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Ouvrage considérable tant par l’ampleur et la force de ses thèses que par la diversité et la précision de ses analyses, Généalogie de la raison de Dominique Pradelle constitue le deuxième volet d’un travail qui se présente comme une réforme radicale, voire subversive, de la doctrine kantienne des facultés à partir de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne. Tout aussi ambitieux et imposant, le premier versant de ce projet fut publié en effet un an auparavant sous le titre Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal, facultés et historicité (Kant, Husserl, Cavaillès, Heidegger) (PUF, 2012). Ces deux ouvrages étant si intérieurement liés qu’ils peuvent être conçus comme deux tomes d’une même oeuvre, il faut, pour introduire le second, relever les enjeux et les conclusions du premier, que rappelle d’ailleurs patiemment l’« Avant-propos » de Généalogie de la raison (p. 9-41).
L’enjeu général de Par-delà la révolution copernicienne était de déterminer les implications et les conséquences de la refonte de la logique kantienne par la logique transcendantale husserlienne. Dès lors que la phénoménologie se présente comme une pensée de la corrélation, pour laquelle ni l’objet ni le sujet n’ont de privilège strict dans la mise en forme de l’expérience (au sens kantien du terme), la révolution copernicienne qui a cours chez Kant trouve son terme avec Husserl : la subjectivité transcendantale ne peut plus désormais être comprise comme déterminant de façon unilatérale la possibilité de connaissance de tout objet. La révolution anticopernicienne, dont on peut situer l’acte de naissance chez Husserl, signifie que les divers modes de l’objet (objet logique, objet mathématique, objet perceptif, etc.), loin de se régler sur les structures du sujet transcendantal, prescrivent à celles-ci leur architectonique.
Pour parvenir à cette thèse, qui est véritablement le tremplin de Généalogie de la raison, D. Pradelle montre que la critique, par Husserl, du criticisme kantien consiste à dénoncer et ensuite éliminer le résidu d’anthropologisme et de psychologisme qui perdure dans sa conception des facultés. Kant continue selon Husserl à comprendre les facultés et leur division en sensibilité, entendement, imagination et raison comme des faits inquestionnables, appartenant à la nature de l’homme. L’expérience des objets se règlerait en ce sens sur les structures invariantes d’un sujet fini, structures dont « l’espèce et le nombre » sont impossibles à déduire[1]. Chez Kant, le rejet de tout dogmatisme laisse à son insu indemne une certaine métaphysique des pouvoirs du sujet connaissant humain, définis négativement par rapport à ceux de Dieu, qui dispose pour sa part d’un pouvoir in-fini, à savoir celui d’une intuition non pas réceptive mais créatrice (intuitus originarius). Si la phénoménologie husserlienne rend alors possible une critique plus radicale, plus « libre de présupposés » que la critique kantienne, c’est d’une part que le pouvoir de connaître « se réfère à l’architectonique eidétique du monde, c’est-à-dire à l’ensemble ordonné ou stratifié des essences d’objets qui le remplissent » (p. 32) et qui s’impose indifféremment à tout sujet possible (humain ou divin[2]), et, d’autre part, que les facultés déterminées apparaissent non comme faits, mais comme étant le fruit d’une genèse qui se laisse décrire.
C’est alors cet énoncé programmatique d’une généalogie des facultés qu’entend expliciter et développer Généalogie de la raison, en questionnant la relativité et en annonçant ultimement l’historicité des facultés ou potentialités (Vermögen) du sujet transcendantal, et cette fois moins sur le plan de l’analytique transcendantale que sur le plan de la dialectique transcendantale. L’ouvrage s’attaque donc aux problèmes suivants : « Comment penser l’articulation génétique des facultés ? » (p. 34), « Comment faut-il penser l’historicité de la rationalité mathématique ou physique ? » (p. 35) et, enfin, « au sein de l’historicité de la raison, doit-on admettre un principe d’évolution continuiste […], ou bien un principe de métamorphose discontinuiste […] ? » (p. 36).
En nous conduisant du dernier Husserl (celui de La crise des sciences européennes, de L’origine de la géométrie et de Logique formelle et transcendantale) au « second » Heidegger (celui de l’époque des conférences de Brême), mais aussi en effectuant des allers-retours fréquents vers les philosophies de l’histoire des sciences de Bachelard, Kuhn et Foucault, entre autres, Généalogie de la raison entend dans un premier temps raffermir et étendre les gains théoriques de Par-delà la révolution copernicienne et dans un deuxième temps avancer la thèse d’une discontinuité de l’histoire de la raison scientifique (mathématique et physique plus exactement).
Husserl et la révolution anti-copernicienne
La conclusion de l’avant-propos et les chapitres II à V — le chapitre I servant plutôt d’introduction générale au problème de l’historicité des catégories scientifiques —, examinent comment l’oeuvre de Husserl se livre à une « désubjectivation » systématique du sujet transcendantal et à une relativisation du sens et des limites réciproques de ses facultés.
