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On connaît le principe de base du règlement militaire : obéir sans hésitation ni murmures. Le vocabulaire des casernes s’est enrichi, à une date plus récente, probablement dans les tranchées de cette Guerre dont nous célébrons cette année le centenaire, d’une autre formule encore plus raide : « Faut pas chercher à comprendre ! » Les poilus se consolaient ainsi de recevoir des ordres dont ils ne pouvaient pas saisir le bien-fondé, à supposer qu’ils en eussent un. Le curé de campagne de Bernanos s’insurge déjà contre elle : « On répète donc volontiers qu’il “ne faut pas chercher à comprendre”. Mon Dieu ! Mais nous sommes cependant là pour ça[1] ! » On pourrait faire de cette dernière phrase le résumé de l’intention de Jean Grondin. Non peut-être sans surinterpréter, avec un sourire, le « nous sommes […] là » comme un témoignage pré-ontologique sur ce qu’on pourrait appeler pompeusement la nature herméneutique du Dasein. « Chercher à comprendre », c’est ce que nous ne pouvons pas nous empêcher de faire. C’est l’une des figures que prend ce logos qui indique la différence spécifique dans la définition traditionnelle de l’homme. Qu’il ait fallu attendre le xxe siècle, avec Heidegger et Gadamer, pour le constater n’empêche pas que nous soyons là devant une dimension essentielle et donc inamissible de l’humain.

Or une réalité du monde moderne, puissante, et même constitutive, pourrait revendiquer ledit soupir résigné et en faire sa devise. Il ne s’agit de rien de moins que de la science moderne. Je suis conscient de risquer ici un paradoxe des plus criants : la règle de la sottise, le symbole de la bêtise du troufion de base gouvernerait la gloire de l’intelligence humaine ?

Et pourtant : la science nous permet-elle de comprendre les phénomènes ? Ne nous permet-elle pas plutôt de les décrire dans ce langage mathématique dans lequel Galilée nous a appris que la nature était rédigée, d’en formuler les lois, et partant d’en prévoir la répétition à l’identique partout où les conditions de l’expérimentation sont les mêmes. On connaît la distinction entre comprendre et expliquer, telle qu’elle a été proposée par Wilhelm Dilthey et appliquée, l’une à la vie intérieure, l’autre au monde extérieur : « Die Natur erklären wir, das Seelenleben verstehen wir[2]. » Mais il importe de remarquer que des penseurs antérieurs ne se sont pas contentés de distinguer ; ils ont tranché et implicitement ajouté un ne… que… : il n’y a que la vie de l’âme que nous comprenons, la nature nous est incompréhensible. On aurait d’ailleurs pu tirer cette conclusion de la constatation mise en avant par Vico : à la différence de la nature, qui est la création de Dieu, le monde de la cité (mondo civile), dont l’ensemble des réalités historiques, est l’oeuvre des hommes, et nous pouvons donc « (ne) ritruovare i princìpi dentro le modificazioni della nostra medesima mente umana », ce qui est une façon développée de dire « comprendre »[3].

Jean Grondin fait allusion à l’attitude positiviste devant la réalité. Sauf erreur, il n’emploie pas le mot, mais la mention d’Auguste Comte indique que c’est bien d’elle qu’il s’agit (p. 130). Le plus radical dans l’affirmation d’une impossibilité à comprendre la nature est justement Comte : « La révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés[4]. » Pour le positivisme, renoncer à trouver les causes, c’est se guérir d’un vain rêve, car celles-ci nous sont refusées. Mais la connaissance des lois nous offre une compensation dans la mesure où elle nous permet de manipuler les choses à notre profit. Contrairement à la phrase qu’on attribue à Francis Bacon, knowledge is power, nous disposons du pouvoir sans avoir besoin de posséder un savoir. Claude Bernard a même cette phrase stupéfiante : « L’homme peut […] plus qu’il ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance qu’en lui montrant qu’il ignore[5]. »

Nous sommes en tout cas placés devant la question de notre rapport à la nature, à l’univers physique dans son ensemble. Comprendre quelqu’un, c’est saisir l’intention dans laquelle il agit. Quand on parle de comprendre non plus une personne, mais une chose, on ne peut le faire qu’en reconduisant à des facteurs qui relèvent du personnel. Ainsi des textes ou des oeuvres d’art. Or c’est ce que nous ne pouvons pas faire, ou plus faire en ce qui concerne les réalités naturelles, depuis que la modernité s’est interdit, pour des raisons de méthode d’ailleurs tout à fait plausibles, de faire appel aux causes finales, déclarant tabou toute perspective téléologique. Nous nous trouvons en conséquence dans une sorte de schizophrénie : la manière dont nous pouvons vivre notre humanité, individuellement et collectivement, n’a rien à voir avec ce que nous savons du monde matériel. La raison que nous mettons en oeuvre pour nous orienter dans la vie n’a rien de commun avec celle que nous déployons pour décrire l’univers.

