Abstracts
Résumé
L’observateur transcendantal (transcendentaler Zuschauer) est une notion qui apparaît dans les Méditations cartésiennes de Husserl, mais le terme d’observateur est introduit par Kant dans la Critique de la raison pure dans la perspective d’une révolution copernicienne qui met l’accent sur le sujet observateur, perspective qui a des répercussions dans les fondements de la physique contemporaine, de la mécanique quantique à la relativité générale et à la cosmologie.
Abstract
The notion of transcendental observer (transcendentaler Zuschauer) is introduced in Husserl’s Cartesianische Meditationen. The idea of the observer first appears in Kant’s Copernican revolution putting the emphasis on the observer as he announces in his Kritik der reinen Vernunft. Contemporary physics also has a notion of a local observer and it plays a central role in the foundations of quantum mechanics, general relativity and cosmology.
Article body
1. Introduction
Dans cet essai informel, l’accent portera sur les aspects philosophiques de la recherche en fondements de la physique, de la relativité restreinte (RR) à la relativité générale (RG) et de la mécanique quantique (MQ) à la cosmologie. Sans recourir à l’appareillage technique propre à ces disciplines, j’exploiterai les thèmes des études que j’ai menées dans ces domaines (voir Gauthier 1971,1983, 1985, 1992, 2010, 2013, 2015, 2017, 2018) et dont je voudrais retrouver les motifs philosophiques. On peut tenter de retrouver les racines philosophiques d’un certain nombre de ces motifs dans la recherche contemporaine en philosophie de la physique. Par exemple, contrairement au point de vue de Michael Friedman qui a voulu faire du Kant avant la Critique un newtonien de part en part (voir Friedman 1992), on peut prétendre que Kant a adopté dans sa Critique un point de vue innovateur qui allait transformer la perspective philosophique de la physique, en particulier la notion d’hypothèse scientifique. La tradition kantienne porte la trace de Herbart jusqu’aux néokantiens qui ont façonné en quelque sorte la philosophie des sciences contemporaine par coups et contrecoups. L’un de ces contrecoups est venu de la phénoménologie transcendantale de Husserl qui a voulu faire un saut en arrière (ein Schritt zurück) de Kant à Descartes dans ses Cartesianische Meditationen. Mais malgré ce retournement contre l’idéalisme kantien, comme il le répète, Husserl n’emprunte pas moins le concept d’observateur à Kant, observateur auquel il octroie un statut transcendantal. Si Kant réservait la fonction d’observateur au monde des phénomènes coupé du monde nouménal, Husserl voudra préserver le statut privilégié de l’observateur transcendantal par la mise entre parenthèses (l’épochè) du monde objectif. La séparation des deux mondes, subjectif et objectif, ne pourra être colmatée que par une théorie du langage amorcée par Eugen Fink, esquissée dans la théorie herméneutique de Heidegger et achevée dans l’herméneutique philosophique de Gadamer. Bien que l’herméneutique philosophique n’ait rien à voir avec les fondements de la physique, elle fournit un arrière-plan conceptuel pour la philosophie de la physique qui se résume à l’ensemble des interprétations des résultats de la physique : l’interprète (Ausleger) est un être de langage distinct de l’être physique qu’il est et du monde physique qu’il n’est pas.
2. L’observateur kantien et sa révolution copernicienne
Kant introduit la notion d’observateur (Zuschauer)[1] dans la seconde Préface de la Critiquede la raison pure en évoquant Copernic en ces termes :
Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles.
trad. Renaut 2006, p.78[2]
Plus loin, Kant suggère que Newton n’aurait pas découvert la loi de la gravitation universelle
… si Copernic n’avait pas eu l’audace, d’une façon allant à l’encontre des sens, mais cependant vraie, de rechercher les mouvements observés, non pas dans les objets du ciel, mais dans leur spectateur.
trad. Renaut 2006, note**, p. 80[3]
Comme il le déclare, Kant s’inspire de l’exemple des mathématiques et de la physique comme sciences rigoureuses pour critiquer la connaissance métaphysique qui se limite aux objets sans remonter jusqu’aux concepts a priori fondateurs de l’expérience du monde objectif. Kant appelait astronomie théorique (theoretische Astronomie) l’astronomie observationnelle qu’il distinguait de l’astronomie contemplative (kontemplative) (voir Kant 1787) dont il contestait la validité parce qu’elle prétendait atteindre le monde nouménal au-delà des phénomènes.
On voit là que Kant s’est bien éloigné des spéculations de son ouvrage de 1755 d’inspiration newtonienne Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels où il proclamait l’infinitude spatiale et temporelle de l’univers créé. Kant ajoute que si Copernic n’a formulé qu’une hypothèse scientifique, l’hypothèse philosophique de l’a priori est apodictique. On connaît la suite : la constitution a priori des représentations de l’espace et du temps dans l’esthétique transcendantale et des concepts de l’entendement dans l’analytique transcendantale conduira à la thèse de l’aperception comme unité transcendantale de l’expérience. C’est l’ego ou le sujet transcendantal qui assure l’unité du divers dont le sujet empirique ne saurait opérer la synthèse. Le « Je pense » (Ich denke) kantien n’est pas le cogito cartésien, car Kant nous dit qu’il nous est inconnu empiriquement comme fondement des phénomènes, mais qu’il n’est pas lui-même phénomène. L’idéalisme transcendantal de Kant n’est pas une phénoménologie transcendantale et c’est ici qu’intervient l’observateur transcendantal de Husserl.
3. L’observateur transcendantal et sa phénoménologie
L’observateur transcendantal est bien circonscrit dans les Pariser Vorträge (voir Husserl 1950) où Husserl reprend pratiquement le langage de Kant :
Si l’homme naturel (qui comprend le moi, lequel est, certes, transcendantal en fin de compte, mais n’en sait rien) dispose d’une science du monde et d’un monde qui est dans son absoluité naïve, le spectateur devenu conscient qu’il est lui-même un moi transcendantal, ne dispose du monde que comme d’un phénomène, c’est-à-dire comme d’un cogitatum corrélat d’une cogitatio, comme ce qui se manifeste corrélativement à chaque manifestation, comme d’un simple corrélat.
trad. de Launay 1994, p.15[4]
Husserl dit que la réduction phénoménologique produit une sorte de dédoublement du moi (Ich-Spaltung). On retrouve ici la scission ou la césure kantienne entre le moi empirique et l’ego transcendantal, mais reprise dans un contexte cartésien. Husserl a ainsi effectué un pas en arrière (ein Schritt zurück) pour revenir au cogito, mais l’égologie transcendantale accomplit par la réduction phénoménologique une épochè qui n’est pas étrangère à la philosophie transcendantale de Kant, quand ce ne serait que par la radicalisation du point de vue de l’observateur transcendantal qui devient sujet monadique dans l’idéalisme transcendantal de Husserl. Mais c’est dans la Méditation cartésienneVIe conçue et rédigée par Eugen Fink (voir Fink 1932 et 1993), le fidèle collaborateur de Husserl, que le thème de l’observateur transcendantal acquiert son statut final dans « l’idée d’une théorie transcendantale de la méthode ». Retrouvant le vocabulaire kantien, Fink introduit la dialectique transcendantale de l’observateur transcendantal qui signe l’accomplissement de l’activité phénoménologisante : ce n’est pas un spectateur passif, mais l’acteur d’une phénoménologie constructive (konstruktive Phänomenologie) où le sujet transcendantal ne travaille pas sur un donné, mais le constitue ou le construit comme objet transcendantal. L’activité phénoménologique déshumanise en quelque sorte, Entmenschung selon l’expression de Fink, pour parachever l’oeuvre de la constitution par la double réduction de l’épochè du monde et de l’ego « mondain » ou de l’homme naturel (der natürliche Mensch), comme le disait Husserl dans ses Pariser Vorträge (Husserl 1950, p. 16). Quant à Sartre qui a étudié Husserl à Berlin, il mettra l’accent sur la notion d’intentionnalité héritée de Brentano dans le champ transcendantal d’une conscience impersonnelle (voir Sartre 1992). Fink complète Husserl en revenant à Kant qu’il conjugue avec Hegel lorsqu’il emprunte à ce dernier l’opération de la sursomption (Aufhebung)[5] dans le sens hégélien de la suppression (Vernichten) et de la conservation (Bewahren) dans ce que Fink appelle les vérités prédicatives, c’est-à-dire les énoncés portant sur le monde phénoménal (Erscheinungswahrheiten). On peut voir là une inflexion vers le langage, inflexion qui est pratiquement absente chez Husserl à toutes fins utiles. Sans doute Heidegger, que Fink connaissait bien, a-t-il joué un rôle dans ce tournant vers le langage. En tout cas, Gadamer dans son texte sur le mouvement phénoménologique (Gadamer 1963) — où il caractérise la réduction transcendantale comme une réaction à la conscience « positionnelle » (positionales Bewußtsein) devant la science dans le sillage de la critique heideggérienne de la technique — soutient que la question du langage n’a été qu’effleurée (bedacht) chez Husserl, et conclut par un appel au langage (unterwegs zur Sprache).
