Disputatio

Ex ante ou ex post : comment l’éducation et la formation professionnelle modifient-elles la juste part ?[Record]

  • Peter Dietsch

…more information

  • Peter Dietsch
    Université de Montréal

Des PDG qui rapportent des millions de dollars ; des vedettes de sport ou de musique dont les contrats continuent de battre tous les records ; et même le « simple » banquier ou avocat qui peut espérer obtenir un bonus dans les sept chiffres en plus de son salaire de base. Est-ce que ces rémunérations sont justes ? Y a-t-il une justification morale ou économique pour ces salaires astronomiques, et notamment pour l’écart entre ceux-ci et le salaire d’un « simple » travailleur ? Robichaud et Turmel font valoir que cette manière de présenter les choses néglige les effets de réseaux dans la production économique. Bien que les compétences d’un Jack Welch jouent certainement un rôle, le facteur décisif dans la création de valeur est la coopération entre une collectivité de travailleurs spécialisés. La hausse de productivité générée par la division des tâches est un thème qui a une longue histoire dans la pensée économique. La manufacture d’épingles d’Adam Smith fournit l’illustration classique des gains de la division du travail. La question que Smith ne développe pas encore est celle des conséquences distributives de la division des tâches. Comme Robichaud et Turmel, j’estime que la prise en considération des effets de réseaux a des implications importantes pour notre théorie de la justice économique. Dans un autre texte, je défends en détail l’idée que le surplus coopératif généré par la division des tâches devrait être distribué de façon égalitaire. Robichaud et Turmel utilisent la production d’un grille-pain pour traiter la même intuition. Le fait que personne ne serait capable de fabriquer à lui seul un produit relativement simple comme un grille-pain met en évidence la taille énorme du surplus coopératif. Ce n’est pas seulement la coopération à l’intérieur de la firme qui produit les grille-pains, mais la coopération plus large dans la société, et même à travers le monde, qui contribue à ce surplus. Comme Robichaud et Turmel le soulignent, attribuer la valeur créée à une seule personne, comme le PDG, ou à un petit groupe de personnes, comme l’équipe de gestion, construit des mythes de « crusoéconomique » et de production autarcique qui ne correspondent pas à la réalité. Comme Adam Smith le percevait déjà à son époque, « dans la réalité, la différence de talents entre les individus est bien moindre que nous le croyons, et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la maturité d’âge, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances ». Ayant dessiné les contours de l’argument central de Robichaud et Turmel, je consacrerai la plus grande partie de ce texte à la formulation de l’objection que je considère la plus difficile à écarter pour quelqu’un qui, comme moi, est très sympathique à la position défendue dans La juste part. L’objection en question repose sur la distinction entre les talents naturels des individus au regard de leurs compétences acquises par l’éducation et la formation professionnelle : il est vrai que les talents naturels ne varient pas tant entre individus. Mis dans une situation d’autarcie, Jack Welch ne serait pas beaucoup plus (ou moins) productif que d’autres individus. Par contre, l’éducation, la formation et l’expérience professionnelle font en sorte que la qualité des compétences acquises par les individus varie énormément. La connaissance approfondie que Jack Welch a de General Electric comme entreprise ainsi que son expérience de gestion le rendent très difficile à remplacer. Pour prendre un exemple à l’échelle sociale et non à l’intérieur d’une entreprise, une chirurgienne cardiaque est beaucoup plus difficile à remplacer …

Appendices