Ainsi, et bien malgré elle, la science moderne nous fait retrouver une sensibilité apparentée à celle que l’on a pu dégager, sous-jacente aux courants que l’on nomme « gnostiques », même si l’image qu’elle donne du monde peut être riante. Pour la Gnose, nous sommes des étrangers tombés dans un monde qui n’est pas vraiment le nôtre. Pour ce qui est de la vision du monde des scientifiques, dans le meilleur des cas, nous sommes dans l’univers comme dans un château merveilleux. La science nous en dessine le plan de façon de plus en plus exacte, et nous en livre la clef. Nous pouvons y pénétrer et le visiter de long en large. Chose plus étonnante encore, cet édifice déjà immense s’accroît sans cesse de nouvelles pièces dont chacune déborde de spectacles fascinants. Seulement, ce château, nous ne pouvons pas l’habiter, nous n’y sommes pas plus chez nous qu’on ne l’est dans le plus beau musée du monde. Nous y sommes de passage, en campement. Ou plutôt, nous nous construisons des abris que nous aménageons selon le type de rationalité, proprement humain, qui est le nôtre. Mais nous savons, même si nous faisons tout pour nous le cacher, qu’ils sont fragiles, provisoires, et qu’ils n’ont pas de fondations dans la réalité telle que nous la révèlent la physique ou les sciences de la terre et de la vie.

Ma question à Jean Grondin serait donc : comment proposeriez-vous d’articuler l’une sur l’autre la science moderne et la technologie qu’elle rend possible, d’une part, et d’autre part l’herméneutique ? Celle-ci ne serait-elle qu’une simple compensation, capable d’équilibrer, en tout cas jusqu’à un certain point, le poids écrasant dont la techno-science pèse sur la civilisation actuelle ? L’herméneutique peut-elle nous aider à refermer la déchirure que j’ai dite entre la rationalité humaine et la rationalité cosmique, que l’homme peut certes déchiffrer, mais pas partager ?

Jean Grondin s’attaque à ce qu’il appelle « nominalisme » (p. 101, 129-131, puis 133-134, 139, 141, 156). Il désigne par là une tendance de fond qui traverse depuis des décennies au moins la culture occidentale, et qui consiste à ne voir dans tout ce qui relève du sens qu’une pure construction du sujet, rien de plus. Une fois qu’il aura pris conscience de ce que ces sens a d’artificiel, il pourra déconstruire ce qui se sera avéré construit. Il en gagnera de la liberté. Telle est la bonne nouvelle du postmodernisme, la « gaîté » du nihilisme. Or Grondin voit dans ce nominalisme l’adversaire principal de l’herméneutique. Celle-ci se donne en effet pour tâche de lire un sens qu’elle sait présent dans les choses, non injecté en elles.

Faut-il voir dans ce mot de « nominalisme » une simple étiquette, d’ailleurs fort bien choisie ? Ou renvoie-t-il aux penseurs médiévaux que l’on a désignés de cette façon ? Un nom comme celui de Guillaume d’Ockham n’étant jamais mentionné dans le livre, cela semble peu probable. Peut-on suivre à la trace une influence que le nominalisme historiquement assignable aurait exercée sur la pensée postmoderne ? Gadamer lui-même est familier de la thèse selon laquelle la science moderne a des sources chez les nominalistes du xive siècle[6]. Le nominalisme, au sens d’une école philosophique datable, aurait-il eu aussi des ramifications jusque chez nos contemporains ? Par quels chemins ? On connaît la façon dont des auteurs d’imprégnation thomiste ou néo-thomiste ont rendu le nominalisme responsable de ce qui représentait à leurs yeux une décadence de la pensée, et en particulier de la pensée métaphysique. Cette hypothèse, à côté de quelques polémiques, a produit d’excellentes lectures de l’histoire de la métaphysique, comme chez Étienne Gilson, que Grondin cite avec approbation (p. 2).

Ma question serait donc : comment comprendre la généalogie « nominaliste » de la déconstruction ? Se distingue-t-elle de celle qui, chez les thomistes, aboutit à la fin de la métaphysique de l’Être ? Si oui, comment ?