4. L’observateur interprète et son herméneutique
C’est la troisième partie de Wahrheit und Methode, (Gadamer 1965), « Le langage, fil directeur de la conversion [Wendung], ontologique de l’herméneutique », qui nous intéresse d’abord ici.
La théorie intégrale de l’interprétation doit englober aussi bien la compréhension de l’art que propose l’esthétique que la compréhension non seulement historique, mais aussi historicisante des sciences humaines. L’historicité de toute compréhension signifie davantage que la nécessaire actualité de l’acte de compréhension, la compréhension est elle-même en procès, en devenir (Geschehen). De cette façon, l’historicisme est surmonté par une méthode qui met en relief la précompréhension totalisante du cercle herméneutique dans la réciprocité de l’interprète et de l’interprété. L’idée de l’histoire effectuelle ou conscience de l’effet historique (wirkungsgeschichtliches Bewußtsein) ouvre le cercle herméneutique vers la médiation dialogale des interprètes.
C’est dans le langage comme « milieu universel » dans lequel s’accomplit le comprendre qu’une entente entre l’interprétant et l’interprété, entre les interprétants eux-mêmes est possible. L’objet et le procès herméneutiques sont essentiellement langage (Sprachlichkeit), il n’y a d’interprétation qu’exprimée et tout sens est verbe. Le langage se révèle comme étant l’élément primordial de l’herméneutique en tant qu’expérience de l’autre dans la communication et expérience du monde (Welterfahrung) dans l’appartenance réciproque, horizon et milieu, centre et élément qui « médiatise l’être processif et fini de l’homme avec soi-même et le monde » (Gadamer 1965, p. 435).
Ainsi l’herméneutique se découvre-t-elle une vocation d’universalité, et comprendre c’est venir au langage « l’être qui peut être compris est langage ». Entre l’être et le langage, il n’y a pas d’isomorphisme égalisateur, le langage ne dit que parce qu’il y a à dire (es gibt zu sagen) et qu’« il y a » vient au langage (es gibt zur Sprache) (Gadamer 1965, p. 450).
À la fin, l’herméneutique comme propédeutique d’une théorie générale du langage ne donne aucun précepte, ne fournit aucune règle de vérité. La méthode, le chemin montre que dans la recherche le chercheur, être de langage, fait partie du jeu, il se cherche lui-même, selon le mot d’Héraclite : il n’est pas le spectateur désintéressé qui déroule dans une conscience objectivante le film abstrait d’une marche nécessaire vers la vérité. Aussi bien dans les sciences de la nature que dans les sciences de l’homme, aucune méthode ne donne accès à un monde totalement objectif qui n’est en réalité que le produit partiel d’un savoir qui s’ignore et s’égare hors de soi. Le réel est langage, lieu ouvert du jeu réciproque de la conscience et de son monde. Par les réseaux de signes qu’elle tend dans les structures qu’elle élabore dans toute l’étendue de sa réalité, la conscience supporte sa présence dans la proximité du même et l’approche continue du différent jusqu’à la limite de ses actes donateurs de sens. Sa présence au monde est langage.
L’herméneutique philosophique de Gadamer continue l’oeuvre de Husserl et de Heidegger. Elle s’inscrit dans une tradition attentive à une lecture des choses elles mêmes qu’elle interprète comme le cheminement de la conscience, dans et vers le langage.
5. L’observateur local et son interprétation
L’observateur-interprète de Gadamer est un être de langage, mais ce n’est pas à ce titre qu’il apparaît en physique. La notion d’observateur a été introduite en physique contemporaine avec l’avènement de la physique quantique et son interprétation dans ce qu’il est convenu d’appeler l’interprétation de Copenhague, ou l’interprétation de Bohr-Heisenberg. Ce sont surtout les relations d’indétermination ou d’indéterminité (Unbestimmtheitsrelationen), communément renommées « principe d’incertitude » de Heisenberg, qui sont à l’origine du concept d’observateur ou de système observateur en interaction avec le système observé. Selon le principe de Heisenberg, les relations d’indétermination stipulent que les variables du système observé, par exemple la vitesse ou quantité de mouvement et la position d’une particule d’un système quantique, ne peuvent être mesurées simultanément avec la même précision, la mesure de la position perturbant la mesure de la quantité de mouvement (et vice-versa) de la particule dans un dispositif expérimental. Heisenberg a défini mathématiquement son principe en disant que la relation de non-commutation des variables canoniques était au fondement du principe dont les relations d’indétermination — que Heisenberg avait d’abord désignées comme relations d’imprécision (Ungenauigkeit) — ne sont que la représentation intuitive. Il s’agit donc non pas seulement d’une impossibilité expérimentale de la mesure, mais avant tout d’une impossibilité conceptuelle en vertu de la relation mathématique de non-commutation des variables canoniques.
Leon Rosenfeld, un proche collaborateur de Bohr, a bien défini la notion de phénomène en mécanique quantique :
« A phenomenon is therefore a process (endowed with the characteristic quantal wholeness) involving a definite type of interaction between the system and the apparatus. »
Rosenfeld 1962, p. 82
Un phénomène quantique est donc un processus avec des caractéristiques quantiques inhérentes qui implique une interaction bien définie entre le système observé et l’appareil de mesure. Il faut bien comprendre que l’appareil de mesure n’est pas seulement un dispositif expérimental, mais l’observateur qui « prend les mesures » et calibre son appareil, par exemple un compteur Geiger ; l’observateur fait donc partie de l’appareillage expérimental. Le mathématicien John von Neumann qui a apporté une contribution décisive aux fondements mathématiques de la mécanique quantique a même voulu intégrer la conscience de l’observateur dans le processus de la mesure, mais on doit penser que c’est dans l’interprétation de la mesure qu’intervient la conscience de l’observateur en MQ.
5.1 La relativité
Il faut toutefois préciser que la notion d’observateur était aussi présente dans la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. L’observateur relativiste dispose d’un arsenal expérimental constitué uniquement d’horloges synchrones et de règles ou tiges rigides pour déterminer la simultanéité de deux évènements à l’aide d’un faisceau lumineux dont la vitesse est de 300,000 km/s. Le résultat expérimental, comme on le sait, est la relativité de la simultanéité. Einstein concluait qu’il ne faut pas attribuer à la notion de simultanéité une signification absolue, mais que deux évènements qui, vus d’un système de coordonnées, (le référentiel) sont simultanés, ne le sont plus quand on les observe dans un système en mouvement uniforme par rapport au premier. La notion de mouvement uniforme (principe d’inertie) est héritée de Galilée, et Einstein n’a fait qu’ajouter le postulat de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide pour obtenir la théorie relativiste qui est en même temps une théorie relationnelle des observateurs.
