Tout d’abord, dire combien ce livre me semble important et marque une étape décisive dans la réception de la pensée de Heidegger. Certes, je n’en suis pas spécialiste et l’on pourrait dès lors en conclure que ce jugement enthousiaste ne reflète que les limites de son auteur. Pour désamorcer ce soupçon, qui voilerait injustement l’événement que représente objectivement ce livre, sans doute convient-il de rappeler la situation dans laquelle se trouvaient, en France, avant sa parution, les professeurs de philosophie. Ils étaient confrontés à trois positions qui se partageaient la scène des études heideggériennes françaises. La première était clairement celle des disciples qui, dans le sillage de J. Beaufret, commentaient la parole du maître, reprenant ses principaux motifs en vue de les porter toujours plus haut, plus loin. Cette ferveur a commencé à se tarir au cours des années 80, où il me semble que peu d’étudiants, qui entamaient leurs études de philosophie au moment de la disparition de Beaufret, ont souhaité embrasser la geste heideggérienne des générations précédentes. C’est ainsi qu’à la ferveur a succédé la dénonciation. Elle fut marquée par les différentes « affaires Heidegger » dans les années 90, qui connurent leur acmé en 2005 avec le livre d’E. Faye, travail qui aujourd’hui encore produit d’importantes ramifications. Entre ces deux pôles antinomiques se tenaient de grands historiens de la philosophie (tel Courtine), qui, au rythme de la publication des oeuvres complètes, élucidaient les textes, accumulaient les exégèses, souhaitant conférer à Heidegger sa stature de « classique », au côté d’Aristote, Descartes et Kant. Cependant, bon nombre de ces spécialistes, passés par l’enseignement de Beaufret (tels Courtine, Martineau, et une grande partie des protagonistes interrogés par Janicaud, dans son Heidegger en France), étaient enclins à épouser, dans des interventions autres que de commentaires, un certain nombre de décisions heideggériennes (l’histoire de la métaphysique comme onto-théologie, la critique de la philosophie dite de la subjectivité, voire celle de la raison). Cette orientation semblait, parfois, aller à l’encontre de leur volonté de faire de Heidegger un classique, tout se passant comme si (du moins pour l’observateur extérieur) être spécialiste de Heidegger devait signifier être heideggérien. C’est ce paysage français que le livre sur le jeune Heidegger de Sophie Jan Arrien (à l’avenir SJA) a profondément modifié. Certes, Greisch, en 1994, avait déjà balisé les principales étapes de la genèse d’Être et Temps ; certes, les études en français sur le jeune Heidegger n’étaient plus si rares depuis l’ouvrage dirigé par Courtine en 1996. Mais outre le fait que ces études sur l’avant Être et Temps étaient toutes vectorisées par le souci d’expliquer l’ouvrage de 1927, elles prenaient souvent l’allure de coup de sonde sur tel ou tel aspect particulier (impression accentuée par la forme de succession d’articles dans des ouvrages collectifs). Le parti pris par SJA sur le jeune Heidegger (1919—1923) est tout autre : d’une part, elle refuse de le lire à l’ombre d’Être et Temps. Elle considère cette période de Fribourg comme une totalité organique, signifiante par soi, sans la rapporter à la problématique ultérieure de l’Être, qui ne s’amorça véritablement, comme l’avait montré Greisch, qu’en 1924. D’autre part, elle restitue la cohérence du parcours à partir de l’exigence principielle du jeune Heidegger : lier indissolublement la conceptualité philosophique à la labilité de la vie. Elle montre pourquoi cette tâche, loin de refléter un thème assurément dominant de l’époque (celui de la vie), trouve sa teneur particulière et son originalité propre dans ces cours de Fribourg. Ce faisant, elle décrit une philosophie en acte (et non plus en gestation), une pensée toujours inquiète qui …
Commentaire sur L’inquitétude de la pensée[Record]
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Isabelle Thomas Fogiel
Département de philosophie, Université d’Ottawa