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Voici le quatrième volume de la publication des Oeuvres de Charles De Koninck, le second consacré à la philosophie de la nature et des sciences (le premier avait paru en 2010)[1]. Comme pour les trois précédents volumes, il s’agit d’un travail d’équipe : le tout est confié à un maître d’oeuvre, ici Yves Larochelle, qui avait aussi orchestré le tome I-1 et qui se charge de la présentation des textes ainsi que des notes explicatives. Pour cette publication, il a fait appel aux services de Xavier Alvarez et de Bénédicte Échivard, qui ont collaboré à la traduction des textes publiés à l’origine en anglais. Comme c’est l’usage depuis le début de cette aventure éditoriale, Thomas De Koninck, fils de Charles, introduit le tout dans un bref avant-propos. Un index onomastique complète l’ensemble. Signalons enfin qu’on a inséré, en fin de volume, une très utile bibliographie des textes de Charles De Koninck consacrée à la philosophie de la nature et des sciences. On y trouvera répertoriés vingt-six documents, y compris bien sûr ses ouvrages et ses articles, mais aussi sa thèse de doctorat sur Eddington, reproduite ici en français pour la première fois[2], des notes de cours inédites (Méthodologie scientifique, 1940-1941), ainsi que son ouvrage inachevé de 1936, Le cosmos, paru dans le tome I-1, avec huit autres de ces textes. Ce volume-ci en ajoute cinq nouveaux. Outre la thèse sur Eddington, on y trouve d’abord un article inachevé, quoique très développé (140 pages !) : « Abstraction de la matière », paru en trois parties dans le Laval théologique et philosophique (1957, 1960a et 1960b). Suivent trois brefs essais : une réflexion sur la théorie de l’évolution (« Le dilemme de Darwin », 1961), un texte consacré à l’usage des mathématiques en science (« Réflexions diverses sur la science et le calcul », 1956) et, enfin, une appréciation de l’apport de la science à notre discipline (« La science de la nature en tant que philosophie », 1959). Avec ces deux tomes, nous disposons à présent des travaux les plus substantiels de Charles De Koninck consacrés à son champ de prédilection, et nous possédons donc un excellent aperçu de ses positions ainsi que de sa méthode en ce domaine. Étant donné le format limité d’une recension, nous traiterons ici, d’abord et avant tout, du texte à la fois le plus intéressant et original de ce recueil, la thèse sur Eddington.
Ce texte étonne à plus d’un titre. Certes, c’est un travail de jeunesse ; pourtant, il n’en manifeste pas moins une maturité certaine. Par ailleurs, retenir l’oeuvre d’un scientifique pour une thèse de doctorat en philosophie peut également surprendre ; aussi De Koninck justifie-t-il son choix par une double raison : « D’abord, [Eddington] a nettement délimité le problème philosophique de la relativité et de l’indéterminisme quantique. Mais il nous a donné également un système métaphysique assez complet. Un système qui s’appelle idéaliste » (p. 8). De Koninck va donc en profiter pour étudier en détail ces trois questions et, au passage, les liens entre physique et philosophie.
Notons un autre aspect inusité de ce travail approfondi, dont la lecture constitue, pour l’épistémologue, une expérience inhabituelle. L’auteur y fait preuve d’une érudition bienvenue. En effet, il réfère souvent aux découvertes scientifiques (en particulier à celles de Dirac, de Louis de Broglie, d’Einstein, de Planck, de Weyl et d’Heisenberg), de même qu’à certains scientifiques réfléchissant sur leur science (Eddington, bien sûr, mais aussi James Jeans). Au fil des pages, il mentionne également quelques philosophes scolastiques tels Albert le Grand et saint Thomas, mais aussi Bergson, Berkeley, Hegel et Platon. Pourtant, à l’exception de Russell, régulièrement cité, les philosophes des sciences les plus connus de son époque sont pratiquement absents du décor. Ainsi, tant l’épistémologie française (Bachelard, Brunschvicg, etc.) que l’épistémologie austro-allemande (Cassirer, Wittgenstein, le Cercle de Vienne, etc.) manquent à l’appel. Ce parti-pris entraîne une curieuse conséquence. À son insu ( ?), Eddington adopte des positions épistémologiques assez usuelles en philosophie des sciences. Ainsi, sa théorie du nombre-mesure (p. 34 sqq.), dont le mètre constitue le paradigme, rappelle l’opérationnalisme de Bridgman. Quant à son conventionnalisme (p. 135), il n’est pas si éloigné de celui de Duhem. Mais dans cette thèse les théories d’Eddington acquièrent un singulier relief, car elles semblent surgir de nulle part. Comment interpréter un tel choix ? De Koninck ne l’explique pas, mais on peut supposer que, d’une part, il a voulu mettre ainsi en évidence l’originalité de son objet d’étude, et que, d’autre part, il a tenu à insister sur l’apport des scientifiques eux-mêmes à la pensée philosophique.