Un motif important en fondements de la physique est la notion d’observateur local. On peut définir un concept d’observateur local dans la théorie des espaces de Hilbert qui puisse fonder la théorie de la mesure en mécanique quantique (MQ) — voir (Gauthier 2015 et 2017) — mais c’est dans la théorie de la relativité générale (RG) que la notion d’observateur local a d’abord été introduite par I. E. Segal dans le contexte de la géométrie différentielle : pour Segal, l’observateur local est la contrepartie mathématique de « référentiel lorentzien local » ou une généralisation de la notion d’observateur en relativité restreinte (RR). Il est possible de généraliser cette notion à la relativité générale (RG) et de montrer comment l’observateur ponctuel fixe (en anglais, the fixed-point observer) rend compte de la structure topologique du continuum spatiotemporel, réduit certains principes cosmologiques fondamentaux et rend inopérant le principe anthropique qui stipule que l’univers physique a évolué en fonction de l’observateur.
Le passage de RR à RG est rendu possible par le principe d’équivalence fort qui stipule qu’il est toujours possible de choisir un référentiel ou système d’inertie local à tout point d’un champ gravitationnel qui obéisse aux mêmes lois physiques qu’un système de coordonnées cartésiennes non accéléré en l’absence de gravitation. Le principe de Mach selon lequel la masse inerte d’un corps est déterminée par la distribution des corps dans l’univers est un autre principe de passage. Sur le plan philosophique, on sait que c’est Mach qui a formulé la critique décisive des concepts newtoniens d’espace et de temps absolus en montrant qu’ils n’avaient rien d’opératoire et que l’expérience du seau rotatif ne devait pas s’expliquer par le recours à un référentiel absolu (l’espace absolu), mais plutôt en invoquant l’interaction du seau avec l’ensemble des masses dans l’univers. Il est paradoxal que ce soit le principe de Mach qui ait influencé Einstein sur le plan philosophique, à tout le moins dans sa théorie de la relativité générale. La question de savoir si le principe de Mach est compatible ou non avec RG ne nous intéresse pas ici. Il va de soi que la théorie cosmologique s’occupe du continuum espace-temps et dans ce sens réintroduit un espacetemps absolu dans un univers einsteinien. Le modèle cosmologique d’un Gödel témoigne de cette renaissance en admettant un univers rotatif en l’absence du principe ou postulat de Weyl sur la régularité ou l’orientation des lignes d’univers temporelles. Le cône de lumière représente l’espace-temps de Minkowski avec la flèche verticale qui ordonne les lignes d’univers selon le passé et le futur en passant par le point d’intersection du présent horizontal qui s’étend sur tout l’espace. Minkowski n’hésite pas à invoquer le postulat de l’univers absolu « Postulat der absoluten Welt » (voir Gauthier 2010).
C’est là le cadre conceptuel de la RG exprimée dans la formulation standard. On peut faire un appel informel ici à quelques concepts fondamentaux de la topologie combinatoire pour les fins de cet exposé. Nous supposons que l’espacetemps constitue une sphère 4-dimensionnelle ou hypersphère dans R4 et nous prenons la 3-surface de cette hypersphère quadridimensionnelle, ce qui nous donne un espace sphérique. On peut se représenter les choses sur une surface sphérique close S2. La surface S2 n’a pas de direction privilégiée : l’univers est isotropique et homogène. Mais si on consent à situer l’observateur désigné par O sur cette surface ou dans cette sphère, il peut être aussi considéré comme un point fixe ou un vecteur de longueur zéro dans cet univers sphérique : c’est le théorème de Brouwer qu’on peut généraliser de la façon suivante :
Toute boule fermée est un espace avec point fixe dans Rn pourvu que tout homéomorphisme dans S2 comporte un point fixe, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de champ de vecteurs continu dans S2 : il doit y avoir un vecteur de longueur nulle.
C’est ce vecteur zéro ou point fixe qui peut jouer le rôle d’observateur local ou d’observateur ponctuel fixe en RG — l’homéomorphisme signifiant simplement une fonction continue entre deux points et dans les deux sens. Le continuum espace-temps est une variété n-dimensionnelle localement homéomorphe à un espace euclidien Rn. Remarquons que le continuum dans ce contexte est un ensemble connexe fermé de points et un autre théorème de Brouwer nous dit qu’un continuum n – 1 dimensionnel sépare un espace euclidien n-dimensionnel en deux régions, dans notre cas celle de l’observateur local ponctuel fixe et celle de l’univers observable.
Quelles conclusions peut-on tirer de ces résultats formels ? En premier lieu, le résultat de la bipartition de l’espace euclidien nous permet de situer topologiquement l’observateur local dans le complément local de l’espace euclidien de l’univers observable — la nature euclidienne de l’espace a un caractère mathématique et n’est pas affectée par les propriétés relativistes de l’espace physique. En deuxième lieu, le résultat topologique est strictement isomorphe au résultat obtenu pour l’espace de Hilbert de la mécanique quantique. Nous avons donc une situation mathématique unifiée et il nous faut en tirer maintenant les conséquences pour la RG. La place topologique qu’occupe l’observateur local explique que l’univers observable est homogène et isotrope ou que dans le cône d’espace-temps l’observateur ponctuel fixe représente la jonction (la place nulle du présent) du passé et du futur ; il n’y a là bien sûr aucune implication quant à une singularité initiale de type Big Bang ou d’autres singularités, trous noirs ou Big Crunch final. Du point de vue philosophique, c’est le principe anthropique réaliste que se trouve invalidé, puisqu’il ne correspond qu’à une analogie physique tirée d’une situation mathématique précise — faut-il ajouter ici que l’observateur local en RG pas plus qu’en MQ n’a de caractéristique anthropologique propre, puisqu’il ne s’agit en dernière analyse que d’un système observateur quelconque, appareil de mesure, terrestre ou extraterrestre, etc.
Il ne faut pas négliger le fait cependant que plusieurs théoriciens, de Wheeler à Penrose et Hawking à t’Hooft ou Weinberg distinguent le principe général qui suppose simplement que l’univers physique a évolué de façon à favoriser l’apparition de la vie de principes plus spécifiques qui exigent par exemple l’émergence d’un observateur « intelligent » dans un univers participatif, comme chez Wheeler (voir là-dessus Gauthier 1992 et 2017). On doit avouer toutefois que ce principe réaliste est fondé sur des propriétés physiques probabilistes comme la constante de structure fine pour l’interaction électromagnétique — avec une valeur numérique approximative de 1/137 — qui a suscité nombre de spéculations irréalistes !
Enfin, d’un point de vue constructiviste, c’est la présence d’un observateur insulaire, point fixe ou local — à la différence de l’observateur relativiste du référentiel inertiel de la RR — qui fonde le concept d’espace-temps absolu. Notons, en tout dernier lieu, que la coordonnée temporelle n’est pas intervenue dans l’argumentation, simplement parce qu’elle se réduit à une dimension « spatialisée ». C’est l’observateur « fixe » et cependant local qui fait se mouvoir autour de lui tout l’univers observable et cet observateur n’est pas sur Sirius comme l’observateur omniscient de Laplace qui, connaissant les conditions initiales de l’univers observable, pouvait en déterminer le destin final. Pour nous, localement, la Terre comme point d’observation est redevenue le centre de l’univers etelle ne se meut pas, comme le clame Husserl dans son texte de 1934 sur le renversement phénoménologique de la révolution copernicienne.