Une conception non subjective du sujet
La révolution anti-copernicienne implique avant tout que le sujet n’est pas condition de l’expérience et de la validité de la connaissance des objets, mais se trouve lui-même assujetti, pour ne pas dire « conditionné », aux formes (ou « légalités ») qui sont les leurs. Les objets physiques, mathématiques, logiques, imaginaires, sociaux, etc. ne se laissent pas connaître d’une même manière (selon les mêmes actes intentionnels et avec les mêmes degrés de certitude possible), si bien que le sujet n’est pas libre, ni n’a l’initiative de leur déterminabilité. En un mot, « les structures objectales déterminent le mode d’apparition » (p. 13). Comme l’auteur le souligne bien (p. 20), la dépsychologisation du sujet transcendantal n’implique pas chez Husserl, comme c’est le cas dans le néokantisme de Herman Cohen et de Cassirer, une résorption de l’esthétique dans l’analytique et une réduction de la problématique kantienne à celle de la fondation de la validité de la connaissance physico-mathématique. Contrairement à Heidegger, du reste, Husserl ne cède pas à la tentation de considérer la sensibilité et l’entendement comme relevant en leur fond d’un même pouvoir plus originaire, à savoir celui de l’imagination productrice qui dévoile l’horizon de tout étant. Contre l’« archifacticité des facultés et structures du sujet fini » qui perdure chez Kant (p. 19), la « dénaturalisation » husserlienne du sujet transcendantal kantien passerait plutôt par une paradoxale et surprenante « objectivation » de ce dernier : la définition et la division des facultés ne relèvent pas d’avance d’une quelconque nature humaine scindée en divers pouvoirs d’intuition, d’intellection, etc., mais dérivent plutôt des modes par lesquels les domaines d’objets se dévoilent et se légitiment possiblement ou effectivement dans l’expérience.
Cette thèse opératoire est originale à divers égards. Elle laisse entendre d’abord que la naissance de la phénoménologie doit être comprise à partir d’une filiation kantienne autant ou davantage qu’une filiation cartésienne ; ensuite, et en conséquence, que la phénoménologie est, en son essence, un transcendantalisme (davantage qu’un quelconque « intuitionnisme » ou phénoménisme) et, enfin, que cette philosophie transcendantale réjuvénée situe le pôle constituant davantage du côté de l’objectivité que de celui de la subjectivité. Les critiques usuelles de la phénoménologie husserlienne se voient ainsi déboutées ou fortement relativisées par le portrait qu’en dresse D. Pradelle[3].
Quelles sont alors quelques-unes des implications générales du renversement anti-copernicien qui voit le jour chez Husserl quant à la doctrine kantienne des facultés ? Premièrement, l’opposition entre a priori et a posteriori n’apparaît plus subjective mais objective : « est a priori ce qui possède une validité inconditionnée, pour tout sujet en général et pour tout temps » (p. 23-24). Par exemple, l’impossibilité de concevoir une couleur non étendue n’est pas subjective mais objective, en tant qu’elle relève de l’essence de la couleur (que Husserl nomme dans ce cas « a priori matériel »). Husserl procéderait en ce sens à une « absolutisation de la finitude » du sujet kantien (p. 24). Deuxièmement, la réforme husserlienne de l’ancienne doctrine des facultés donne lieu à « doctrine non subjectiviste de la subjectivité pure » (p. 25) : la sensibilité et l’entendement ne désignent pas tant deux facultés subjectives que deux modes de donation des objets. Les objets sensibles, conceptuels, idéaux, etc. ont chacun une façon de s’adresser au sujet, et la théorie du sujet n’est que la reprise ou l’explicitation du versant subjectif (« noétique » chez Husserl) de la structure d’essence des diverses sphères d’objets (versant « noématique »). En ce sens, la « raison » désigne chez le sujet le mouvement qui doit suivre la forme téléologique propre et pure que possèdent certains objets (évidence, apodicticité, exhaustivité, immédiateté, authenticité, etc.). Les idées rationnelles que Kant considère comme non déductibles se rapportent en fait chacune à une rationalité locale ou régionale (perceptive, logique, géométrique, interpersonnelle, etc.). Il y a en ce sens dans le sujet autant de facultés rationnelles ou de rationalités qu’il y a de modes de connaissance des objets.
La genèse immanente des facultés
Cela étant, puisque des modes de connaissance et des types d’objets nouveaux apparaissent dans l’histoire, l’architectonique générale des facultés et le sens même de la raison en particulier sont exposés à une essentielle variation historique. Sur cette base, l’ouvrage entier sera consacré à approfondir le problème de l’historicité de la raison, et ce, suivant deux axes (p. 147) : du point de vue de l’histoire intrasubjective (la formation immanente d’un « style » au fil de l’expérience individuelle) et de l’histoire intersubjective (l’instauration et la sédimentation culturelles de pratiques, rationalités, etc.), axes ou pôles entre lesquels les analyses de Généalogie de la raison transitent parfois d’un chapitre à l’autre et parfois au sein d’un même chapitre.
Comment Husserl rendrait-il compte de la genèse intrasubjective des facultés ? En s’inspirant au chapitre II du modèle de l’habitualité que Husserl développe expressément à partir des années vingt (dans ses leçons sur la Psychologie phénoménologique notamment) et en montrant comment le sens du concept de « Je pur » (reine Ich) évolue entre le premier tome des Idées directrices de 1911 et les Méditations cartésiennes de 1931, l’auteur souligne comment ce n’est pas seulement le moi pris dans son acception empirique qui est doté d’une histoire, mais que l’ego transcendantal lui-même est le résultat mouvant d’une auto-constitution constante, d’une « création continuée ». D. Pradelle rapporte à cet égard une lettre de Husserl à Rudolf Pannwitz du 16 novembre 1930 (citée p. 77) :
avec la « réduction transcendantale », j’atteignais […] la subjectivité concrète et réelle au sens ultime […] et, dans cette subjectivité, la vie constituante universelle et non simplement la vie constituante historique : la subjectivité absolue dans son historicité.
