnement, pour voir enfin la réalité telle qu’elle est et y adapter leurs comportements et leurs concepts.
Cette représentation de l’évolution actuelle des sociétés modernes serait, selon l’auteure, fondée sur l’importation d’un modèle biologique, et Walter Lippmann, journaliste influent dans les milieux gouvernementaux entre les deux guerres aux États-Unis, est ici présenté comme l’apôtre — ou le précurseur — de cette approche biologisante du social qui conçoit la société comme un organisme évoluant d’après des lois autonomes et indépendantes de la volonté, et surtout de l’intelligence des acteurs. Le modèle utilisé serait darwinien, ou plutôt pseudo darwinien, tant il met l’accent sur l’idée que l’orientation de l’évolution sociale — plus de production de richesse, plus de spécialisation, plus de division du travail, plus de globalisation, plus d’intégration de l’ensemble des activités humaines dans la sphère du marché et de la concurrence — est rigidement fixée et non pas susceptible de se modifier plastiquement à mesure de l’évolution elle-même.
Lippmann n’est pas un penseur très cohérent ni très systématique, mais certaines lignes de force de sa conception des sociétés « démocratiques » modernes peuvent néanmoins, selon l’auteure, être mises en lumière.
D’abord l’idée que les représentations de la masse des individus sont inadaptées à l’état actuel de la société. Elles sont liées à une société statique : égalité, justice sociale, maîtrise des excès sont des catégories qui conviennent à des états (ce que l’auteure appelle des stases) mais pas à des flux. Or les flux sont la réalité.
Ensuite l’idée que, parce que la masse est prisonnière de représentations inadaptées et retardataires, la démocratie — le gouvernement par la volonté du plus grand nombre — est une impossibilité. Il convient donc de la remplacer par le règne d’experts avertis de la fluidité inéluctable et qui, conscients qu’aucune représentation statique ne peut avoir prise sur la société sans l’immobiliser et entraver son progrès, sont convaincus que la seule approche possible consiste à affiner les procédures juridiques issues de l’évolution pour rendre la concurrence plus parfaite et pour maintenir l’authenticité du mouvement des facteurs matériels et humains sans jamais chercher à lui imposer une forme construite par l’intelligence. L’idée, on le voit, est parente de l’opposition tracée ensuite par Hayek entre représentations évolutionnistes et représentations constructivistes de la société.
Enfin l’idée d’une gestion biopolitique des populations destinée à réformer les représentations statiques et archaïsantes des individus et à les contraindre à adopter des comportements qui épousent les besoins du capitalisme mondialisé. C’est ce que l’auteure appelle un « programme biopolitique de réadaptation de l’espèce humaine par le pouvoir des experts ».
Le projet lippmannien — ici largement expurgé de ses hésitations et de ses contradictions — vise donc à retirer toute « signification crédible à l’idée de soumettre l’évolution humaine à un contrôle conscient » (p. 182) et il voit dans cette idée une illusion dangereuse. Il récupère ainsi l’apport de la conception bergsonienne de l’évolution pour laquelle l’intelligence a pour fonction exclusive de nous adapter de manière seulement fictive à notre milieu en découpant artificiellement des « plans fixes » dans le flux. La santé des sociétés, leur développement conforme à leur nature, exige donc la mise hors jeu de l’intelligence, la déclaration de son incompétence à dire vers où les sociétés doivent se diriger et quelle forme elles doivent revêtir. Selon l’auteure, c’est donc à partir d’une certaine interprétation de la nature de l’espèce humaine et du sens de l’évolution, et plus précisément sur une interprétation du décalage temporel qui existe nécessairement entre les deux — le thème du retard, de l’ankylose intellectuelle qui interdit l’adaptation — qu’il faut reconstruire la généalogie de l’invitation actuelle à la « réforme » des esprits et des institutions pour les mettre en phase avec les exigences de l’évolution sociale. S’il y a des dysfonctionnements, c’est la population qui est défectueuse et non les institutions du capitalisme actuel.