La cosmologie n’est pas en reste avec la théorie des multivers, et l’inflation chaotique ou éternelle sur fond de champ fondamental scalaire, mesurable en tous points de l’espace, fait partie des scénarios cosmiques possibles : le champ scalaire du boson de Higgs relève du modèle standard de la théorie des champs quantiques contemporaine, mais la théorie des cordes suppose des échelons plus élevés dans l’échelle énergétique au-delà des 125 GeV où pourraient se trouver des partenaires supersymétriques des particules du modèle standard, c’est-à-dire, le sélectron pour l’électron et autres axions et axinos pour meubler la matière sombre. Les physiciens théoriciens, dont certains sont de véritables métaphysiciens, ne semblent guère se préoccuper des fondements logicomathématiques et de la critique fondationnelle ou épistémologique de leurs spéculations et s’en remettent souvent à l’imagination cosmographique à l’instar de voyageurs interstellaires. Il y a pourtant des théorèmes de limitation qui peuvent mettre un frein à ces élans spéculatifs, théorèmes de Gleason, de Bell, de Kochen-Specker, etc., ou encore des théorèmes purement mathématiques de la théorie des ensembles ou mieux de la topologie algébrique (notions de point fixe et homéomorphisme, par exemple) qui sont le plus souvent ignorés ou passés sous silence dans une communauté scientifique avide de nouveautés conceptuelles, quand elles ne sont pas purement imaginaires. Par exemple, l’intrication de deux particules avec des valeurs de spin opposées est une situation de symétrie avant la mesure que la mesure vient briser de la même manière que la mesure va provoquer l’effondrement du paquet d’ondes dans l’interprétation de la MQ chez von Neumann.
Sans adopter l’hypothèse de von Neumann d’une coupure (Schnitt) entre un système observé et un système observateur doté de conscience, c’est toujours la théorie de la mesure en MQ (que certains réalistes voudraient ignorer) qui est au coeur du problème de l’intrication (entanglement) des particules quantiques. Le problème est issu de l’expérience de pensée EPR ou paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen en 1935 qui suppose qu’il y a interaction à distance entre particules, ce que Einstein avait appelé (a spooky actionat a distance) ou action fantomatique à distance. Pourtant Bohr à l’époque avait insisté sur la théorie de la mesure pour dissiper le paradoxe, mais il a fallu que les expériences d’Aspect et alii invalident les relations d’inégalité de J.L. Bell qui avait pris au sérieux le paradoxe EPR. Le paradoxe a été résolu en montrant que les inégalités de Bell étaient violées au détriment d’une théorie classique et déterministe de variables cachées locales et au profit de la mécanique quantique et de sa théorie de la mesure. En effet, l’intrication ne relève pas d’une ontologie quantique comme le pensent les physiciens réalistes comme Einstein ou David Bohm et un certain nombre de contemporains, mais de la théorie de la mesure dans l’interprétation de Copenhague puisque l’information obtenue sur les particules intriquées est toujours à l’aune de la vitesse de la lumière qui demeure l’étalon de mesure électromagnétique de la relativité einsteinienne. La théorie de la décohérence en dissociant les états superposés des particules intriquées apporte une réponse réaliste au problème de l’intrication quantique, mais elle ne fait que transposer la théorie de la mesure microscopique à un environnement macroscopique où l’interaction se brise spontanément pourrait-on dire, à l’exemple des brisures de symétrie dans la théorie quantique des champs qui seraient à l’origine, par exemple, de l’asymétrie de la matière et de l’antimatière au moment du Big Bang selon le modèle standard de la cosmologie. Quoi qu’il en soit, se trouvent réconciliés ici Einstein, qui croyait que la MQ était incomplète dans sa description du réel physique, et Bohr qui pensait que la MQ avec sa théorie de la mesure était complémentaire à une théorie classique comme la RR (voir là-dessus Gauthier 2017 et 2018).
La théorie de l’information quantique en termes de qubits — pour des quantum bits analogues aux bits de l’informatique classique — fait ses choux gras des relations d’indétermination de Heisenberg en stipulant que la mesure de l’information discontinue des qubits en unités discrètes ne peut être exacte, ce qui autorise le non-clonage, la non-téléportation en plus de la non-destruction et de la non-diffusion de l’information. C’est ce que l’on peut appeler le brouillage de Heisenberg dans l’information quantique et cet effet de brouillage élémentaire a des conséquences sur l’image distordue d’un univers diffracté.
J. A. Wheeler a voulu faire de l’information un concept paradigmatique de la physique, après avoir proposé la théorie géométrodynamique en cosmologie relativiste selon laquelle l’univers physique se réduit à la dynamique de l’espace-temps quadridimensionnel. De son côté, G. t’Hooft a proposé une théorie holographique qui réduit l’univers à une perspective bidimensionnelle pour l’observateur local : ces deux points de vue, le point de vue anthropique participatif de Wheeler et l’holographe de t’Hooft reposent sur une interprétation réaliste de la fonction d’onde de Schrödinger, ce qui entraine des problèmes fondationnels d’ordre mathématique tout comme les multivers d’Everett. Le problème fondamental relève de la dichotomie entre physique et mathématique (et logique). Si l’on veut rendre compte du réel physique (par ex. la fonction d’onde de la MQ) en termes mathématiques, il faut faire appel à des concepts mathématiques comme la théorie des fonctions, l’analyse classique et la théorie des ensembles d’un point de vue réaliste.
Or il y a un chiasme entre le continuum physique et le continu mathématique (ensembliste). En termes simples, les mesures en physique sont finies puisqu’il n’y pas de quantité infinie mesurable dans le monde physique. Les outils mathématiques de la RG, de la MQ, de la cosmologie et de la théorie quantique des champs ont la cardinalité du continu, soit 2 à l’aleph zéro (2ℵ0), c.-à-d. l’ensemble puissance d’aleph zéro (ℵ0), la cardinalité d’un ensemble dénombrable, alors que 2ℵ0 est non dénombrable ; cela signifie que l’ensemble des observations possibles d’un observateur fini « à l’infini » est dénombrable, et même s’il y avait un nombre infini d’observateurs, leurs observations possibles demeureraient toujours dénombrables, puisque ℵ0 x ℵ0 = ℵ0 et ces observateurs aussi nombreux soient-ils ne peuvent accéder par leurs observations au continu mathématique qui sous-tend le continuum physique. Ce fossé, cet écart ne peut être comblé d’un point de vue réaliste, seule une théorie constructiviste peut approximer le continu mathématique et le continuum physique par des moyens finis, les seuls moyens à la disposition des observateurs locaux.
5.2 La mécanique quantique
Les relations d’incertitude font partie intégrante de la mécanique quantique et bien peu de physiciens ou de philosophes les refusent aujourd’hui. Le principe de complémentarité de Bohr n’est pas moins central. C’est d’ailleurs en se fondant sur une expérience de pensée similaire à celle que nous avons décrite plus haut, soit l’impossibilité conceptuelle de la mesure simultanée des variables canoniques en MQ, que Bohr a dû faire appel à des descriptions complémentaires. La dualité onde-corpuscule est l’aspect le plus superficiel de la thèse de la complémentarité : la complémentarité se joue au niveau des descriptions causale et spatiotemporelle, à savoir les descriptions complémentaires en termes de lois de conservation (les variables dynamiques) et en termes de coordonnées spatiotemporelles.
Un bel exemple est la théorie de la mesure d’une particule. L’équation de Schrödinger décrit l’évolution causale de l’onde porteuse de la particule alors que pour localiser la particule lors d’une mesure il faut faire intervenir la probabilité, la localisation de la particule ne pouvant être définie dans l’absolu en vertu du principe d’indétermination de Heisenberg. C’est donc l’exclusion mutuelle des descriptions qui entraîne leur complémentarité dans la mécanique quantique, alors que ces descriptions sont tout à fait compatibles en mécanique classique en vertu du caractère macrophysique des interactions physiques. Qu’on ait élevé par la suite les principes d’incertitude et de complémentarité au rang d’une doctrine philosophique relève de l’histoire des idées et de la sociologie, non de la physique ou de l’épistémologie. Quoi qu’il en soit, la thèse de la complémentarité a donné naissance à ce qu’il est convenu d’appeler l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, et c’est encore aujourd’hui l’interprétation dominante malgré les attaques persistantes, si ce n’est percutantes, venant en particulier des réalistes plus ou moins critiques (ou naïfs).