Cela doit signifier rien moins que l’ego constituant est toujours aussi un ego constitué.
Cette auto-constitution de l’ego passe chez Husserl par la formation immanente d’habitus au sein de l’expérience : les habitus sont pour ainsi dire des dispositions typiques de l’action du sujet, tendances à juger-ainsi, à percevoir-ainsi, etc. Ces habitus peuvent être ou bien passifs (il y a une force ou une tendance associative à reproduire dans des circonstances semblables un même acte), ou bien actifs (dans le cas d’une auto-détermination ou d’une résolution à agir désormais d’une façon déterminée, que Husserl considère comme une causalité spirituelle ou « motivation »).
Puisque cette théorie concerne avant tout chez Husserl l’explication génétique des potentialités pratiques et intellectuelles singulières, déterminées et effectives du sujet empirique, D. Pradelle s’interroge alors quant à savoir si les facultés elles-mêmes, en tant que potentialités générales qui ne se résument pas à un simple « style comportemental » de l’ego, peuvent aussi se comprendre comme le résultat d’une formation d’habitus (p. 83). En faveur de cette hypothèse, il note que Kant présuppose une différence subtile et muette entre facultés innées et facultés acquises, alors que chez Husserl « [t]oute faculté, y compris la plus commune, se situe dans une genèse subjective qui obéit à des lois génétiques de formation » (p. 85), par exemple institution, association, induction, etc. Les potentialités sensibles (sentir, percevoir, etc.) supposent par exemple elles-mêmes une constitution et une articulation minimales des champs sensibles (visuels, tactiles, etc.) et l’aperception d’objets pré-empiriques (objets temporellement étendus, objets matériellement étendus, etc.), ce qui implique un développement progressif et donc temporel des facultés, dont la prime enfance (l’Urkind) représente chez Husserl le moment zéro. À cet égard, D. Pradelle propose de façon intéressante et novatrice que « Stufe » soit traduit par « étape » (p. 87, note 1), indiquant du même coup toute la pertinence d’un dialogue entre phénoménologie génétique et psychologie développementale (le « stadisme » de Piaget notamment). Toutefois, la formation d’habitus paraissant être un processus « conservateur » (par auto-régulation, l’expérience privilégie un style de plus en plus typifié, laissant toujours moins d’espace pour le surgissement d’une différenciation interne), on voit mal comment la théorie des habitus saurait rendre compte de l’instauration inconditionnée de facultés nouvelles dans l’histoire subjective et collective, plutôt que décrire la saturation et la cristallisation de possibilités actuelles ou passées.
La relativisation des facultés chez Husserl
Bien qu’elle soit assez rapidement suivie par la question de l’historicité des raisons philosophique et scientifique, l’hypothèse d’une relativisation des facultés transcendantales est centrale dans Généalogie de la raison, dans la lignée des travaux antérieurs de D. Pradelle. Sous l’impulsion de Husserl et de la lecture qu’en fait Cavaillès, cette hypothèse de travail générale se décline au chapitre IV en trois propositions spécifiques : la relativité de l’opposition entre sensibilité et entendement (p. 175-180) ; la progressivité dialectique et conjointe des facultés (p. 180-182), et l’historicité de la notion d’évidence catégoriale (p. 182-186), dont la première semble la plus lourde de conséquences.
Deux distinctions déterminantes prévalent chez Kant entre sensibilité et entendement, une différence de nature d’abord (la sensibilité est comprise comme réception des impressions ou affections, et l’entendement comme liaison de représentations), de quantité ensuite (les représentations sensibles sont individuelles, alors que les concepts sont communs à plusieurs représentations). D. Pradelle montre alors que Husserl n’admet pour sa part qu’une différence de degré et non de nature entre sensibilité et entendement. Au paragraphe 17 d’Expérience et jugement, il est dit que la sensibilité forme le « niveau le plus bas de l’activité de l’ego », si bien qu’un continuum d’activité règne entre les synthèses les plus passives de la sensibilité et celles plus « actives » de l’entendement. La sensibilité est déjà synthèse, fût-elle non consciente ; la parenté et le contraste des couleurs, l’unification des champs sensoriels, etc., sont autant de liaisons opérées par la dimension pré-égoïque de la subjectivité. En outre, comme le relève D. Pradelle, même la « passivité » de l’impression sensitive originaire suppose une forme d’abandon du Je à la force impressionnelle[4].
Une activité minimale anime toujours déjà la passivité. Et, inversement, il y a toujours une forme de passivité dans l’activité, même intellectuelle, qui renvoie à des synthèses antérieures, donc reçues, « pré-données ». Ainsi, dans la formation des généralités empiriques, la spontanéité qui consiste à regrouper des qualités d’objet n’est pas proprement productrice mais seulement thématisante : elle ne fait que mettre en relief les affinités d’une ressemblance déjà saillante sensiblement (p. 154), sans ajouter pour autant l’unité par une synthèse subséquente au phénomène sensible. Et il en irait de même pour les généralités pures ; jusque dans les actes catégoriaux, et en particulier dans la saisie des essences par variation imaginative, se révélerait dans la lecture que D. Pradelle fait de Husserl non pas une opposition entre sensibilité et entendement, mais plutôt une complémentarité (p. 154-159) : ils « désignent deux niveaux distincts — [respectivement] celui de processus synthétiques sans sujet agissant (infra-égoïques) et celui de l’activité première d’orientation sur leur résultat » (p. 159). La reformulation phénoménologique du rapport entre esthétique et dialectique veut alors que « la synthèse [ne soit] plus l’autre de la passivité » (p. 165).
