Comptes rendus

Martin Gibert, L’imagination en morale, Hermann, Paris, 2014, 293 p.[Record]

  • Benoit Dubreuil

Au cours des dernières années, l’étude de la moralité a été marquée par une véritable explosion du nombre d’ouvrages mettant en relation une approche typiquement « philosophique » de l’éthique et les savoirs issus de son étude scientifique (et, au premier chef, de la psychologie et des sciences cognitives). Encore peu d’ouvrages en français s’inscrivent dans ces développements, et L’imagination en morale de Martin Gibert est l’une des heureuses exceptions. Si la thèse de Gibert est simple et peu controversée — « l’imagination peut enrichir notre connaissance morale » (p. 15) —, le défi que relève l’ouvrage est d’expliquer de manière détaillée et rigoureuse comment elle y parvient. Pour Gibert, l’ouvrage est d’abord une contribution à la psychologie morale, c’est-à-dire qu’il participe à une enquête sur le fonctionnement de la moralité en tant que produit de la cognition humaine. Cela ne signifie pas que son propos est peu susceptible d’alimenter la réflexion des autres branches de l’éthique, bien au contraire. Comprendre la place de l’imagination en morale permet d’enrichir les débats métaéthiques, notamment en épistémologie morale. Elle permet aussi d’alimenter les discussions en éthique normative, en aidant à comprendre comment l’imagination peut nous informer sur ce qu’il faut faire. Si Gibert explique bien l’intérêt de sa contribution pour la métaéthique et l’éthique normative, il prend néanmoins soin de ne pas se compromettre dans les vifs débats qui divisent ces deux domaines. Cette prudence est légitime, dans la mesure où elle lui permet de faire valoir de façon plus ciblée ses arguments concernant l’imagination, sans les rattacher à des positions qui susciteraient inutilement la controverse. Je reviendrai néanmoins plus loin sur certains questionnements que sa position ne manque pas de susciter. Le second chapitre de l’ouvrage plonge quant à lui dans l’histoire de la psychologie morale, notamment à travers l’examen des travaux de Jean Piaget et de Lawrence Kohlberg. Le jugement de l’auteur est ici nuancé. D’une part, les fondateurs de la psychologie morale se sont historiquement confrontés à une limite, dans la mesure où les modèles qu’ils ont développés accordaient une place démesurée à la rationalité et identifiaient « le bon jugement moral (le jugement « mature ») à un jugement où devaient primer les concepts de norme, de devoir, d’obligation et de réciprocité, c’est-à-dire à un jugement d’inspiration kantienne — ou à un équilibre réflexif rawlsien » (p. 69). Cette critique du modèle rationaliste ne lui nie cependant pas toute pertinence. Gibert lui reconnaît notamment le mérite d’avoir attiré l’attention des chercheurs sur la prise de perspective, c’est-à-dire la capacité à voir les choses, à les imaginer, du point de vue d’autrui, opération centrale au développement des concepts d’impartialité ou de justice. Deux choses doivent cependant être dites à propos de cette prise de perspective : la première est qu’elle n’a rien d’intrinsèquement moral. Je peux me mettre à la place d’autrui afin de mieux percevoir ses intérêts et les respecter, mais je peux aussi le faire afin de lui nuire ou de le manipuler. Le tortionnaire ou le sadique, rappelle Gibert, est plus efficace s’il sait se mettre à la place de sa victime ! La seconde chose à noter à propos de la prise de perspective est qu’elle est parfois froide et parfois chaude. Elle est froide lorsque je forme de simples croyances sur les états mentaux d’autrui, mais devient chaude lorsque, me mettant dans sa peau, j’en viens à éprouver la même émotion que lui. Selon Gibert, l’accent mis dans les modèles rationalistes sur la prise de perspective froide témoigne de l’absence chez eux d’une analyse fine de la perception morale, c’est-à-dire …