Rawls en fait le point de départ du développement d’une théorie de la justice visant à identifier les principes à adopter pour évaluer les institutions sociales de base et orienter l’action politique. Nous tentons plutôt d’étayer l’idée de coopération et d’en faire ressortir toute l’ampleur, la complexité et la portée afin de mettre à mal la plupart des justifications courantes des inégalités, et conséquemment, de défendre un égalitarisme fort qui ne soit pas fondé seulement en principe. L’argument de La juste part pourrait se résumer aux points suivants. Le point de départ de l’ouvrage est un exemple qu’il est peut-être utile de rappeler ici : celui de la fabrication d’un grille-pain. Même le plus banal des produits domestiques, vendu pour quelques dollars en grande surface, dépend pour sa production d’un ensemble extrêmement complexe de facteurs qui relèvent à la fois d’un important héritage collectif et d’une entreprise complexe de coopération sociale. Un grille-pain aurait très peu de valeur si nous n’étions pas les héritiers d’une civilisation qui a inventé le pain et maîtrisé l’électricité. Sa fabrication dépend d’une division du travail et d’une importante spécialisation des techniques et des connaissances : le design, l’extraction des ressources et la fabrication des différentes composantes étant réalisés par des individus aux compétences distinctes et complémentaires. La mise en marché dépend aussi, non seulement d’infrastructures matérielles, notamment de transport, mais d’infrastructures légales et financières, qui permettent entre autres choses d’attribuer un droit de propriété aux parties concernées, et l’échange de biens et services contre de l’argent. Nous ajoutons à ces éléments produits collectivement et nécessaires à la production d’un grille-pain le patrimoine normatif, soit l’ensemble des règles que se donne une société, sans lesquelles la vie sociale en général, et la vie économique en particulier, serait sinon impossible, du moins inefficace et fort pauvre. De cet exemple nous tirons donc une première conclusion : la personne qui connaît un succès dans le marché, grâce à la vente de grille-pains ou de tout autre bien ou service, est nécessairement redevable à un système de coopération sociale extrêmement complexe. Cette coopération sociale se caractérise par la division du travail, l’interdépendance entre les membres de la société et la transmission dans le temps d’un patrimoine non seulement matériel et symbolique, mais aussi normatif, comme nous le démontrons par le rappel de la place incontournable des normes sociales dans la production coopérative. Les inégalités socio-économiques sont parfois interprétées comme le reflet des contributions individuelles à la production de la richesse. Une telle adéquation entre la contribution et le revenu dépend d’une vision pauvre et simpliste de la coopération sociale, et qui est surtout biaisée en faveur de certains types de contributions. Les variations de contributions individuelles à la production de richesse sont certes très difficiles à quantifier, étant donné l’ampleur, la complexité et la portée du système coopératif. Nous suggérons toutefois dans l’ouvrage que l’écart entre les contributions individuelles à la production de richesse est bien moins important que ne le laisse croire le portrait des inégalités socio-économiques actuelles. Nous nous attaquons ainsi à l’idée selon laquelle les « créateurs d’emplois » ou les « producteurs de richesse » mériteraient leurs gains par leur contribution exceptionnelle à la société, rendue possible grâce à leur talent et leur travail acharné, leurs efforts, les risques qu’ils ont choisi de prendre, etc. Nous tentons ainsi de démontrer qu’à côté des contributions économiques il existe de nombreuses autres formes de contribution qui sont nécessaires à la production de la richesse collective. L’écart de richesse qui se creuse ne saurait s’expliquer par des contributions d’importance extrêmement variée. Il découle plutôt de décisions politico-économiques …