Généalogie de la raison semble pourtant par moments aller plus loin encore, dans un apport essentiel aux études husserliennes qu’on aurait pu souhaiter voir développé davantage : contrairement à l’idée d’un ordre de stratification irréversible de la conscience qui irait « de bas en haut » (von unten auf), du sensible à la signification, la sensibilité elle-même pourrait parfois être investie des formations de sens constitués dans le monde de la vie et dans le monde communautaire de la science. En d’autres mots, les objets qui se trouvent dans l’expérience à titre d’habitus noématiques se déposeraient parfois dans l’expérience à titre d’habitudes noétiques (p. 159-166), notre façon de voir et sentir étant modifiée par les types d’objets créés dans l’histoire de la raison scientifique et pré-scientifique. En conséquence, « le concept même de sensibilité s’historicise et devient coextensif à la totalité des objets pré-constitués, pour désigner l’éveil de la conscience à l’égard de certaines catégories d’objets seconds » (p. 162). Se formerait ainsi, tant à l’échelle de l’individu qu’à celle de l’humanité, une passivité secondaire, une sensibilité constituée, une histoire des sens renvoyée à une histoire du sens (Sinngeschichte).
De cette façon, Généalogie de la raison entreprend une relativisation à la fois structurale et historique de l’opposition kantienne entre sensibilité et entendement. La passivité qui habite l’activité (et vice-versa) d’une part, et la perméabilité de la sensibilité à l’égard des formations historiques pratiques et scientifiques d’autre part, empêchent de considérer l’architectonique des facultés comme étant figée : les formes de la sensibilité, la table des catégories et les idées de la raison sont inscrites, ne serait-ce qu’en droit, en un devenir historique. La conclusion positive de la première moitié de Généalogie de la raison se place sous l’égide de Husserl, relu toutefois au prisme de Cavaillès :
Aussi la conscience n’est-elle pas définie par un ensemble de propriétés ou dispositions eidétiques dont elle serait éternellement porteuse ; sa structure propre est au contraire prescrite par les types d’actes noétiques qu’appellent la compréhension et la domination des corpus théoriques qui lui sont contemporains, […] [structure] dont elle hérite en vertu de sa place dans l’histoire
p. 187
Au tournant de cette première moitié de Généalogie de la raison, on pourrait se demander, d’un point de vue strictement philologique d’abord, si la phénoménologie husserlienne a toujours clairement été une pensée de la corrélation. Même si Husserl affirme que sa découverte l’a « frappé si profondément que depuis [1898] le travail de toute [s]a vie a été dominé par cette tâche d’élaboration de l’a priori corrélationnel[5] », celui-ci n’est malgré tout énoncé en toutes lettres qu’en 1936. Du reste, l’idée d’une corrélation entre les modes de donnée réels, possibles ou idéaux de l’objet et les possibilités d’expérience du sujet, « relation à double sens » donc (p. 29), permet-elle à elle seule de conclure à un « ordre de fondation qui est l’inverse exact de celui qui prévalait chez Kant » (p. 29) ? Un des gestes forts, sinon provocateurs de D. Pradelle, est à cet effet d’affirmer que chez Husserl l’objet ne jouit pas seulement du primat méthodologique en tant que fil conducteur (Leitfaden) dans la découverte des structures du sujet, mais est investi en outre d’une portée ou d’un primat ontologique (p. 29). Faudrait-il alors distinguer un Husserl plus copernicien et kantien — celui des Idées I, où le moi pur désigne cette forme vide, « pur point-d’où-voir » (p. 249), vestige du principe kantien de l’aperception transcendantale —, et un Husserl anti-copernicien ? Cette grille d’analyse qui distinguerait deux tendances de la phénoménologie husserlienne semble prometteuse et mériterait sans doute à titre préalable une enquête philologique.