6. Hypothèses, théories, modèles
Il est sans doute pertinent de rappeler que la notion d’hypothèse change de sens avec la révolution ou la transformation (Umwandlung) kantienne. Ainsi le grand mathématicien Bernhard Riemann, influencé par Herbart, son professeur de philosophie qui défend un apriorisme matériel ou empiriste, définit-il l’hypothèse comme « tout ce que la pensée ajoute aux phénomènes ». Il s’agit bien entendu d’un point de vue kantien qui lui permet d’identifier Hypothesen et Thatsachen (faits) : la loi d’inertie qui est une loi du mouvement est une hypothèse et non un axiome selon Riemann, parce que la loi d’inertie relève de l’expérience a posteriori, alors qu’un axiome est analytique et a priori. Riemann exprime d’ailleurs la loi d’inertie sous la forme d’un énoncé conditionnel contrefactuel comme on le fait aujourd’hui : « S’il n’y avait qu’un seul point matériel dans le monde et qu’il se mût dans l’espace avec une vitesse déterminée, il conserverait alors toujours cette vitesse »[6]. L’hypothèse, c’est la théorie incertaine. Seules les théories logiques et mathématiques sont vraies a priori, c’est-à-dire non soumises aux tests empiriques de confirmation ou de validation. Kant croyait que les énoncés logiques étaient analytiques, c’est-à-dire valides en dehors de toute expérience, alors que les énoncés mathématiques étaient synthétiques a priori, c’est-à-dire qu’ils étaient vrais en vertu des conditions de toute expérience possible, conditions inscrites dans les dispositions cognitives du sujet connaissant et qui ne sauraient découler de l’expérience. Ce sont les formes a priori de l’espace et du temps qui sont au fondement de la perception sensible et les catégories a priori de l’entendement qui rendent possible la connaissance.
Revenons à l’hypothèse. L’hypothèse est donc un énoncé qui porte sur le monde, elle peut donc être vraie ou fausse. Le monde dont nous parlons ici est le monde empirique, l’univers physique. La théorie physique est donc hypothétique par nature et ses modèles ne sont que des réalisations diverses de la structure ou appareil analytique de la théorie. Voyons brièvement ce qu’il en est.
7. La posture constructiviste
La perspective adoptée dans ce travail est manifestement celle du constructivisme logicomathématique. En mathématiques, c’est le constructivisme arithmétique de Kronecker dans la grande tradition arithmétique de Fermat et Gauss, qui est le leitmotiv ; vient ensuite l’intuitionnisme mathématique de Brouwer qui a introduit le concept de sujet créateur pour rendre compte de l’activité mathématique. La logique intuitionniste est la version logique du constructivisme mathématique et témoigne à son tour de la prédominance de l’activité de construction des objets mathématiques sur les structures idéales du réalisme platonicien, selon son appellation courante. On peut encore aller plus loin cependant et doter la logique d’un contenu numérique, ce que seule une logique arithmétique ou logique interne de l’arithmétique, la logique polynomiale modulaire, peut accomplir (voir Gauthier 2015). Si ce constructivisme est toujours une option valable dans les fondements de la physique, c’est qu’il met l’accent sur la surdétermination de l’appareil analytique par rapport à l’appareil expérimental et aux données de l’expérience qui ne peuvent jamais être des faits bruts. Bachelard disait qu’un appareil ou un instrument scientifique est une théorie matérialisée. L’appareil analytique, une création de Hilbert dans ses travaux de physique mathématique, c’est l’ensemble constitué des formalismes mathématiques à l’oeuvre dans une théorie physique qu’on peut opposer à l’appareil expérimental constitué non seulement des appareils de mesure, mais des données expérimentales et des préparations de l’expérience, laboratoires et instrumentations. Il faut bien voir que ce vocable « appareil analytique », en apparence délesté de toute charge théorique, porte en réalité tout le poids logique et mathématique de la théorie physique. Qu’il suffise de penser que certains physiciens, dont Einstein et Wheeler dans sa « géométrodynamique » ou certains adeptes de la théorie des cordes et supercordes en physique contemporaine, ont espéré réduire la physique à la géométrie. Mais la prise en charge du réel physique nous interdit de voir dans les relations entre appareil analytique et appareil expérimental une surface lisse qu’aucun phénomène physique ou résultat expérimental ne viendrait briser.
En réalité, l’appareil analytique et l’appareil expérimental entretiennent des relations complexes dans un ensemble réticulé de flèches ou morphismes : ce sont les modèles de la théorie physique qui modulent ou médiatisent les deux composantes, appareil analytique et appareil expérimental. Ce dernier représente les données empiriques et leur préparation en vue de la mesure, mais la mesure elle-même est soumise à l’interaction d’un système observé et d’un système observateur : l’observateur dispose d’un arsenal théorique qui donne un sens aux résultats expérimentaux du système observé. Le cas de la probabilité en mécanique quantique est patent, puisque c’est le carré de la valeur absolue de la fonction d’onde y, c.-à-d. |y|2 dans un intervalle réel (0, 1) qui rend compte du caractère probabilitaire de la physique quantique. C’est donc le réseau de relations ou la dialectique réticulaire entre le théorique et l’empirique qui règle le régime des influences entre l’appareil analytique et l’appareil expérimental. En effet, l’appareil analytique ne saurait être conçu comme un système rigide de constructions ou de structures mathématiques pas plus qu’on ne peut concevoir un dispositif expérimental qui serait totalement assujetti à l’appareil analytique.
L’appareil analytique de la théorie physique n’est pas canonique ou univoque, il a besoin de modèles multiples pour sa réalisation et le contenu expérimental de la théorie ne peut être récupéré par un seul modèle au détriment de la richesse des données expérimentales. Il y a donc influence ou détermination réciproque des deux appareils dans une dialectique qui n’est pas linéaire entre les composantes de la théorie physique. Ce schéma assouplit la notion d’appareil analytique que Hilbert avait d’abord défini comme ensemble fermé de l’axiomatique physique, réservant à la seule interprétation de la théorie physique la souplesse et la malléabilité de l’expérience. Hilbert ne disposait pas de la notion moderne de modèle pour apprécier la diversité des modèles non standards et la mutuelle dépendance des appareils, analytique et expérimental ; notons encore que la distinction ici ne veut refléter que la structure dynamique et la teneur constructive des théories physiques en mettant en veilleuse les engagements ontologiques ou les options métaphysiques des postures fondationnelles en philosophie de la physique.
Ce sont encore les modèles théoriques qui constituent l’arsenal de la physique mathématique en théorie quantique des champs. Un bel exemple est le régime théorique des symétries et supersymétries de la théorie des particules élémentaires qui repose sur le théorème fondamental CPT pour les symétries de la charge C, de la parité P (symétrie miroir) et du temps T. La symétrie de la parité peut être brisée, comme le duo CP, mais le trio CPT doit demeurer intact pour garantir l’invariance des lois physiques et la théorie des supercordes s’alimente aux supersymétries pour assurer ses avancées dans une théorie unifiée de la théorie des particules élémentaires et de la théorie de la gravitation où l’on recherche encore des symmétrons, particules élémentaires candidates de la supersymétrie. Si une brisure de symétrie spontanée peut rendre compte de l’asymétrie matière-antimatière au moment du Big Bang, la théorie des supercordes doit recomposer les symétries brisées dans des modèles duaux et ainsi reconstituer par exemple la symétrie miroir ; remarquons toutefois que la réflexion bidirectionnelle (homéomorphique) doit se faire dans la même dimension, ici la dimension 2, autrement il y a diffraction différentielle des images qui ne sont plus conformes… La théorie des cordes en 10 ou 11 dimensions recourt à la variété ou à l’espace de Calabi-Yau comme arène pour compactifier les dimensions supplémentaires au continuum quadridimensionnel : la compactification signifie que l’on réduit 6 dimensions à des filaments ou des cordelettes dans un espace à 3+1 dimensions. L’opération n’est pas sans mal mathématique, mais elle parvient à conserver la cohérence ou la consistance logique de la théorie qui est renormalisable, c’est-à-dire qu’elle est exempte des divergences ou des infinités rampantes des théories infinitaires. Le problème, ou plutôt la tâche philosophique —au sens de l’Aufgabe kantienne —, consiste ici à rendre explicites les motifs finitistes ou constructivistes qui lestent la théorie d’une surcharge de l’appareil analytique incompatible avec les contraintes finitaires de l’appareil expérimental de la théorie physique.
