Disputatio

« Faut pas chercher à comprendre ! »[Record]

  • Rémi Brague

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  • Rémi Brague
    Paris I / LMU München

On connaît le principe de base du règlement militaire : obéir sans hésitation ni murmures. Le vocabulaire des casernes s’est enrichi, à une date plus récente, probablement dans les tranchées de cette Guerre dont nous célébrons cette année le centenaire, d’une autre formule encore plus raide : « Faut pas chercher à comprendre ! » Les poilus se consolaient ainsi de recevoir des ordres dont ils ne pouvaient pas saisir le bien-fondé, à supposer qu’ils en eussent un. Le curé de campagne de Bernanos s’insurge déjà contre elle : « On répète donc volontiers qu’il “ne faut pas chercher à comprendre”. Mon Dieu ! Mais nous sommes cependant là pour ça ! » On pourrait faire de cette dernière phrase le résumé de l’intention de Jean Grondin. Non peut-être sans surinterpréter, avec un sourire, le « nous sommes […] là » comme un témoignage pré-ontologique sur ce qu’on pourrait appeler pompeusement la nature herméneutique du Dasein. « Chercher à comprendre », c’est ce que nous ne pouvons pas nous empêcher de faire. C’est l’une des figures que prend ce logos qui indique la différence spécifique dans la définition traditionnelle de l’homme. Qu’il ait fallu attendre le xxe siècle, avec Heidegger et Gadamer, pour le constater n’empêche pas que nous soyons là devant une dimension essentielle et donc inamissible de l’humain. Or une réalité du monde moderne, puissante, et même constitutive, pourrait revendiquer ledit soupir résigné et en faire sa devise. Il ne s’agit de rien de moins que de la science moderne. Je suis conscient de risquer ici un paradoxe des plus criants : la règle de la sottise, le symbole de la bêtise du troufion de base gouvernerait la gloire de l’intelligence humaine ? Et pourtant : la science nous permet-elle de comprendre les phénomènes ? Ne nous permet-elle pas plutôt de les décrire dans ce langage mathématique dans lequel Galilée nous a appris que la nature était rédigée, d’en formuler les lois, et partant d’en prévoir la répétition à l’identique partout où les conditions de l’expérimentation sont les mêmes. On connaît la distinction entre comprendre et expliquer, telle qu’elle a été proposée par Wilhelm Dilthey et appliquée, l’une à la vie intérieure, l’autre au monde extérieur : « Die Natur erklären wir, das Seelenleben verstehen wir. » Mais il importe de remarquer que des penseurs antérieurs ne se sont pas contentés de distinguer ; ils ont tranché et implicitement ajouté un ne… que… : il n’y a que la vie de l’âme que nous comprenons, la nature nous est incompréhensible. On aurait d’ailleurs pu tirer cette conclusion de la constatation mise en avant par Vico : à la différence de la nature, qui est la création de Dieu, le monde de la cité (mondo civile), dont l’ensemble des réalités historiques, est l’oeuvre des hommes, et nous pouvons donc « (ne) ritruovare i princìpi dentro le modificazioni della nostra medesima mente umana », ce qui est une façon développée de dire « comprendre ». Jean Grondin fait allusion à l’attitude positiviste devant la réalité. Sauf erreur, il n’emploie pas le mot, mais la mention d’Auguste Comte indique que c’est bien d’elle qu’il s’agit (p. 130). Le plus radical dans l’affirmation d’une impossibilité à comprendre la nature est justement Comte : « La révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés. » Pour le positivisme, renoncer à trouver les causes, c’est se guérir …

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