La métaphysique que Jean Grondin appelle, et qu’il réalise déjà en grande partie, est décidément ce qu’on pourrait appeler un « réalisme ». Je prends ce mot glissant et rebattu, que je n’aime pas trop, et dont je ne me souviens d’ailleurs pas que Jean Grondin l’utilise lui-même, pour désigner commodément une thèse précise, martelée tout au long du livre : le sens, la vérité, l’intelligence, ne sont pas dans notre esprit, mais d’abord dans les choses (p. 52, 82-104, 121, 127-128). On a là une affirmation très lourde, et qui requiert une justification puissante. Les exemples qu’allègue Jean Grondin sont empruntés au domaine des êtres vivants, comme le passage magnifique sur les bernaches et leurs migrations (p. 140), donc à des êtres capables de lire le sens. Serait-ce en fonction des nécessités et des exigences de leur survie ? Peut-on étendre ces considérations au monde minéral ? Est-ce de la même façon que l’on parle du sens (direction) du vent ou d’une rivière (p. 52) ? N’est-ce pas notre action qui le fait apparaître ?

En certains passages, on approche de la cinquième via de Thomas d’Aquin, de la « preuve » physico-théologique de Dieu par l’ordre du monde, adaptée à l’état actuel de nos connaissances qui nous font découvrir le fine tuning du monde, etc. (p. 132-133). Nous avons une attente de sens (p. 137-138). En quoi faut-il qu’elle soit satisfaite ?

Non sans jouer quelque peu l’avocat du diable, j’ai multiplié les doutes. J’aimerais que Jean Grondin rende ses arguments encore plus rigoureux que ne l’a permis le style oral de Gilson dans ses conférences.

Jean Grondin semble souhaiter remettre en selle le platonisme, comme pensée du Souverain Bien (p. 45-50, 126, 134-136). Il tente de comprendre l’effort métaphysique à partir de ce qu’il appelle joliment le « génie du platonisme » (p. 32, 129). Je me sens d’autant plus en sympathie que j’ai été moi-même amené, par des chemins qui me semblent tout autres, mais qui sont peut-être au fond très voisins, à jouer avec l’hypothèse d’un pas en arrière qu’il faudrait risquer d’Aristote à Platon, justement sur la question du bien. Aristote congédie respectueusement l’Idée du Bien de la République en faisant remarquer qu’elle ne sert pas à grand-chose en morale, pour laquelle est requis un « bien faisable » (prakton agathon)[7]. Mais il est des questions pour lesquelles ce bien-là s’essouffle. Ainsi, là où il s’agit de savoir, non pas si ce que nous faisons est moralement bon, mais s’il est bon qu’il existe des sujets moraux, des êtres humains, donc[8]. Dans ce cas, on peut difficilement se passer de quelque chose comme l’Idée du Bien, source de vie et de vérité. Peut-être Aristote l’avait-il senti, comme le suggère peut-être le passage dont j’avoue que je n’avais pas assez vu l’intérêt, dans lequel il écrit que l’objet de la science en quête de laquelle il se trouve est to ariston, passage dont Jean Grondin nous remet en mémoire les implications (p. 46)[9].

Le second grand génie du souverain bien est Kant (p. 134). Or, quand Jean Grondin examine la morale kantienne et son concept du Bien, il se réfère principalement à la Critique de la raison pure (p. 49-50, 135-136) et, curieusement, il ne cite qu’une seule fois la Critique de la raison pratique (p. 10), laquelle envisage pourtant la question en face et la traite à fond. Or la deuxième Critique ajoute un élément qui, si je ne me trompe, ne se trouve pas dans la première, à savoir l’idée du caractère dérivé du Bien par rapport à la Loi morale, classement dont Kant a très bien vu le caractère surprenant. C’est se soumettant à la Loi morale que l’on trouve le Bien, et pas en visant le Bien que l’on obéit à la Loi. « Voici venu l’endroit d’expliquer le paradoxe de la méthode <qu’on applique> dans une critique de la raison pratique : à savoir que le concept du Bien et du Mal ne doive pas être déterminé avant la loi morale (au fondement de laquelle il faudrait même, en apparence, le placer), mais uniquement (comme cela se passe ici), après celle-ci et par celle-ci[10]. » J’aimerais en savoir plus là-dessus de la part du grand connaisseur de Kant qu’est Jean Grondin. Dans quelle mesure un Bien ainsi dérivé peut-il encore remplir la même fonction que celle qu’il lui prête ?