C’est dans la perspective d’une logique interne de la physique ou logique physique [physikalische Logik] selon le terme de Hilbert, qu’on peut situer cette analyse de l’appareil analytique et de ses conditions de réalité [Realitätsbedingungen], comme le disaient Hilbert et von Neumann dans leurs travaux sur les fondements mathématiques de la mécanique quantique.
La posture constructiviste consistera à mettre l’accent sur ce que Hilbert et son élève von Neumann ont appelé l’appareil analytique [analytischer Apparat], c’est-à-dire l’ensemble des structures logiques et mathématiques, le formalisme qui surdétermine le donné expérimental. L’appareil analytique génère des modèles qui ne sont pas isomorphes, ce qui signifie qu’on a nécessairement des modèles non standards et que la théorie ne peut être canonique ou à interprétation unique ; le modèle est pris ici dans un sens plus large que la notion de modèle dans la théorie des modèles en logique mathématique ou dans le sémantique ensembliste usuelle de la logique formelle, où l’on ne peut avoir de modèle principal pour l’arithmétique de Peano, par exemple, que pour une théorie du second ordre où l’on quantifie sur les propriétés ou les sous-ensembles des individus ou éléments individuels du 1er ordre. Ce sens plus large ne fait pas la distinction entre les ordres de la quantification et permet d’admettre des cardinalités non dénombrables comme dans la théorie des multivers d’Everett « the many-universe interpretation of Quantum Mechanics ». Mais c’est cette largesse dans la prolifération des modèles qui permet de réfuter la thèse d’Everett qui suppose une bijection ou correspondance biunivoque entre l’appareil analytique et le modèle des multivers. En effet, Everett défend l’idée que la ramification universelle de la fonction d’onde dans la théorie ondulatoire de Schrödinger engendre des univers multiples, alors que nous ne sommes conscients que d’un monde : mais il n’y a pas de bijection ou de correspondance biunivoque entre ce monde de l’expérience, qui est certainement au plus infini dénombrable ou de cardinalité aleph zéro (א0), et la fonction d’onde dont les valeurs sont des nombres réels ou complexes avec la cardinalité du continu (2 à l’aleph zéro ou 2א0). C’est pour cette raison que les cosmologues disent maintenant que s’il y a des mondes parallèles, ils sont inaccessibles. La même critique peut être faite à la théorie des mondes possibles de Lewis où un monde possible désigné, le monde réel, n’est pas sur un pied d’égalité ou de même cardinalité avec l’ensemble des autres mondes. Autrement, le monde physique serait dans tous ses états en même temps « toto simul sub specie aeternitatis », selon une expression de Spinoza, ce qui rendrait toute mesure impossible. Il faut bien voir que l’univers physique est mesurable, et si on peut en prendre la mesure localement, c’est que nous avons affaire à chaque fois à un état singulier, un événement que nous mesurons dans un intervalle de probabilité finie ou tout au plus infini dénombrable — avec additivité sigma, dit-on en termes techniques. C’est l’appareil expérimental qui est responsable de la mesure dans la préparation de l’expérience qui, elle, traite les données expérimentales et le passage de l’appareil analytique à l’appareil expérimental, s’opère alors par la médiation des modèles.
Si la théorie physique donne naissance à plusieurs modèles, c’est que la théorie est une construction hypothétique — obtenue par abduction selon le terme de C.S. Peirce —et fondée sur un appareil analytique ou un formalisme logicomathématique dont la solidité a été éprouvée. Prenons le cas de la mécanique quantique : son armature analytique est l’espace de Hilbert, nommé ainsi par von Neumann qui a écrit l’ouvrage majeur sur les fondements mathématiques de la mécanique quantique en 1932. Comme on l’a vu plus haut, von Neumann y parle de conditions de réalité ou de réalisation de l’appareil analytique, comme le caractère fini des valeurs propres d’un opérateur hermitique dans l’espace de Hilbert ; ce sont les modèles qui réalisent la structure logicomathématique de la théorie physique. En suivant ce train de pensée, on peut résoudre le problème ou le mystère de l’applicabilité des mathématiques au monde physique, comme le disait Eugene P. Wigner. Le mystère se dissipe en effet quand on met l’accent sur l’interaction de l’appareil analytique et de l’appareil expérimental dans une théorie de la mesure, qui se résume à l’interaction du système observé et du système observateur. Il est assez évident que les structures logicomathématiques appartiennent au système observateur qui est aussi le mesureur du système observé qui se trouve ainsi structuré pour ne pas dire construit de part en part. L’appareil analytique s’applique au monde physique, parce que les modèles qu’il génère modulent les conditions de sa réalisation. La thèse de la surdétermination de l’appareil analytique vient ainsi conforter la notion du mythe du donné (the myth of the given) formulée par W. Sellars ou de l’imprégnation du donné empirique par la théorie, c’est la theory-ladenness ou la charge théorique, sa prégnance, qui s’appuie sur le donné pour le soulever, comme un levier (Hebel), appareil qui a servi de modèle à Hegel pour l’articulation de la sursomption (Aufhebung).
8. Remarques finales
Nous avons tenté de tracer le trajet de l’observateur de Kant et Husserl à l’observateur local de la physique contemporaine. L’observateur local a un statut physique en tant que système observateur en interaction avec un système observé dans le monde physique ; il a en plus un statut mathématique dans l’appareil analytique d’une théorie physique, un lieu topologique dans les théories de la relativité restreinte, de la relativité générale et de la mécanique quantique jusqu’à la théorie quantique des champs et la cosmologie. L’observateur local comme système observateur en interaction avec l’univers physique fait partie des appareils expérimental et analytique d’une théorie physique qu’il n’a pas encore interprétée. L’interprétation ou la lecture herméneutique des résultats d’une mesure d’une expérience dans l’appareil expérimental et de sa relation avec l’appareil analytique exige la présence d’un sujet ou d’un agent linguistique « hors du monde physique ». C’est ce locuteur ou agent linguistique qui prend la relève de l’observateur local « physique » pour interpréter l’expérience de l’observateur constructeur (der konstruktive Zuschauer), comme le dirait sans doute Eugen Fink avec l’accord de Husserl et de Kant. C’est cette filière transcendantale qui a été remontée pour justifier la thèse de l’activité d’un sujet qui transcende par le langage le monde objectif ou l’univers physique pour mieux l’observer et l’interpréter. À la question « Pourquoi y a-t-il un monde ? », le sujet transcendantal a la réponse en lui-même en tant qu’interprète de « son monde » et du monde physique transcendant qu’il doit aussi interpréter comme « son » monde. C’est en ces termes que Husserl concevait la raison comme subjectivité transcendantale se constituant en constituant le monde (Vernunft alsSelbstkonstituirende und Weltkonstituirende transzendentale Subjektivität) dans (Husserl 1965, p. 275). Wittgenstein n’est pas si loin ici, lorsqu’il énonce dans la proposition 5.6 de son Tractatus logico-philosophicus (Wittgenstein 1922) que « les limites de mon langage sont les limites de mon monde » tout en invoquant une mystique de l’indicible étranger à la phénoménologie transcendantale[7].
Du point de vue scientifique et philosophique, la question cosmologique est centrale. Les questions de l’origine et de l’horizon sont étroitement liées. Répétons-le, l’origine de l’univers (cosmogonie) et sa structure (cosmologie) sont à ce point confondues qu’on peut réduire ces deux questions au seul problème cosmologique. Ce problème a toutes les apparences d’un problème presque résolu, puisque le modèle standard du Big Bang est considéré par la plupart des physiciens comme la théorie vraie de l’univers physique réel.