La question, peut-être plus curieuse que problématique, qui s’impose toutefois à nos yeux consiste à savoir si l’historicité n’affecte que les rapports entre sensibilité, entendement et raison, ou si elle affecte également le contenu immanent, ou à tout le moins les formes primaires (seuils intensifs, centration et articulation des champs sensoriels, etc.), de la sensibilité elle-même. Outre les quelques passages cités plus haut, il est difficile de trouver une réponse claire à ce problème dans Généalogie de la raison et Par-delà la révolution copernicienne, qui portent moins sur la reprise critique par Husserl de l’esthétique transcendantale de Kant. Celle-ci fut l’objet d’un ouvrage fameux de D. Pradelle de beaucoup antérieur, L’archéologie du monde. Constitution de l’espace, idéalisme et intuitionnisme chez Husserl (Springer, 2000), dans lequel néanmoins la perspective généalogique était moins présente, sinon absente (voir toutefois L’archéologie du monde, p. 151 et 314). Dès lors que Husserl assume une démarche progressive et intuitive (et non régressive et constructive comme chez Kant) dans laquelle la sensibilité (sensitive, motrice et perceptive essentiellement) n’est plus pensée comme réceptivité mais comme premier degré de l’activité d’un sujet quelconque, les formes du temps et de l’espace sont-elles dès lors aussi constituées, « impures » dans les termes de Kant ? Dans l’avant-propos à Généalogie de la raison, on peut d’ailleurs lire cette citation de Husserl : « [Kant] aurait dû enseigner que l’espace et le temps sont déjà des produits d’une synthèse propre de niveau inférieur » (Philosophie première ; cité p. 13, note 2). La sensibilité n’est pas pure réceptivité, ou bien parce qu’il se trouve encore des couches inférieures animées ou pré-animées (« hylè », « kinesthèses », etc.), ou bien parce que les couches supérieures constituent les couches inférieures à rebours, auquel cas l’esthétique et l’analytique seraient alors perméables. Le lecteur se demandera peut-être alors pour quelles raisons la sensibilité reste en marge des analyses généalogiques de D. Pradelle. Nous pourrions croire d’abord que c’est parce que la sensibilité est une couche d’avant toute institution du sens et qu’en ce sens elle se tient hors de l’histoire (cela opposerait les travaux de D. Pradelle à ceux de M. Richir notamment). D. Pradelle affirme en ce sens à un moment le caractère absolument inconstituable de l’impression, condition de toute synthèse (p. 166). La sensibilité pourrait ensuite échapper à l’historicité précisément parce qu’elle en serait la condition secrète, comme par exemple dans le Marx de Michel Henry, qui voit dans l’épreuve du besoin et de l’effort les sources de l’histoire. D. Pradelle semble toutefois refuser la dissolution des suprastructures de la conscience personnelle et collective à une quelconque esthétique, sensible ou affective. Enfin, ce travail autour de la généalogie de la sensibilité est peut-être simplement un chantier à entreprendre, qui pourrait tirer profit de certaines analyses de L’archéologie du monde quant au mouvement notamment, mais aussi de quelques remarques sur le rapport entre Nietzsche et Husserl sur lesquelles nous reviendrons plus loin.
Discontinuisme et généalogie de la raison scientifique
L’anhistoricité des catégories scientifiques chez Kant et Husserl
Suivant le paradigme structural, géologique voire architectural, qui prévaut encore chez Husserl, sa philosophie de l’histoire demeure dominée par un « principe de connexité ou de continuité épistémologique entre connaissances perceptives et connaissances scientifiques » (p. 197). À l’instar des degrés supérieurs de la constitution de l’objet qui reconduisent toujours à des degrés inférieurs, l’histoire intersubjective et l’histoire scientifique en particulier renverraient toujours à un ensemble d’instaurations antérieures de projets de la raison, dont la phénoménologie transcendantale aurait pour charge de réactiver et réaliser la plus ancienne, à savoir celle inaugurée par l’Antiquité grecque.
La figure du second Heidegger, soutenue de façon étonnante mais convaincante par celles de Koyré, Bachelard et Foucault, pour ne nommer que ceux-là, vient alors pallier les relents de révolution copernicienne dans la conception husserlienne de l’histoire des raisons philosophique et scientifique : si le continuisme est inadmissible, c’est parce que le savoir ne s’établit pas sur des données perceptives, pratiques ou vitales premières, mais est plutôt précédé par une pré-compréhension ou une interprétation ontologique de la nature, « a priori historique » propre à chaque époque. Au chapitre I et VI à IX, D. Pradelle entend montrer, en complément des analyses précédentes sur la réforme phénoménologique de l’architectonique des facultés, comment la raison scientifique est intérieurement marquée d’une historicité et, qui plus est, d’une historicité discontinue et non progressive.
L’image partielle et partiale que se font Kant et Husserl de la science est alors mise en évidence. De par sa conception notamment de la causalité et de la quantité, la table kantienne des catégories est en effet soustraite de façon naïve, dogmatique à sa façon, à toute considération portant sur l’histoire de la science (p. 43-44). Malgré l’ultime section de la critique intitulée « Histoire de la raison pure » — où il ne s’agit finalement que de traiter la « préhistoire des errances pré-critiques » (p. 45) —, Kant ne fait aucune mention de l’historicité ni n’admet ne serait-ce que la temporalité de la raison. D. Pradelle relève toutefois au passage un extrait énigmatique où Kant évoque l’impossibilité que nous avons de connaître l’objet transcendantal en tant que tel « en vertu de la disposition actuelle de notre entendement » (Critique de la raison pure, A 250 ; cité p. 45 ; nous soulignons). Certes, l’historicité des catégories scientifiques est pour Kant incompatible avec leur validité universelle, non relative au sujet empirique singulier. Or cette idée d’une « dé-relativisation » de la connaissance par rapport au sujet fini individuel se réalise historiquement chez Galilée, ce que Husserl montre au fameux paragraphe 9 de La crise des sciences européennes. Ce dernier a donc le mérite de situer la naissance de la géométrie dans le monde de la vie grec : l’émergence de la raison géométrique suppose en effet le « catégorial du monde de la vie » (p. 97). En d’autres termes, les catégories scientifiques (géométriques en particulier) se découvrent au sein d’un monde culturel doté d’une praxis et d’intérêts pré-scientifiques, que ce soit dans la musique, les jeux de hasard, l’ébénisterie, le droit coutumier, etc. L’identité de la mesure provient par exemple d’un « intérêt d’équité » dans la délimitation de la propriété foncière par l’arpentage.