L’entreprise de dénonciation de cette biologisation du social et de l’élision de la politique démocratique à laquelle elle conduit est louable, et elle ne peut que conforter la bonne conscience de ceux qui la mènent. Comment ne pas souscrire, en effet, à cette critique d’un déterminisme qui soumet les hommes, les sentiments, les idées, les modes de vie, la liberté, aux nécessités d’un mode de production centré sur la concurrence, la maximisation du profit et la transformation des individus en entrepreneurs d’eux-mêmes ? Un seul problème : cette abondante littérature qui fleurit sur les deux rives de l’Atlantique pour dénoncer les méfaits de ce que l’on veut appeler « néo-libéralisme » semble tout ignorer, précisément, des nombreuses autres propositions qui ont été élaborées pour substituer au capitalisme mondialisé des formes de société plus respectueuses des droits des hommes, de leur liberté, de leur autonomie, mais aussi de leur égalité. Rawls, les théories contemporaines de la justice ? Connais pas. Le progressisme américain ? Connais pas. La social-démocratie européenne ? Modèle archaïque outrageusement centré sur la soumission de la société à l’État, négation de la sainte autonomie de la société civile. Tout cela est statique, tout cela ignore les flux, la réalité de l’évolution, et voilà la raison de l’impuissance de toutes ces politiques de gauche qui, sous quelque forme que ce soit, ont toutes supposément essuyé les échecs les plus cuisants.
Le mot d’ordre de ce livre est donc — sans jeu de mots — un antistatisme de principe, une prise de position contre l’État, paradigme de la stase et de l’anti-flux, une prise de position contre toute volonté de régler l’évolution, de lui donner une forme en accord avec des idées d’égalité et de justice. En « s’enferrant dans un constructivisme hostile à tout naturalisme, la pensée contemporaine a [selon l’auteure], largement contribué à abandonner le gouvernement du vivant aux tendances les plus réductionnistes des sciences de la vie » (p. 284). Quant à la gauche — la foule ? —, elle a commis le péché « d’abandonner le naturalisme aux réactionnaires » à la Lippmann, et elle est animée par la haine du flux qui est comme une forme de ressentiment. Le vocabulaire de Nietzsche, dont l’auteur est une spécialiste, pointe ici le bout de son nez.
La pensée contemporaine ? Laquelle ? On n’en saura pas plus. Le constructivisme est une impasse ? Hayek a donc raison, mais où sont les arguments qui étayent cette conclusion ? Ce ne sont pas quelques métaphores sur l’association de l’intelligence — individuelle ou collective — avec la stase qui peuvent en tenir lieu. La gauche ? Quelle gauche ? Militants, encore un effort pour être naturalistes, ralliez vous à l’étendard de l’évolutionnisme et de la biologisation du social ! Mais qu’est-ce qui justifie cette injonction qui est en réalité une invitation à abandonner la politique et la démocratie comme entreprises délibérées pour donner aux sociétés une forme en accord avec des idées normatives, en particulier l’égale valeur de l’ensemble des membres de l’espèce humaine.
En dehors de l’évolutionnisme naturaliste ou de la biopolitique comme gestion des vivants, point de salut donc. Mais heureusement, il y a de bons « naturalistes », et la biologisation du social peut être sauvée de ses vilains démons réactionnaires ou « néo-libéraux ». C’est le rôle dévolu ici à John Dewey. Celui-ci parle non pas d’une adaptation passive d’une espèce humaine retardatrice sur une réalité qui évoluerait indépendamment d’elle, mais il parle plutôt de l’adaptabilité et de la plasticité de l’espèce en la définissant comme la capacité de celle-ci à reprendre le contrôle expérimental de sa propre évolution dans le contexte de la société industrielle grâce à une redéfinition collective et continue de ses fins et de ses moyens. Pour Dewey, il s’agit moins d’inviter l’espèce à s’adapter, à prendre la forme requise par une évolution qu’elle ne maîtrise pas, que de convier les hommes à se transformer pour mieux transformer leur environnement. L’immaturité de l’intelligence (son retard sur l’évolution sociale) est ainsi, pour Dewey, une chance plus qu’un frein, parce qu’elle impose l’expérimentation et constitue à ce titre une source de croissance.
