Disputatio

Précis de Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle[Record]

  • Soumaya MESTIRI

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  • Soumaya MESTIRI
    FSHST — Université de Tunis

« Décoloniser le féminisme ». Fondamentale est naturellement la question de savoir ce que l’on entend par décoloniser ici. Décoloniser, c’est d’abord porter un diagnostic : il y a, manifestement, un problème avec le féminisme majoritaire, et ce problème serait d’ordre colonial. Cela signifie donc que ledit féminisme n’a pas vocation à émanciper les femmes, toutes les femmes, mais qu’il cherche à leur imposer un certain mode d’être de manière foncièrement hégémonique et arbitraire, au motif que la liberté doit se concevoir ainsi et pas autrement. Ce mode d’être, qui se prétend universel, est en réalité particulariste. Occidentalo-centré, culturellement connoté, il correspond à une vision impériale de la femme, au sens historique mais aussi épistémologique du terme, se donnant à voir, au Nord comme au Sud, comme pensée « blanche », laïque, prônant l’uniformité des attitudes et des femmes, sorte de fractal idéologique qui appelle à l’itération infinie, ne défendant la différence qu’à l’intérieur du cercle restreint de l’homogénéité. Or prendre au sérieux la différence, c’est aussi accepter de la penser comme une modalité de l’égalité, ce qu’il n’est possible de faire qu’en l’arrachant de l’homogénéité où veut la confiner un féminisme de première génération à l’heure où les féministes, depuis un certain temps déjà, pensent la domination à l’intersection des catégories de genre, de classe et de race. Ce diagnostic s’accompagne, dans un deuxième temps, d’une déconstruction, c’est-à-dire d’une mise au jour des clichés érigés au rang de vérité (Shéhérazade de pacotille, à la fois hypersexuelle et soumise à un mâle tout aussi oppresseur que dé-virilisé ; décrédibilisation en règle sur fond de mauvaise foi des féminismes religieux, tel le féminisme musulman) des non-dits, hiatus, omissions et autres contradictions qui parsèment le discours féministe majoritaire. Ainsi en est-il, par exemple, de cette volonté systématique de faire en sorte que « la méthode précède les problèmes » en posant, tout à la fois, la neutralité du savoir et du je connaissant. Tout se passe comme si le réel n’était pas traversé de part en part par des rapports de force qui le transforment et le subvertissent, et comme si les acteurs eux-mêmes étaient en quelque sorte hermétiques à ces tensions. Décoloniser, c’est par ailleurs, dans un troisième temps, déconstruire ce qui peut paraître « décolonisé » ou « décolonisant » quant aux approches se présentant elles-mêmes comme, pour le dire vite, non libérales (« pour le dire vite », car parler d’un féminisme libéral nous amène à nous interroger, comme j’ai essayé de le montrer dans l’Appendice de l’ouvrage autour du féminisme de Mill). Un positionnement visiblement à contre-courant ne suffit pas à ce que l’approche soit véritablement décoloniale. C’est ainsi que l’ouvrage renvoie dos à dos un certain nombre de féminismes alternatifs, qui relèvent plus de la « théorie-pansement » que d’un effort réel pour venir à bout des rapports de domination. Ainsi Sarah Song, qui renouvelle au demeurant de manière intéressante le prisme multiculturaliste en récusant notamment l’hybridité et ses vertus, finit par renouer avec l’approche délibérative, une catégorie libérale dont on a pu constater la vanité relative s’agissant de prendre en charge la différence et de rendre justice à la diversité. C’est aussi le cas d’un certain féminisme laïc à tendance séculière, comme celui de la marocaine Fatima Mernissi, qui finit par reconduire, d’une autre manière, l’imaginaire colonial féminin qu’elle s’était pourtant attachée à déconstruire. Habitée par la recherche des frontières, elle ne les trouve que pour mieux les ignorer, voire les gommer alors qu’on attendrait d’un féminisme décolonial qu’il en reconnaisse la valeur. Mais le cas du féminisme musulman est aussi révélateur, s’agissant de la faillite …

Appendices