Cela dit, il faut considérer que ce monde de la vie tel que le décrit Husserl ne semble pas lui-même pris pleinement dans sa relativité historique et géographique : Husserl fait de l’origine grecque une origine déjà universelle. D’une part, selon D. Pradelle, la naissance de la raison philosophique est indérivable de quelque culture que ce soit, et est en cela rigoureusement immotivée (p. 133). D’autre part, il y aurait un a priori commun à tout Umwelt — grec ou non, passé ou non —, qui, par essence, présenterait toujours une nature perceptible par quiconque et impliquerait toujours des techniques de production de formes, susceptibles d’une idéalisation (p. 100-101). N’est-ce pas alors concéder, contrairement à la thèse défendue par l’auteur, que, dans sa structure, le monde de la vie est invariant et anhistorique ? En lisant de façon intéressante les Éléments d’Euclide, D. Pradelle affirme d’ailleurs à ce moment que l’origine de la géométrie (en tant que système de la constructibilité idéale de formes) ne comporte pas la facticité de la physique et que, en conséquence, elle a une validité inconditionnée (p. 103).
Pour ces raisons, le rapport que D. Pradelle établit entre la généalogie de la science à partir du monde de la vie chez Nietzsche et Husserl ne demeure sans doute qu’un parallèle indicatif. Si chez Husserl la naissance de la science (la mathématique) a pour condition historique de possibilité la « conversion de l’intérêt pratique en intérêt purement théorétique » (Crise, § 9 ; cité p. 96), et donc pour une certaine suspension de l’expérience subjective non seulement sensorielle mais aussi affective, l’intérêt théorique chez Nietzsche est encore à sa façon un intérêt de la vie (ou de la volonté de puissance), fût-il retourné contre certaines formes de celle-ci (voir p. 96, 98, 429-431 et 437-438). Cette parenté — avérée ou non — entre Nietzsche et Husserl au niveau du Lebenswelt, avait toutefois été soulignée en 1962 par Rudolf Boehm[6] et plus récemment par Jean Vioulac[7].
Après des pages éclairantes sur la distinction indépassable entre la finitude propre aux mathématiques grecques et l’infinitude propre aux mathématiques modernes chez Husserl (p. 46-51), D. Pradelle en vient à la conclusion que les coupures épistémiques reposent sur une coupure ontologique, c’est-à-dire diverses interprétations fondamentales de l’être de la nature (p. 54). Pour introduire à l’optique et aux problèmes du discontinuisme, le chapitre IV présente quelques tentatives notoires (H. Metzger, G. Bachelard, T. S. Kuhn et, dans une moindre mesure, P. Duhem et A. Koyré) de penser cet a priori historique variant ou, plus exactement, la logique des genèses et des mutations paradigmatiques dans l’histoire de la raison scientifique : une fois admises la diversité et l’irréductibilité des régimes de rationalité dans l’histoire de la science, peut-on rendre compte de leur succession et de leur survenue ? (p. 232). Les notions de « champ problématique », de « phénoméno-technique » et de « cogito outillé » chez Bachelard (p. 252-255), celle de « voir-comme » chez Kuhn (p. 261-264) et l’idée d’une « théorie incarnée » chez Duhem en particulier viennent manifester et formuler tour à tour la problématique sous divers angles et dans divers lexiques philosophiques, de façon brève mais rafraichissante et efficace.
Le « primat de l’ontologie » : l’histoire de la physique chez Heidegger
Au terme de ce survol d’une tradition française de l’histoire des sciences, la question demeure pourtant entière, et c’est à travers Heidegger qu’elle trouvera ultimement sa forme définitive : « comment et par quoi sont déterminés les mouvements de fond (Grundbewegungen) par lesquels le Dasein — entendu comme forme d’être à… collective, et non plus individuelle — passe d’une modalité ontologique à une autre ? » (p. 413). D. Pradelle cherche alors à problématiser, décrire et exemplifier cette idée selon laquelle la désoccultation de l’être est hétérogène, ce qui s’exprimerait au mieux dans l’histoire de la raison scientifique (p. 216-217). Chaque époque de la science doit être comprise comme reposant sur une façon d’effectuer la thesis (la position) de ce qui est en tant que nature (comme être produit chez les Grecs, être concerné chez les Romains, être créé chez les médiévaux, être stocké chez les contemporains, etc.). D. Pradelle retient cette formule limpide de Heidegger : « Le “naturel” est toujours historial » (Die Frage nach dem Ding ; cité p. 344). Puisque la façon de voir, calculer, prévoir, expérimenter, etc., dépend chaque fois du sens d’être de ce qui est, il est impossible ce faisant de définir purement logiquement et épistémologiquement le développement de la science : « L’intuition empirique d’un fait n’est possible que sur fond de l’intuition herméneutique du sens d’être de la nature en général » (p. 332).
Un saut sépare de ce fait la physique aristotélicienne de celle de Galilée et Newton, elle-même distincte de celle de Mach et Einstein qui est à son tour incommensurable avec celle de Bohr et Eisenberg. Chacune procède de la prise en vue d’un « eidos de la nature » déterminé. La « venue en présence » (Anwesen, dont Pradelle insiste sur le sens essentiellement verbal en le traduisant parfois par « présance ») de ce qui est qua nature prend au moins trois formes dominantes dans l’histoire d’ensemble de la physique telle qu’on la connaît ou reconnaît : Herstand, ou « pro-duit », Gegenstand, ou « ob-jet », et Bestand, ou « stock » (p. 355-362). Les analyses que mènent D. Pradelle sur chacune de ces rationalités, savamment exemplifiées, sont non seulement rigoureuses, mais lumineuses, dignes d’un intérêt tant pour l’historien des sciences que pour le phénoménologue néophyte en ces matières.