L’univers aurait donc 13,7 milliards d’années et serait né d’une singularité initiale, le Big Bang, gigantesque explosion qui aurait engendré, après une période d’inflation extraordinaire, les galaxies telles que nous les connaissons maintenant. À la suite de la période d’expansion et depuis la fin de cette période, l’univers se contracterait pour aboutir à un Big Crunch ou Grand Écrasement, à moins qu’il ne soit ouvert, ce qui signifierait que l’expansion n’a pas de fin. D’autres scénarios sont possibles, comme celui d’une fluctuation du vide quantique qui produirait une ou plusieurs bulles d’univers qui pourraient éclater pour se dissiper ensuite dans l’indifférence de la soupe primordiale. Ce dernier scénario est quantique, c’est-à-dire qu’il tente d’unifier la cosmologie relativiste et la mécanique quantique. Mais les cosmologies sans singularité initiale sont possibles et les modèles de Segal (chronogéométrie) et de Alfvén (champs électromagnétiques) entre autres ont des vertus indéniables parce qu’ils réussissent à éviter la masse ou l’énergie infinies que doit postuler le modèle standard à l’origine. D’autres encore, comme la théorie des supercordes ou membranes (la M-théorie), sont des théories unificatrices ou Théories du Tout (TdT), qui misent sur des dualités ou symétries fondamentales entre modèles théoriques (c’est-à-dire, dualité entre l’univers anti de Sitter et une théorie quantique des champs dite conforme avec transformations préservant les angles).
Les grands tests cosmologiques ne sont pas concluants. Il y a d’abord l’isotropie et l’homogénéité du rayonnement de fond thermique à trois degrés Kelvin découvert par Penzias et Wilson en 1964, et qui serait dans le modèle standard un vestige du Big Bang ou encore la densité critique de la matière qui permettrait à l’univers de se refermer, ce qui nécessite la présence encore inobservée d’une matière-énergie sombre et froide invisible et plus lente que les photons ou la lumière, l’abondance de l’hélium et du deutérium, etc. Ces tests n’ont pas de valeur absolue, mais ils montrent bien que la cosmologie est loin du compte et que le modèle standard ne suffit plus à la tâche. Pour la théorie des particules élémentaires, là aussi le modèle standard ne parvient pas à rendre compte de l’origine de la masse des particules (malgré le boson de Higgs), de la gravitation, de la dualité matière-antimatière ou encore de la matière sombre. Il faut donc aller au-delà dans une physique nouvelle comme la théorie des supercordes, dont le sort n’est pas encore scellé.
Mais la cosmologie ou théorie de l’univers est-elle possible et n’est-elle pas limitée par un horizon, l’horizon du visible ou de l’observable ? Imaginer un au-delà de l’horizon est la tâche de la métaphysique qui prend alors la relève de la mythologie pour inventer la scène originelle d’une mer infinie d’où émerge une tortue géante porteuse de la terre et de l’univers tout entier comme dans le mythe amérindien, l’indétermination de l’abîme, le tohu-wa-bohu de la Bible, ou sa turbulence chaotique, Tiamat dans la mythologie assyro-babylonienne ou Noun dans la mythologie égyptienne. Cette eau originaire, que l’on retrouve encore chez Thalès dans la philosophie grecque présocratique, n’est pas si éloignée des fluctuations du vide quantique, et le mythe de l’océan primitif peut être perçu comme la matrice de toutes les cosmogonies. Mais qui abordera jamais les rives de l’origine ? La limite antérieure de l’origine rejoint la limite de l’horizon : toutes deux sont récessives, et on ne peut concevoir l’univers que comme une sphère, ce qu’un autre penseur présocratique, Parménide, avait bien vu[8].
Toutefois, cette sphère parménidienne est la projection de l’observateur local qui tient ensemble l’origine et l’horizon ; c’est lui qui mesure l’empan de l’univers et c’est seulement dans une théorie de l’interaction de l’univers observé et de l’observateur, qui est toujours local, que la philosophie de la physique trouve son point culminant. La circonférence de l’univers visible n’est pas indépendante du regard synoptique de l’observateur, pourrait-on dire en langage imagé. Au-delà de l’image, il demeure que la science atteint ses propres limites en cosmologie. Une théorie unifiée des champs électromagnétiques, nucléaires (fort et faible) et gravitationnels ne fournira pas l’idée parfaite, le modèle absolu du tout. L’union de la cosmologie et de la mécanique quantique ou la théorie des particules élémentaires ne produira pas l’unité ultime du savoir total, mais plutôt la synthèse limitée de savoirs inachevés et inachevables. La critique fondationnelle intervient, en effet, au moment même où l’idéal d’un savoir veut s’identifier au savoir idéal. Le physicien ou plus généralement le scientifique tombe parfois dans ce piège, et plus d’un a prédit la fin de la science, de la physique en particulier. Mais la limite travaille le savoir de l’intérieur et la fin ne peut être que provisoire, puisqu’une science complète serait encore objet d’analyse, de critique ou de simple réflexion. Qu’on ne voie pas là une profession de foi philosophique en je ne sais quelle supériorité de la réflexion ou de la pensée critique sur la science ou le savoir en général, comme si la philosophie seule était éternelle, philosophia perennis selon l’expression consacrée. L’utopie d’une philosophie (sagesse ?) universelle qui engloberait tous les savoirs dans un vaste théorème est un rêve aussi vain que le savoir absolu. La métaphysique et les systèmes philosophiques traditionnels, dont celui de Hegel, ont incarné ce rêve ; les philosophies de la nature ont cru pouvoir formuler les principes premiers du réel quand elles ne sont pas parvenues à fixer les règles et les limites du savoir dans une sorte de dogmatique transcendantale. La science fixe ses propres limites et la critique fondationnelle ou philosophique prend acte et cherche à formuler une métathéorie qui replace les théories scientifiques dans le contexte global du savoir et de l’expérience : c’est cette installation dans le panorama des savoirs et des pratiques qui justifie la philosophie critique des sciences et non l’appel à des principes supérieurs d’une théorie de l’être, ontologie ou métaphysique, ou encore d’une théorie de la connaissance (épistémologie) qui viendrait marquer de son sceau la théorie finale du réel.
Si la philosophie critique des sciences avec les instruments formels de la logique et de la théorie des probabilités a des ambitions plus modestes, c’est qu’elle a un rôle mieux défini dans l’organisation et l’accroissement du savoir auquel elle contribue non seulement par une évaluation critique, mais aussi par des interventions constructives qui peuvent en modifier le cours (dans le meilleur des cas).
Quoi qu’il en soit, la philosophie conserve son rôle critique de vigile du savoir, parce que la philosophie n’est pas un savoir, si ce n’est un savoir historique, la science de sa propre histoire, tant il est vrai que tout philosophe doit refaire l’histoire de la philosophie, comme s’il la portait depuis toujours dans une mémoire millénaire. Le savoir est cumulatif, la philosophie est rétroactive, mais la philosophie des sciences, en oscillant entre le présent de la science et le passé de la philosophie, doit d’abord s’ajuster au savoir contemporain et, peut-être en s’inspirant de l’histoire des sciences plus que de sa propre histoire, tout en ne l’oubliant pas, doit projeter l’image future de la science dans l’interconnexion des savoirs. Son aboutissement n’est pas une sagesse ou une science suprême, mais l’inquiétude du savoir, puisque la philosophie n’est plus la servante d’aucune théologie profane ou sacrée, mais le seuil critique de la connaissance scientifique. La science est la construction symbolique du monde, comme aimait à le dire le mathématicien et philosophe Hermann Weyl ; Weyl s’inspirait ici de Kant qui, dans sa Critique de la raison pure, considérait la constitution transcendantale du monde objectif, c’est-à-dire la construction du savoir scientifique comme une tâche ou une mission (Aufgabe) du travail philosophique, et non comme un problème scientifique[9].
**Note personnelle[10]
John Archibald Wheeler, le célèbre physicien et cosmologue américain créateur des expressions « black hole » (trou noir), « wormhole » (trou de ver) et « participatory universe » (univers participatif) m’a écrit une longue lettre d’appréciation (le 27 avril 1975) à propos de mon article (Gauthier 1971) dans lequel je mettais l’accent sur la notion d’observateur en mécanique quantique. J’avais envoyé une note critique à Wheeler sur les questions fondationnelles de son ouvrage classique Gravitation de 1973 écrit en collaboration avec deux autres cosmologues réputés C. W. Misner et K.S. Thorne (voir Misner 1973). Je note aussi que Wheeler a été un promoteur de la théorie des multivers d’Everett (qui avait été son étudiant), mais qu’il s’en est détaché par après. Par ailleurs, j’ai critiqué l’interprétation d’Everett dans de nombreuses publications (voir en particulier Gauthier 1992, 2015, 2017).
