Disputatio

Quelle juste part ? Normativité, remplaçabilité et portée[Record]

  • David Robichaud and
  • Patrick Turmel

Le cadre théorique de La juste part peut être associé à ce que l’on appelle en philosophie politique les positions « relationnelles » de la justice, ou « dépendantes de la pratique ». Selon leurs tenants, aucun devoir moral ou obligation de justice ne précède les relations ou interactions sociales. Pour cette raison, toute réflexion sur la justice entretient une certaine relation de dépendance avec un ensemble de faits sociaux et politiques. Pour le dire autrement, les formes d’interaction, d’organisation et d’institutions qui font la vie sociale informent le développement et la justification des principes de justice. Il ne s’agit pas ainsi de soutenir que les formes de vie sociales sont, en soi, justes, voire de défendre le statu quo. Loin s’en faut. Seulement, les institutions et pratiques existantes ont un rôle à jouer dans la justification même de notre conception de la justice. Pour reprendre la définition que propose Andrea Sangiovanni de la thèse de « dépendance à la pratique » : « Le contenu, la portée et la justification d’une conception de la justice dépendent de la structure et de la forme des pratiques que cette conception est destinée à gouverner » (Sangiovanni, 2008, 138). C’est la raison pour laquelle la thèse principale avancée dans l’ouvrage est que si les inégalités dont nous sommes aujourd’hui témoins doivent être en bonne partie corrigées, et donc qu’il existe une certaine obligation de justice en faveur de l’égalité, ce n’est pas à cause d’un devoir moral de stricte égalité qui existerait en amont de la vie sociale, dans le monde des idées. C’est plutôt une implication du fait que la coopération sociale dans une société démocratique qui refuse toute forme de hiérarchie naturelle entre les citoyens génère une double demande : d’abord, une demande de reconnaissance du rôle ou de la part de chacun à la production du « surplus coopératif », ensuite, une demande de justification de la légitimité de tout écart par rapport à une distribution égalitaire de ce surplus. Nous tentons ainsi de démontrer dans l’ouvrage que les inégalités actuelles — cet écart — ne reconnaissent pas correctement la part de chacun et que leur justification est insatisfaisante. Ainsi, comme nous l’expliquons dès l’introduction de l’ouvrage, « si les plus riches doivent payer davantage, contribuer plus que les autres dans les schèmes d’imposition et par la taxation, c’est d’abord et surtout parce qu’ils profitent davantage de la coopération sociale et des bénéfices collectifs produits » (Robichaud et Turmel 2012, 11). L’ouvrage soulève en conséquence plusieurs questions de fond en philosophie politique, et les trois auteurs qui interviennent dans ce dossier rappellent dans leur texte respectif trois des plus importantes parmi elles. Pierre-Yves Néron vient ainsi rappeler les problèmes associés au fait de défendre un principe comme l’égalité, à partir, notamment, de considérations empiriques contingentes. Peter Dietsch nous rappelle que les talents naturels ne justifient pas les écarts de revenus, mais que la remplaçabilité différentielle représente une justification morale des grands écarts de richesse qui est compatible, d’une part, avec le caractère moralement arbitraire des talents naturels et, d’autre part, avec l’importance de la coopération sociale dans la production de la richesse. Les individus ne méritent-ils pas de profiter des talents qu’ils ont choisis de développer ? Enfin, Solange Chavel soulève un enjeu absolument crucial pour toute théorie de la justice aujourd’hui, qui est celui de l’échelle d’application des principes de justice. Compte tenu de l’importance normative que nous accordons dans La juste part aux relations d’interdépendance sociale, ne devrions-nous pas dépasser le cadre social (ou stato-national) qui est le nôtre pour appliquer notre …

Appendices