Comptes rendus

Frédéric Lordon, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 284 p.[Record]

  • Ananda Cotentin

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  • Ananda Cotentin
    ENS de Lyon — Université Lumière Lyon 2

C’est un condensé explosif, aux allures de manifeste, que nous propose Frédéric Lordon, avec la parution de ce recueil de textes nés de sa plume à diverses occasions — ce qui présente certes l’inconvénient de la répétition — mais judicieusement sélectionnés et ordonnés pour conférer à l’ouvrage une solide unité construite autour d’un projet central, annoncé comme « l’esquisse d’un mouvement », et suffisamment armé pour penser la question de la transformation sociale, à savoir : promouvoir ce que l’auteur appelle « un structuralisme des passions ». Ce concept systémique, en apparence oxymorique, s’attribue la lourde tâche d’apporter des réponses cohérentes et hautement pertinentes à la problématique générale, bien connue des sciences sociales, des rapports entre ces deux mondes réputés hétérogènes et exclusifs : celui des structures, des institutions, des rapports sociaux d’un côté, celui des individus de l’autre. Ou plutôt fait-il un pas de côté pour se saisir du problème de manière radicalement critique : pourquoi faudrait-il « choisir entre deux aspects également pertinents, et manifestement complémentaires, de la réalité sociale — les émotions des hommes, le poids de détermination des structures — que rien ne devrait opposer en principe » ? Autrement considérés, comment articuler et tenir ensemble ces deux bouts de la chaîne ? Nul doute que les motivations d’une telle ambition sont à chercher dans le contexte économico-politico-culturel de notre époque. Et à cet égard, l’auteur part d’un triple constat. D’abord, la redécouverte des émotions par les sciences sociales contemporaines marque le retour en force « des figures de l’individu, de l’acteur et du sujet », qui plongent ces sciences « dans un individualo-centrisme oublieux des forces sociales, des structures et des institutions ». Ensuite, le capitalisme contemporain offre l’occasion rêvée de penser et d’illustrer, dans une perspective analytique, ce en quoi peut consister la crise d’un ordre institutionnel. Enfin, comme toute grande crise historique, celle que nous traversons actuellement est propice au nouvel agencement d’« une conjoncture intellectuelle particulière », dans laquelle le structuralisme des passions peut prétendre jouer son rôle fondateur. En termes de rapports de forces qui lui conviennent si bien, ce structuralisme des passions se présente donc comme une attaque frontale sans concession portée à l’encontre des sciences sociales en général, qui font de la célébration de « l’individu » — compris comme libre, autonome, indépendant, souverain, responsable —, de son libre-arbitre, du subjectivisme et de « l’humanisme-théorique » leur postulat implicite. C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’il prend également pour adversaire, en particulier et à titre d’exemple, la théorie néolibérale, dont les formes de domination structurelle, extrêmement puissantes, notamment dans le rapport salarial, reposent sur ces mêmes présupposés métaphysiques. Autrement dit, dans cette perspective, anéantir le sujet revient à détruire le socle métaphysique de toute pensée libérale. Contre le privilège accordé au point de vue subjectiviste qui régit nos sociétés depuis Descartes, Frédéric Lordon propose tout bonnement de « tuer l’individu », c’est-à-dire de l’évacuer de l’horizon épistémologique des sciences sociales, afin d’être en mesure de poser paradoxalement cette éclatante affirmation qui ouvre le recueil : « La société marche aux désirs et aux affects. » Loin de tomber dans le psychologisme sentimental individualiste, cette assertion permet au contraire de dépasser l’antinomie des émotions et des structures, pour les tenir inextricablement liées : « Il y a bien des individus et ils éprouvent des affects. Mais ces affects ne sont pas autre chose que l’effet des structures dans lesquelles les individus sont plongés. » Dans un sursaut de lucidité, ce structuralisme des passions nous ramène à ce qui définit la condition humaine, et plus précisément, à sa finitude, qui n’est …