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Cet ouvrage de Daniel Andler pose une question simple mais importante : quelle attitude devrions-nous adopter face au naturalisme ? Par exemple, est-il judicieux d’admettre l’existence de phénomènes surnaturels dans une théorie scientifique ou philosophique ? Andler offre un regard renouvelé et approfondi sur cette thèse controversée telle qu’elle se déploie dans les sciences et les sociétés contemporaines.
Le premier chapitre de l’ouvrage brosse un portrait plutôt historique du naturalisme (scientisme, positivisme logique, nouveau naturalisme, etc.) et se conclut par une recommandation provisoire en faveur d’un naturalisme critique[1]. Les chapitres II à IV font l’état des lieux de programmes de recherche naturalistes contemporains comme les sciences cognitives, les neurosciences et la psychologie évolutionnaire. Dans ces chapitres, l’approche d’Andler consiste à exposer une théorie ou une méthode, à identifier les problèmes qu’elle a rencontrés, pour ensuite montrer quelles solutions ont été proposées pour les contourner. L’objectif des chapitres II à IV est donc d’établir un portrait clair des stratégies, forces et écueils qui caractérisent ces grands programmes de recherche naturalistes.
Andler tire deux conclusions générales de cet état des lieux. D’une part, on ne peut plus faire fi des succès observés dans les programmes de recherche naturalistes, et d’autre part, les récents progrès en sciences cognitives, en neurosciences et en psychologie évolutionnaire montreraient à quel point nous avions, il y a quelques décennies, une compréhension fragmentaire et limitée de ces phénomènes. Pour ces raisons, pense Andler, la question est moins de savoir si l’on doit rejeter le naturalisme que de déterminer l’attitude correcte à adopter face à de tels succès. Le chapitre V confirme ce qu’Andler avait déjà accepté comme hypothèse probante au terme du premier chapitre : le naturalisme est une perspective théorique et méthodologique prometteuse, à condition qu’il soit ouvert à la critique[2].
Dans l’ensemble, ce livre offre un excellent compte rendu des recherches récentes dans les sciences cognitives et les approches évolutionnaires. Il offre aussi un panorama détaillé des thèses qui touchent au naturalisme, défendues par différents philosophes, de Charles S. Pierce à Jerry Fodor, en passant par Willard V. O. Quine. C’est assurément un bon ouvrage de référence sur le sujet, qui intéressera les chercheurs et chercheuses en philosophie des sciences ou en philosophie de l’esprit. J’ai cependant quelques réserves en ce qui concerne la thèse défendue par Andler.
Je consacrerai le reste de ce compte rendu à résumer et analyser la position d’Andler quant au naturalisme critique, principale contribution originale de l’ouvrage. La thèse d’Andler s’articule autour de deux concepts : le naturalisme (ontologique ou épistémique) et l’examen critique. Les trois compréhensions suivantes du naturalisme intéressent Andler :
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Naturalisme ontologique : « la nature est tout ce qui existe[3] ».
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Naturalisme épistémique : « ce que nous pouvons connaître, nous ne pouvons le connaître que de la façon dont nous connaissons la nature[4] ».
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Épistémologie naturalisée : « notre capacité à connaître est un processus naturel[5] ».
Formulée ainsi, la thèse (1) implique les thèses (2) et (3). En effet, supposons que l’on puisse connaître par des processus non naturels, ou encore que l’on puisse connaître par d’autres méthodes que celles employées pour connaître la nature. Cela impliquerait qu’il existe ou bien des processus de connaissance non naturels, ou bien des objets non naturels. Donc tout argument en faveur de (1) est aussi un argument en faveur de (2) et (3). Pour Andler, cela signifie que la question fondamentale du naturalisme est ontologique, puisqu’elle englobe les deux autres. C’est ce qui le motive à répondre à cette question en priorité.
Andler suggère, à la fin du chapitre I, que l’on ne peut offrir une réponse concluante à la question du naturalisme ontologique, et ce, même si les programmes de recherche naturalistes rencontrent un succès manifeste. Il n’existe pas d’argument définitif en faveur de la thèse selon laquelle la nature est tout ce qui existe[6]. C’est pourquoi Andler propose une nouvelle approche, soit d’aborder le naturalisme comme une attitude. En d’autres termes, bien que la thèse naturaliste demeure indécidable, les réponses à nos questionnements doivent être cohérentes avec une perspective naturaliste. Ainsi, Andler défend que nous ne devrions jamais, dans les recherches scientifiques, miser sur une division entre « deux ordres de choses et de connaissances[7] ». La thèse d’Andler peut être comprise comme un changement de perspective. Si les thèses (1) à (3) concernent la question de savoir si la thèse naturaliste est vraie, Andler se demande alors s’il est raisonnable, parcimonieux ou judicieux d’adopter une perspective anti-naturaliste. Étant donné l’objectif de l’ouvrage (déterminer quelle attitude adopter face au naturalisme), cette perspective est tout à fait pertinente, puisqu’elle permet des jugements plus nuancés sur le problème posé.