Appendices
Notes
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[1]
Les traductions françaises utilisent le plus souvent le terme de spectateur pour Zuschauer. Je choisis de traduire par « observateur », puisque Kant annonce sa révolution post-copernicienne en s’appuyant sur Copernic qui en tant qu’astronome était un observateur (actif) et non un simple spectateur du ciel étoilé ! L’ego transcendantal n’est pas un spectateur passif du monde phénoménal chez Kant ou du monde transcendant chez Husserl, c’est le moins qu’on puisse dire. La préposition zu du vocable Zuschauer suggère d’ailleurs de porter son attention active au spectacle (Schau), tout comme la préposition ob du latin observatio qui implique l’action d’observer. Le français spectateur comme le latin spectator a la connotation première de témoin passif.
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[2]
Cf. Kritik der reinen Vernunft, Vorrede zur zweiten Auflage (voir Kant 1787, XVI).
« Es hiermit eben so, als mit den ersten Gedanken des Kopernikus bewandt, der, nach dem mit der Erklärung der Himmelsbewegungen nicht gut fort wollte, wenn er annahm, das ganze Sternheer drehe sich um den Zuschauer, versuchte, ob es nicht besser gelingen möchte, wenn er den Zuschauer sich drehen, und dagegen die Sterne Ruhe ließ ».
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[3]
Cf. Kritik der reinen Vernunft, Vorrede zur zweiten Auflage (voir Kant 1787 *[4]).
“So verschafften die Centralgesetzte der Bewegungen der Himmelskörper dem, wasKopernikus, anfänglich nur als Hypothese annahm, ausgemachte Gewißheit und bewiesen zugleich die unsichtbare den Weltbau verbindende Kraft (der Newtonischen Anziehung), welche auf immer unentdekte geblieben wäre, wenn der erstere es nicht gewackt hätte, auf eine widersinnische, aber doch wahre Art die beobachteten Bewegungen nicht in den Gegenständen des Himmels, sondern in ihrem Zuschauer zu suchen”.
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[4]
Cf. Cartesianische Meditationenund Pariser Vorträge (Husserl 1950, p. 20).
“Hat der natürliche Mensch (darin das Ich, das letztlich zwar transzendental ist, aber davon nicht weiß) eine in naiver Absolutheit seiende Welt und Weltwissenschaft, so hat der seiner als transzendentales Ich bewußt gewordene transzendentale Zuschauer die Welt nur als Phaenomen, das sagt als cogitatum der jeweiligen cogitatio, als Erscheinen der jeweiligen Erscheinungen als bloßes Korrelat”.
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[5]
La traductrice N. D. utilise ici le néologisme sursomption pour traduire l’Aufhebung hégélienne — j’ai introduit le terme dans mes travaux sur la logique hégélienne (voir Gauthier 1967, 2005, 2016). Ce n’est pas seulement l’Aufhebung que Fink emprunte à Hegel, mais des expressions comme « die Selbstbewegung deskonstituerende Lebens », sauf que Hegel aurait plutôt dit « die Selbstbewegung desBegriffs » … Ce n’est pas le lieu ici de mesurer l’apport de Hegel à la phénoménologie de Fink. On sait que Husserl ne s’inspire jamais de Hegel.
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[6]
Cf. Riemann 1990, p. 525. « Man pflegt jetzt unter Hypothese Alles zu der Erscheinungen Hinzugedachte zu verstehen ». La définition de Riemann contraste avec la formule de Newton « Hypotheses non fingo » et la définition qu’il donnait de l’hypothèse dans ses Philosophiaenaturalis principia mathematica : « Quidquid enim ex Phaenomenis non deducitur, Hypothesis vocanda est ». L’ouvrage capital de Riemann sur « les hypothèses qui sont au fondement de la géométrie » concerne essentiellement les concepts mathématiques qui rendent compte de la géométrie physique. C’est dans le même esprit que Helmholtz parlera après Riemann de « faits » qui sont au fondement de la géométrie, mais il s’agit bien de faits au sens des apriori matériels de Herbart et des hypothèses de Riemann. Kant soutenait que c’était sur le mode hypothétique que Copernic avait conçu son observateur, mais il souhaitait au-delà de Copernic démontrer de façon apodictique et non plus hypothétique la construction des représentations de l’espace, du temps et des concepts fondamentaux ou catégories de l’entendement. C’est là l’essentiel de la reprise copernicienne de Kant qui transforme l’observateur « local » de Copernic en sujet transcendantal, mais Herbart, Riemann ou Helmholtz ne revendiquent pas le statut de sujet transcendantal dans les fondements des mathématiques et de la physique.
-
[7]
Mais on pourrait trouver plusieurs points de convergence entre Wittgenstein et Husserl. Par exemple, ce qui ne se laisse pas dire, se montre (zeigt sich) soutient Wittgenstein. Pour Husserl, la monstration (Erscheinung) manifeste le monde uniquement comme phénomène et ce que Wittgenstein appelle le sujet métaphysique (das metaphysische Subjekt) dont il dit qu’il n’appartient pas au monde, mais est une limite du monde « Das Subjekt gehört nicht zur Welt, sondern es ist eine Grenze der Welt » (Wittgenstein 1922, prop. 5.632) ; cette caractérisation correspond parfaitement au sujet transcendantal défini par Husserl dans ses Pariser Vorträge, comme nous l’avons vu plus haut.
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[8]
Voir là-dessus mon ouvrage (Gauthier 2018).
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[9]
Les néo-kantiens de l’École de Marbourg, Cohen, Natorp et Cassirer reprendront la tâche philosophique de la théorie ou du problème de la connaissance, comme dit Cassirer dans la perspective de la construction symbolique du monde. C’est là un thème que retiendra Hermann Weyl, un des mathématiciens les plus importants du vingtième siècle qui était à la fois philosophe et physicien. L’auteur T. Ryckman traduit l’Aufgabe kantienne par problème dans son ouvrage sur le règne de la relativité (Ryckman 2005) et il parle ailleurs, dans un ouvrage sur Einstein (2017) du « cryptic vocabulary between gegeben et aufgegeben » chez Kant, comme s’il y avait ambiguïté ! Le philosophe des sciences Bas van Fraassen dans (van Fraassen 2008, p. 361) écrit que le récit (tale) de Ryckman est transcendantal, alors que le sien est empiriste : il s’agit ici en réalité d’un commentaire de Hermann Weyl sur l’impossibilité d’éliminer l’ego des sciences théoriques « ineliminable residue of the annihilation of the ego ». On a vu que l’ego de Weyl est bien transcendantal au sens kantien — Weyl a été aussi husserlien — et on peut se demander si l’ego de van Fraassen n’est qu’empirique, identifiable au moi empirique de Kant, ou s’il n’y a pas un reste inéliminable, comme dit Weyl. Dans la postérité de Kant, Humboldt avait déjà infléchi l’ego transcendantal vers le sujet linguistique en énonçant le principe que « c’est une force unique qui engendre en même temps la pensée (Denkkraft) et le langage (spracherzeugende Kraft) », force qui se manifeste universellement dans la diversité des langues humaines — sur la philosophie du langage de Humboldt, voir l’excellent article de Jean Leroux dans Philosophiques (Leroux 2006). Pour le présent auteur, le reste égoïque ou déictique demeure un motif philosophique et le mobile matériel d’un être de langage ou d’un animal logique (zôon logikon) sans attache transcendantale ou métaphysique.
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[10]
Je remercie l’un des évaluateurs anonymes de Philosophiques pour sa lecture attentive et ses suggestions pertinentes qui ont permis de rendre plus lisible un texte parfois touffu.
Bibliographie
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