Varia

La mesure du bien. Que calcule le calcul moral de Hutcheson ?[Record]

  • Laurent Jaffro

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Cette étude propose une interprétation du calcul moral de Hutcheson et de sa première ébauche dans Shaftesbury, et, au-delà de similitudes verbales, montre ce qui le distingue du calcul benthamien. Dans la conclusion de l’Inquiry concerning Virtue, or Merit (1711), Shaftesbury utilise l’expression « arithmétique morale » pour décrire la manière dont le bonheur se compose de diverses sortes d’affections : Ce passage est régulièrement cité par les commentateurs et les historiens pour montrer que Hutcheson a trouvé cette idée dans Shaftesbury (ce qui est vrai) et que Shaftesbury et Hutcheson sont, à un certain point, des précurseurs du calcul hédoniste benthamien (ce qui, à mon sens, est faux). Je défends la thèse suivante : le calcul suppose ici une conception des relations entre bien moral et bien naturel qui est radicalement différente de celle qui prévaudra dans l’utilitarisme, en dépit des apparences contraires et, en particulier, en dépit du fait que Hutcheson est l’auteur d’une formule qui met en rapport le bien et « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Afin de comprendre quelles sont les grandeurs qui sont mobilisées dans ce calcul, il faut commencer par clarifier l’usage de la distinction entre bien moral et bien naturel. La distinction entre bien moral et bien naturel est très commune dans la philosophie morale des XVIIe et XVIIIe siècles. On peut la faire remonter, en partie, à la distinction stoïcienne entre honestas et utilitas, entre moralité et avantage. À l’époque moderne, la caractérisation dominante du bien et du mal naturels est hédoniste. Dans un texte généralement attribué à Benjamin Franklin, A Dialogue... concerning Virtue and Pleasure (Pennsylvania Gazette, 9 juillet 1730), on rencontre la définition suivante : « Natural good and ill is pleasure and pain ; moral good and ill is pleasure or pain produced with intention and design ; for it is the intention only that makes the agent morally good or bad. » Aux yeux des auteurs qui font une distinction forte entre l’honestum et l’utile, cette définition peut paraître défectueuse pour plusieurs raisons : elle suggère que le bien et le mal moraux sont un sous-ensemble du bien et du mal naturels. Elle laisse entendre aussi que le bien et le mal naturels, dès qu’ils sont produits intentionnellement, constituent un bien et mal moraux. Or l’auteur dont ce dialogue se réclame, Shaftesbury, avait soutenu, comme on le verra plus loin, que dans la vie animale (y compris dans l’animalité humaine) le bien naturel peut être produit intentionnellement sans que cela donne lieu au bien moral qui est la vertu, car le bien moral suppose une intention (plus exactement, une disposition) d’une nature particulière, réflexive et critique. Bien que Locke ne formule pas les choses de cette manière, on trouve une forme de distinction entre bien moral et bien naturel sous sa plume lorsqu’il rapporte la vie morale à deux sources distinctes : les « mesures » de la moralité sont, d’une part, le plaisir et la douleur, d’autre part les règles (de diverses sortes) auxquelles les notions morales sont relatives (Essai sur l’entendement humain, II, xxviii, 5). Hutcheson écrit que la distinction entre bien moral et bien naturel est « universellement reconnue ». Le bien naturel est la même chose que l’avantage (par conséquent il y a un bien naturel privé et un bien naturel public). L’idée du bien naturel provient du plaisir des perceptions sensibles. Il ne faut pas confondre ce plaisir des perceptions sensibles avec le plaisir spécifique que l’on éprouve au spectacle de la moralité, …

Appendices