Les égalitaristes souscrivent aux deux thèses suivantes : 1) les inégalités sont détestables et nous devons tenter de les éliminer, ou à tout le moins tenter de constamment les atténuer ; 2) ceux qui désirent montrer qu’elles peuvent être acceptables doivent fournir des justifications extrêmement solides. Dans Lajuste part, David Robichaud et Patrick Turmel montrent que ces justifications échouent bien souvent. Les deux auteurs exposent certains éléments clés de la stratégie argumentative égalitariste, dont les deux suivants : Ces éléments forment la base de la réaction typique des égalitaristes face aux succès économiques et aux tentatives de justifier les immenses écarts de revenus. À celui qui brandit le mérite individuel et qui se plaît à faire l’éloge de soi-disant self-made men, l’égalitariste sera en mesure de répliquer en insistant sur ces deux éléments. C’est ce que Robichaud et Turmel font avec brio dans La juste part. Il en ressort un habile plaidoyer en faveur de politiques égalitaristes. Mais parmi les raisons de militer en faveur de l’égalité (et de la réduction des inégalités), une autre est invoquée, dans le tout dernier chapitre de l’essai, selon laquelle « l’égalité profite à tout le monde ». Robichaud et Turmel se basent ici sur divers travaux récents ayant mis au jour le rôle des inégalités dans l’émergence d’une gamme de problèmes sociaux : troubles de santé mentale, défiance, taux élevés d’emprisonnement, consommation ostentatoire, problèmes environnementaux, etc. Dans un impressionnant ouvrage, les épidémiologistes Kate Pickett et Richard Wilkinson soutiennent que les sociétés les plus inégalitaires sont plus sérieusement frappées par ces problèmes (Wilkinson & Pickett, 2010). Particulièrement préoccupés par les problèmes de santé publique, ils reprennent à leur compte le slogan selon lequel « les inégalités nuisent à la santé ». Et du point de vue des politiques publiques, leur message est clair : pour lutter contre tous ces problèmes, il faut d’abord lutter contre les inégalités. Bien sûr, des travaux comme ceux de Wilkinson et Pickett représentent une bonne nouvelle pour les égalitaristes. Mais il faut néanmoins en dire plus sur la portée et la nature de cette bonne nouvelle. Comment penser cet « égalitarisme instrumental » qui nous invite à penser que l’égalité profite à tous ? Quelle importance doit-on accorder à ce genre d’argument ? Peut-on y entrevoir un potentiel renouvellement de l’égalitarisme (on a parlé en Angleterre de l’émergence d’un Spirit Level Egalitarianism) ? Les réponses à ces questions sont loin d’être évidentes. D’ailleurs, Robichaud et Turmel reconnaissent l’ambiguïté de ces arguments lorsqu’ils affirment que « plusieurs d’entre nous n’ [en] ont pas besoin pour souhaiter plus d’égalité » (p. 89). Ces raisonnements du type « l’égalité profite à tous » sont bien présentés dans La juste part. Je les qualifie « d’instrumentaux » au sens où ils ne visent pas à nous convaincre que l’égalité est intrinsèquement désirable, mais qu’elle contribue à la réalisation d’autres biens que nous chérissons : santé des populations, bonheur, sécurité, protection de l’environnement, etc.. Comme le note habilement Rosanvallon, des arguments de cette nature étaient déjà présents chez Rousseau, pour qui les effets délétères des inégalités se font sentir sur tous, même les plus fortunés. La condamnation rousseauiste de l’inégalité ne « priorise » pas les plus démunis et ne conduit surtout pas à une individualisation des situations, car l’inégalité « définit un état social et produit des effets qui corrompent la société tout entière » (Rosanvallon, 2011, p. 353). D’une certaine manière, les travaux de Wilkinson et Pickett valident empiriquement l’intuition rousseauiste. Or la nature empirique des arguments instrumentaux pourrait justement nous …
Appendices
Bibliographie
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