J’ai toutefois mal compris certains aspects de la problématique d’Andler. En particulier, tout au long du premier chapitre, le traitement du problème suggère qu’il y a équivoque sur la notion de nature. Andler affirme que le naturaliste pur, soit celui qui accepte à la fois la thèse ontologique et la thèse épistémique, « considère à la fois que la nature embrasse tout ce qui existe et que les sciences de la nature sont la source unique de connaissance véritable[8] ». Le passage entre « connaître seulement au moyen de la connaissance de la nature » et « connaître seulement au moyen des sciences de la nature » n’est pas évident. Je crains que, pour défendre la primauté des sciences de la nature, le sens du concept de nature ne passe d’une perspective ontologique à une perspective épistémique. À tout le moins, pour éviter ce genre de situation, il aurait été bon que des définitions provisoires claires soient établies en début d’analyse.
Voici le problème. Les sciences de la nature constituent un corpus disciplinaire précis, caractérisé par l’étude de certaines questions touchant au fonctionnement du monde naturel. C’est à cette compréhension de la nature que l’on réfère dans les chapitres II à IV. Si la thèse touchant aux sciences naturelles était vraie, alors le naturalisme épistémique impliquerait l’intégration, l’amendement et la retranscription des sciences humaines dans les sciences naturelles[9]. Toutefois, dans l’énoncé « la nature est tout ce qui existe », la majorité des philosophes se réfèrent à un concept plus général de nature, comme l’existence spatio-temporelle déterminée. Pour reformuler la thèse (1), cela signifierait que l’ensemble des objets ayant une existence spatio-temporelle déterminée est tout ce qui existe. Ce qui inclut les phénomènes traditionnellement réservés aux sciences sociales tels que les préférences, les raisons, les croyances, les désirs ou les intentions, puisqu’ils satisfont à cette exigence. Ainsi, selon une acception ontologique du naturel, même les sciences sociales peuvent prétendre à l’étude de « la nature », mais, selon une autre acception du naturel (beaucoup plus commune), il existe une distinction entre sciences sociales et sciences de la nature. En suivant une définition strictement ontologique, on pourrait dire que les sciences sociales sont des sciences naturelles. Si le raisonnement précédent est fondé, une bonne partie de la problématique dressée par Andler touchant à « l’intégration » des sciences sociales dans les sciences naturelles tombe donc à plat.
Vient ensuite le concept de critique. Andler défend un naturalisme qui peut examiner ses propres présupposés et les remettre en question, comme on le constate dans le passage suivant :
Le philosophe doit certes accompagner, encourager, aider les programmes naturalistes en cours, mais non sans en avoir examiné les présupposés, pris en considération tous les faits pertinents, quelles qu’en soient l’origine et la nature, sans se laisser lier les mains par quelque règle du jeu[10].
À titre d’exemple, Andler cite la participation de philosophes comme Hubert Dreyfus, Jerry Fodor et Daniel Dennett, qui ont contribué à une renaissance féconde des travaux sur l’intelligence artificielle[11]. L’examen critique peut aussi contribuer à montrer les limites des modèles actuels[12], ou encore à rendre intelligible l’apparente incompatibilité entre différentes perspectives scientifiques[13]. Ainsi, le fait de mettre en doute les présupposés de la démarche naturaliste maintient un équilibre sain entre progrès scientifique et remise en cause. On peut difficilement être en désaccord avec Andler. À titre d’exemple significatif, une part importante du système de production scientifique repose désormais sur une forme de scepticisme critique, notamment au moyen de l’évaluation par les pairs.
Il est toujours bon de rappeler le rôle nécessaire de l’examen critique dans le développement des théories philosophiques ou scientifiques. Seulement, afin qu’il situe mieux son propos, il aurait été opportun qu’Andler expose comment l’examen critique distingue son modèle d’autres perspectives sur ce sujet. Si tous s’entendent sur l’importance de l’examen critique pour la science, la forme particulière que doit prendre cet examen varie d’un auteur à l’autre. Comment la critique des modèles naturalistes doit-elle s’opérer ? Andler accepte-t-il le pluralisme méthodologique de Paul Feyerabend[14], les exigences de diversité et d’impartialité d’Helen Longino[15] ou les exigences délibératives encadrant les questions et méthodes scientifiques ? On a l’impression que l’argument d’Andler est compatible avec n’importe quelle interprétation du rôle de la critique dans les sciences. Dans le contexte où personne ne semble rejeter le rôle de la critique pour l’avancement des sciences et de la philosophie, Andler gagnerait à exposer clairement qui sont ses interlocuteurs.
Ces interrogations en ce qui touche à la problématique et à la notion de critique ne remettent toutefois pas en question l’oeuvre prise dans son ensemble. Andler expose des sujets complexes de manière abordable et structurée, et les questions qui sont posées dans ce livre sont déterminantes pour l’avenir des sciences et de la philosophie. Il s’agit d’une contribution pertinente sur la question du naturalisme.
Appendices
Notes
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[1]
Daniel Andler, La silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ? Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2016, sect. I.4.
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[2]
Ibid., sect. V.4.
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[3]
Ibid., p. 42.
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid.
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[6]
Ibid., p. 92.
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[7]
Ibid., p. 94.
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[8]
Ibid., p. 45.
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[9]
Ibid., p. 59.
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[10]
Ibid., p. 103.
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[11]
Ibid., p. 102103.
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[12]
Ibid., p. 390.
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[13]
Ibid., p. 391393.
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[14]
Paul Feyerabend. Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
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[15]
Helen E. Longino. Science as Social Knowledge : Values and Objectivity in Scientific Inquiry, Princeton, Princeton University Press, 1990.