Dans La sociologie comme philosophie politique et réciproquement, Philippe Chanial conteste la séparation en disciplines strictement distinctes de l’économie, de la philosophie et de la sociologie. L’économie et la sociologie, dans leur prétention à se présenter comme des sciences objectives, ont laissé à la philosophie le monopole de la normativité et méconnu leur propre normativité telle que celle-ci s’exprime à travers l’anthropologie qui leur est sous-jacente et la conception de la société qui en découle. Philippe Chanial invite dès lors à réassumer pleinement la dimension normative de toute science sociale. Il ne s’agit toutefois pas de se détourner des faits sociaux, mais de mettre en évidence la normativité inscrite au coeur même des relations humaines. C’est pourquoi si toute sociologie est toujours déjà une philosophie politique, il ne peut y avoir de philosophie politique qui ne soit pas déjà aussi une sociologie. Sans doute la thèse peut-elle paraître un peu excessive. Philippe Chanial en est conscient puisqu’il prend soin de préciser qu’elle ne signifie pas confondre purement et simplement philosophie et sociologie, mais de « surmonter la défiance réciproque qui s’est imposée entre elles » (p. 22). Ce qu’il récuse, c’est que nous n’aurions « d’autre choix qu’entre une sociologie toujours plus spécialisée et éclatée, vouée au culte du fameux « terrain » et aux méthodes toujours plus sophistiquées propres à le labourer, et une philosophie morale et politique toujours plus désincarnée, célébrant les vertus d’une conception purement formelle de la justice et de la démocratie » (p. 23). Chanial, reprenant Merleau-Ponty, conçoit plutôt le rapport entre les deux disciplines comme un « enveloppement réciproque » (p. 23) suggérant la nécessaire complémentarité entre elles. Il est difficile de ne pas lui donner raison tant on voit mal comment une sociologie pourrait procéder réellement à une analyse des rapports sociaux sans disposer d’une théorie normative à l’aune de laquelle ces rapports sociaux peuvent être évalués, et comment, inversement, une philosophie pourrait éprouver la validité de sa théorie normative sans confronter celle-ci aux faits sociaux. À l’appui de sa thèse, Philippe Chanial convoque premièrement les témoignages des figures fondatrices de la sociologie moderne, Tocqueville, Durkheim et Weber. Dans cette première partie, il entend mettre en évidence que leurs théories se voulaient résolument normatives. Analysant tour à tour les oeuvres de Cooley, Dewey et Habermas, il entend montrer ensuite comment cette normativité s’inscrit dans les relations intersubjectives. Ce faisant, il fait peu à peu apparaître la figure de son adversaire : l’anthropologie hobbesienne omniprésente à l’esprit des économistes, mais qui aurait également contaminé trop de sociologues, Bourdieu en tête. La troisième partie de l’ouvrage s’efforce ainsi de déconstruire une compréhension de l’homme comme mû par son seul intérêt. Chanial recherche dans les théories de la reconnaissance de Honneth et de Habermas, ainsi que dans les théories du sens moral des Lumières écossaises les sources philosophiques d’une anthropologie « contr’hobbesienne ». Il y voit l’illustration de relations humaines qui ne sont pas purement médiatisées par des intérêts. Cela ne signifie pas que toute rivalité en est absente, la lutte est d’ailleurs une modalité essentielle du paradigme de la reconnaissance, comme en témoigne le titre de l’oeuvre phare de Honneth, mais l’idéal d’une reconnaissance réciproque met en évidence que l’identité du moi et celle de l’autre sont coextensives l’une à l’autre. Non seulement le caractère autarcique de la conception hobbesienne de l’identité vole en éclat, mais surtout l’autre n’est plus seulement celui avec lequel le moi doit apprendre à cohabiter, il est surtout celui par la médiation duquel le moi devient lui-même. Chanial n’en reste toutefois pas là. Se justifiant d’une …
De la reconnaissance au don et réciproquementPhilippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique et réciproquement, Paris, La Découverte, 2011[Record]
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Laurent de Briey
Université de Namur
laurent.debriey@fundp.ac.be