La pensée de Dewey représenterait donc une autre version possible du « gouvernement des vivants », centrée à la fois sur la libération des capacités de participation de tous les individus à l’expérimentation sociale et sur la détermination par l’intelligence collective des fins et des moyens de l’évolution. Elle devrait pouvoir nous donner un moyen de résister à cette disqualification systématique de tout refus de s’adapter passivement, de toutes les stases immobilisatrices, sans céder pour autant à la réaction mécanique contre toute forme de flux et de mouvement car, rappelons-le, le refus du flux (de l’évolution ?) est un péché contre la vérité et un gage d’impuissance.
La prétendue démonstration que ce livre prétend nous administrer a en réalité pour conséquence de conforter ce qu’elle dénonce. Le bon ton et la mode exigent aujourd’hui que l’on nie l’existence des classes sociales et que l’on abandonne comme une vieille lune toute idée selon laquelle la société met aux prises des intérêts profondément contradictoires. L’opposition droite/gauche est dépassée, n’est-ce pas ? Et le combat politique pour l’égalité et la justice a des odeurs de ranci. Que diable, la biopolitique, cela sonne un peu mieux ! Mais cette attitude, ici profondément décontextualisée — le livre ne parle pratiquement pas de la crise de 1929 ni des mesures du New Deal — signe un profond désarmement politique, et cela pour deux raisons distinctes.
La première est que, de manière problématique, le naturalisme évolutionniste est présenté sans phrase comme la vérité du social. La lecture d’un théoricien évolutionniste comme F. A. Hayek devrait cependant nous alerter sur les impasses auxquelles conduit cette approche tant il est contraint en permanence d’affirmer deux choses contradictoires : d’une part que l’ordre social, produit d’une évolution, est un ordre spontané et non pas construit, et d’autre part que ce même ordre soi-disant spontané a sans cesse besoin d’être corrigé ou amendé pour demeurer en phase avec son propre mouvement.
La seconde est que la pensée politique du grand pragmatiste américain est réduite dans ce livre à quelques formules ronflantes, en sorte que le lecteur qui referme ce livre ne peut en tirer qu’une seule conclusion : la minceur ou le vide bavard de l’alternative deweyenne au « néo-libéralisme » de filiation lippmanienne — telle qu’elle est ici présentée — ne laisse guère d’autre issue que la résignation en forme d’adaptation. Pourtant, une fois libérée de l’informe gangue verbale dans laquelle elle est souvent inscrite, la pensée de Dewey — qui se qualifiait lui-même, ne l’oublions pas, de socialiste libéral — contient quelques idées précieuses qui brillent par leur absence dans ce livre, en particulier celle-ci : la « collectivisation » des réalités sociales, qui rend les schémas conceptuels du laisser-faire et de l’individualisme aussi archaïques que la volonté du socialisme non libéral de tout soumettre à une autorité centralisée, est sans aucun doute une donnée irréversible des sociétés modernes. Mais ce qui n’est pas irréversible, et ce qui n’est pas imposé par l’évolution, c’est la volonté politique de soumettre cette réalité collective à la logique du profit qui en pervertit la nature et en réserve les avantages à la minorité.
Karl Polanyi montre dans La grande transformation que l’imposition de la forme marchandise à la force de travail a été le fait d’une décision politique à laquelle il assigne même une date précise : 1834, année de l’abolition des poor laws par le parlement de Londres. Dewey sait lui aussi que l’imposition de la forme de la concurrence et du profit à l’économie interdépendante de l’époque industrielle est une décision politique. L’évolutionnisme qui anime sa pensée ne lui permet pas de l’oublier.
Pas plus que Hayek, cependant, Dewey ne nous permet de comprendre comment s’articule l’évolutionnisme social et la détermination par l’intelligence collective des fins et des moyens de cette évolution et, pour commencer à résoudre ce problème, il faudrait entrer par exemple dans une analyse détaillée de la politique économique et sociale menée aux États-Unis par F. D. Roosevelt au cours des années 30 pour comprendre la manière dont elle a modifié la société, et plus particulièrement sa conception de la manière dont le droit règle les rapports entre les individus et les groupes dans une société moderne. Mais ce livre ne s’y risque pas un seul instant.