Le stimulant ouvrage de David Robichaud et Patrick Turmel est une belle invitation à interroger nos représentations partagées de la justice sociale. Une des forces de La juste part est de ne pas mener la réflexion sur la justice de manière abstraite, mais de l’ancrer dans nos représentations courantes et quotidiennes. C’est cet ancrage dans nos discours quotidiens qui permet de critiquer efficacement l’un des présupposés contemporains les plus répandus et les plus dommageables pour la justice sociale : notre croyance exagérée dans le mérite individuel. À ce titre, l’usage constant des exemples au fil du livre n’a pas seulement un intérêt pédagogique : il nous rappelle aussi que le débat sur la justice est un débat qui doit se mener dans la vie quotidienne, en interrogeant nos sentiments courants du juste et de l’injuste. Parmi ces hypothèses sur le juste et l’injuste que le livre explicite et critique avec finesse, je voudrais en retenir deux, qui fourniront le point de départ de ma question. La première hypothèse a trait à l’immense dette que nous avons contractée non seulement à l’égard des générations précédentes, mais aussi à l’égard des réseaux dont un bon nombre de chacun de nos contemporains sont membres : nous devons apprendre à reconnaître que toute richesse est un « produit social ». L’exemple du grille-pain, qui donne à l’ouvrage son sous-titre intriguant, est un très clair rappel de cette profonde dépendance, qui marque nos actions les plus prosaïques, et que nous avons tendance si facilement à oublier. À l’instar des théories politique du care, l’ouvrage nous rappelle l’immense part de travail invisible que suppose chacune de nos actions. La deuxième hypothèse majeure tient au rappel que la richesse sociale dont nous profitons n’est pas seulement de nature matérielle : ce n’est pas seulement des inventions passées, ou des capacités de production actuelles que nous profitons. La richesse sociale tient aussi aux normes, aux institutions, aux habitudes ancrées qui permettent des relations sociales confiantes et apaisées, bref à « l’ordre normatif ». Cette richesse-là est également trop souvent oubliée, et c’est un des grands mérites de cet ouvrage que de nous en rappeler très concrètement l’immense portée. Nos représentations courantes de la justice seront donc erronées, soutiennent les auteurs, si elles négligent tout ce que nous devons aux réseaux d’interdépendance qui réduisent radicalement le poids du mérite individuel, réseaux qui sont autant matériels que normatifs. Je voudrais m’appuyer sur ces deux hypothèses, dont la démonstration me semble limpide, pour poser une question relative à la bonne échelle de notre préoccupation pour la justice sociale. Car ces réseaux d’interdépendance, aujourd’hui peut-être plus encore que par le passé, traversent les frontières. L’exemple du grille-pain permet d’ailleurs de s’en rendre compte : pour fabriquer héroïquement un grille-pain en solitaire, il aura fallu mobiliser des matériaux pour leur faire parcourir des « milliers de kilomètres ». On présume qu’ils n’étaient pas tous convenablement situés sur le sol national. Ainsi, s’il est vrai, comme le soulignent les auteurs, que « le lien de dépendance entre le succès individuel et la coopération sociale [est] fondé sur la participation de tous les citoyens », un des principaux problèmes qui se pose aujourd’hui est que l’injustice économique concerne également une bonne partie des non-citoyens de par le monde. Ma question est donc la suivante : dans un monde où les réseaux d’interdépendance traversent les frontières, peut-on limiter l’analyse de la justice sociale aux rapports entre les citoyens ? L’analyse des auteurs se déploie en effet très largement à l’échelle nationale. On va ainsi s’intéresser à « notre 1 % », c’est-à-dire à celui du Canada …
La juste part peut-elle s’arrêter aux frontières ?[Record]
…more information
Solange Chavel
Université de Poitiers