En suivant Heidegger tout en s’engageant dans des analyses souvent plus détaillées que chez ce dernier, D. Pradelle distingue plus longuement en divers contextes les présupposés « herméneutiques » fondamentaux des physiques aristotélicienne et galiléenne-newtonienne. La reprise critique par Newton de l’exemple galiléen de la Tour de Pise révèle que l’espace en vient dans la modernité à devoir être considéré non comme un ensemble de lieux, mais comme un espace idéal, libre de toute friction. L’espace et les corps modernes ne sont pas directement expérimentables, ils sont « seulement pensables », résultat d’un Gedankenexperiment (p. 333-337). Cruciale est à cet égard la distinction qu’opère l’auteur entre la mathématique et le mathématique. Le mathématique doit être entendu comme l’« anti-cipation par la pensée de l’essence des choses, qui en délimite par avance le secteur et le mode d’accessibilité » (p. 338), et c’est en ce sens seulement que la physique moderne peut être dite mathématique : sa raison porte le projet d’une anticipation rationnelle intégrale de l’étant, commun à l’algèbre moderne de Viète et à la métaphysique moderne de Descartes (p. 340).
Ce « primat de l’ontologie » sur l’histoire des rationalités scientifiques (mais aussi, de l’architectonique des facultés pré-scientifiques comme on l’a vu) confirme la « destitution du primat de la raison subjective » (p. 347) amorcée dans la première partie. La science n’est pas un faire actif, pour autant qu’elle procède d’une « décision » (Entscheidung) ontologique radicale quant à ce qui est. La question qui surgit alors est la suivante : cette interprétation est-elle le fait d’un quelconque sujet ? Pour entamer une réponse à cette question, D. Pradelle mobilise notamment l’étonnante réinterprétation heideggérienne de l’énoncé de Protagoras suivant lequel « l’homme est la mesure de toute chose » (p. 349-351). Ce fragment ne trahirait pas un quelconque subjectivisme ou perspectivisme de la connaissance, mais, bien au contraire, une révolution anti-copernicienne avant la lettre : mesure de toute chose, l’homme est l’étant auquel s’impose une limite, un orbe à respecter quant à ce qui se tient pour lui ouvert et retiré.
La conclusion conséquente mais extrême de cette discontinuité radicale des époques de la raison — qui n’équivaut pas simplement à une succession de plans irréductibles — est que, « du point de vue du déploiement d’essence, il n’y a pas de succession temporelle des époques ni de substitution de l’une à l’autre, mais un entrecroisement et un prolongement » (p. 387), une « paradoxale simultanéité » (p. 366). Nous retrouvons, semble-t-il, sur ce point quelque chose de la philosophie husserlienne de l’histoire : les époques de l’histoire demeurent d’une certaine façon accessibles et susceptibles d’être réactivées, précisément parce qu’elles continuent à « hanter » le monde de la vie en tant que productions (Leistungen) qui furent à jamais instauratrices de raison. De façon nuancée, D. Pradelle tient ainsi à souligner que la physique nucléaire contemporaine, au-delà de ses fractures proprement épistémiques avec la mathématique et la physique antiques — provient encore du commencement grec de la physique en tant qu’elle se présente comme théorie de l’effectif (Theorie des Wirklichen ; p. 388), ces deux termes devant alors être pris dans leur acception grecque originaire et inaugurale (p. 388-389). Suivant cette indication, dans des analyses d’un intérêt certain pour l’histoire (ou la méta-histoire) des sciences, D. Pradelle relativise point par point, sans pour autant les nier, les caractères qui distingueraient la mécanique quantique de la physique grecque, à savoir la non-intuitivité, le caractère statistique, l’incomplétude et l’interactionnisme de la première (p. 376-380). Une tension demeure donc entre l’incommensurabilité des époques de la raison et la continuation d’un ou de règne(s) de l’histoire de l’être (p. 374).
Conclusion : une éclipse du sujet ?
À travers l’idée d’une révolution anti-copernicienne commune à Husserl et Heidegger, Généalogie de la raison met en évidence de façon convaincante et décisive une intention directrice du projet phénoménologique jusqu’ici inaperçue, à savoir la désubjectivation du sujet transcendantal kantien, tant dans l’histoire de l’ego que dans celle de l’être. En repensant la généalogie de la raison non plus tant à partir des lois structurales propres à chaque domaine d’objets qu’à partir d’un destin ou d’un « envoi » (Geschick) de l’histoire de l’être lui-même, il se trouve néanmoins chez Heidegger,
peut-être, une radicalisation du geste anti-copernicien de Husserl : si ce dernier substituait, à la révolution copernicienne de Kant, le principe selon lequel toute catégorie d’objets prescrit au sujet transcendantal une structure constitutive, Heidegger lui substitue, à son tour, le principe selon lequel l’historicité de l’être prescrit au Wesen de l’homme une certaine entente du sens de l’être et de l’étant
p. 193
Cette élucidation d’une communauté d’intention entre les phénoménologies husserlienne et heideggérienne n’est pourtant pas la seule avancée remarquable de l’ouvrage, puisque D. Pradelle, même en redonnant tout son droit au versant objectif de la constitution, parvient à y contourner à la fois un certain réalisme aujourd’hui en vogue et les figures de la « contreintentionnalité » qu’on trouve chez Levinas, Marion, etc. Ce transcendantalisme renouvelé annonce ainsi ce qu’on pourrait considérer comme une nouvelle école de la phénoménologie, dont les champs d’analyse nombreux sont ici entamés du point de vue spécifique de la généalogie de l’entendement, et de la raison de la subjectivité scientifique. Cet apport ressort d’ailleurs tout particulièrement dans les passages qui insistent moins sur le renversement des « polarités » sujet constituant/objet constitué pour souligner plutôt « la signification ontologique » (p. 30) de la constitution transcendantale : l’expérience est une structure anonyme dans laquelle sont corrélés subjectivité et objectivité suivant divers modes qui tiennent à l’essence des régions d’objet eux-mêmes.
La conclusion de l’ouvrage médite une tension qui demeure : bien qu’elle doive observer la structure régulatrice des domaines d’objets, la subjectivité transcendantale semble encore être un fondement ontologique. D’une part, en tant que moi pur ou je pense historicisé ou non, le sujet transcendantal demeure la condition dernière de toute expérience. D. Pradelle remarque à cet égard que la première thèse défendue dans Généalogie de la raison dans le sillage de Par-delà la révolution copernicienne est encore kantienne à sa façon. En effet, dans les « Paralogismes de la psychologie rationnelle », Kant affirmait déjà clairement que le sujet ne peut être dit « transcendantal » que pour autant qu’il est le versant subjectif d’un objet transcendantal (d’un « constituable »), support des actes de sa connaissance (voir p. 189). D’autre part, si le sujet peut encore sembler détenir un certain primat ontologique sur l’objet, c’est qu’il paraît encore détenir, dans l’histoire de la conscience comme dans celle de la science, le pouvoir d’instaurer des domaines d’objets et des régimes de rationalité. Après tout, n’est-ce pas Pythagore, Euclide, Galilée, etc. qui lancent l’épistémè scientifique qui est la leur ? Sur ce point, l’ouvrage adopte résolument un point de vue heideggérien : dans l’histoire, « autre chose règne » (ein anderes waltet) (Heidegger, Das Ding ; cité p. 362). Faut-il donc concevoir une « instance substitutive » (p. 399) à l’origine du temps historique, et penser par exemple l’Être comme sujet, suivant une hypostase réifiante de celui-ci (p. 435) ? Loin de là. Le « cercle ontologique » (p. 31) se résout finalement dans une phénoménologie « a-subjective ou anonyme » : au fil de l’histoire de l’être, le sujet lui-même se reçoit dans une histoire qu’il n’écrit pas et qui au contraire détermine ses potentialités ou facultés fondamentales de compréhension de soi et du monde (voir p. 363).
Cela n’interdit toutefois pas encore de considérer que le sujet historique soit une origine non absolue. Divers passages laissent entendre en effet que l’institution des modes d’être de l’objet et de la raison constitue une production médiate de l’homme par lui-même. Comme le dit D. Pradelle dans une formule qui revient à plusieurs reprises, le sujet est le « produit de ses produits » (notamment p. 167, 178, 188 et 408), « le produit de l’intériorisation des règles de constitution de ses produits » (p. 31). D’une grande fertilité, cette proposition appellerait à être exemplifiée dans l’histoire non plus seulement de la science physique et mathématique, mais aussi de la technique, de l’esthétique (pensons au travail d’Éliane Escoubas sur L’espace pictural moderne), etc., sphères vers lesquelles les citations littéraires (proustiennes et rimbaldiennes notamment) placées en exergue de chaque chapitre nous transportent déjà.
Par la profondeur des thèses et de leurs illustrations phénoménologiques, plus husserliennes au départ et plus heideggériennes à l’arrivée, par la finesse et la clarté des analyses portant sur l’histoire des mathématiques et de la physique, Généalogie de la raison est sans conteste destiné à des commentaires et des prolongements nombreux et essentiels.
Appendices
Notes
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[1]
Voir Critique de la raison pure, B, 145-146.
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[2]
Voir à cet effet E. Husserl, Idées directrices…, Paris, Gallimard, 1950, t. I, § 43 et p. 265.
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[3]
Voir à cet effet les références instructives à Desanti et Cavaillès, p. 31, note 3.
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[4]
Voir p. 150-152. À rapprocher de certains manuscrits de Husserl qui décrivent le fait de céder comme un acte limite, une acceptation, voir notamment De l’intersubjectivité, t. II, Paris, PUF, 2001, p. 277).
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[5]
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. de G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 189, note 1.
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[6]
« Pour Husserl, comme pour Nietzsche, ce monde de la vie est “le seul monde réel” » (« Deux points de vue : Husserl et Nietzsche », Archivio di Filosofia, 1962/3, p. 169)
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[7]
« En dépit des divergences de style entre la « formule » nietzschéenne et la science recherchée par Husserl, c’est bien la même réalité dernière que cherchent à penser Wille zur Macht et Lebenswelt. » (« De Nietzsche à Husserl. La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen », Les études philosophiques, 2005/2, n° 73, p. 219).