Un dernier motif suscite la curiosité. De Koninck est soucieux de démarquer son approche philosophique de celles d’autres « néo-scolastiques » (p. 139) de l’époque, tels Sheen, Sertillanges, Gredt, etc. Pourtant, un seul philosophe est constamment pris à partie dans le cadre de ce travail (une dizaine de fois sur les quelque 145 pages de la thèse !), et c’est un contemporain. Il s’agit, on l’aura deviné, de Maritain, que De Koninck attaquera de nouveau, très durement d’ailleurs, dans sa brochure de 1942, De la primauté du bien commun[3]. Pourquoi une animosité aussi soutenue, qui détonne dans une thèse ? Dans le cas de Gredt, dont le manuel était en vogue à l’époque, il est clair qu’en pointant ses limites De Koninck a voulu écarter toute crispation antimoderne, particulièrement en ce qui a trait aux acquis contemporains de la science. Mais Maritain est un compagnon de route (« nous les scolastiques », écrit-il en p. 58), et il est également féru de science. Alors ? Malheureusement, le lecteur n’obtiendra pas de réponse à cette question en parcourant les divers textes de ce recueil et il en sera donc réduit à des hypothèses.
Abordons à présent le contenu de la thèse elle-même. Après avoir établi la pertinence d’une philosophie moderne des sciences (p. 58 sqq.) et avoir longuement critiqué celle de Maritain (p. 60-75), De Koninck y traite, nous l’avons dit, trois problèmes épineux : le statut de l’observateur dans la théorie de la relativité, l’indéterminisme quantique et le sens de l’idéalisme d’Eddington.
En ce qui touche la théorie de la relativité (p. 33-40), il insiste à juste titre sur la distinction entre l’espace physique et l’espace mathématique, l’expérience seule pouvant trancher entre les diverses géométries non euclidiennes. Il rappelle aussi que le concept einsteinien de simultanéité exclut l’idée d’un observateur absolu.
Mais c’est quand elle aborde le deuxième problème que la thèse devient vraiment intéressante. De Koninck abonde en effet dans le sens d’Eddington : il faut abandonner les modèles mécanistes antérieurs et accepter le caractère foncièrement aléatoire de la réalité quantique. Supposer, à l’instar d’Einstein et de Planck, un déterminisme sous-jacent, c’est poser un principe métaphysique « gratuit » (p. 47) qui outrepasse, sans bénéfice perceptible, les données observables (p. 46-51). L’indéterminisme s’étend à la nature entière, il est, comme le note Eddington, « objectif » (p. 45 et 85). Contrairement à ce qu’affirmaient Aristote et saint Thomas, que suivrait Maritain selon De Koninck, la contingence n’est donc pas qu’un accident, elle « fait partie de l’ordre immanent » de l’univers (p. 86). Autrement dit, la nécessité n’est pas toujours déterministe, et le hasard n’est pas qu’un nom apposé sur notre ignorance. On a donc eu tort de voir dans l’indéterminisme défendu par Eddington une notion subjective liée à son idéalisme.
Notons-le, il s’agit là d’un résultat important, car on sait aujourd’hui que De Koninck, qui prolonge ici Eddington, avait raison. La violation des inégalités de Bell (1964), l’expérience d’Aspect (1981) et d’autres subséquentes ont montré que les conceptions de Planck et d’Einstein étaient non seulement improductives, mais intenables : l’intrication quantique est une chose acquise, et les théories déterministes à variables cachées locales ont été depuis, en pratique, abandonnées.
En ce qui concerne enfin la troisième problématique, l’idéalisme d’Eddington, c’est dans « L’au-delà des nombres-mesures » (p. 93-145) qu’elle est abordée. Alors que la première partie serrait de près les résultats scientifiques, cette seconde partie de la thèse se penche plutôt sur les aspects proprement philosophiques des écrits d’Eddington. Ce qui n’est que justice puisque De Koninck le considère comme « un des plus grands philosophes de notre temps » (p. 94)…
Qu’en est-il donc de ce fameux idéalisme, qui a fait couler beaucoup d’encre et engendré de profonds malentendus ? Il est vrai que certaines affirmations d’Eddington sont particulièrement ambiguës. Mais pour De Koninck, si son idéalisme a posé problème, c’est qu’on l’a souvent entendu au sens philosophique courant, celui d’un idéalisme subjectif, alors qu’il s’agit en fait d’un idéalisme transcendantal (p. 133), mathématique et objectif (p. 116), au sens où, pour lui, est réel ce qui a la capacité d’affecter la conscience, ce qui relève de « l’étoffe d’esprit[4] » (p. 98 sqq.) : « Les éléments physiques ne sont pas des corps en un sens philosophique » (p. 125 ; l’auteur souligne). Autrement dit, il existe une relation étroite entre connaissant et connu, une parenté de nature entre « matière » et esprit. Cependant, quoique non matérialiste, Eddington n’a jamais pour autant douté de l’existence d’une réalité extérieure. Car il faut le rappeler, pour un physicien, une telle parenté est médiatisée par une forme d’intersubjectivité et par l’usage des instruments. Cependant, quand il examine la conscience, versant interne de cette relation, Eddington pose, en référence aux valeurs humaines, l’existence d’un étalon suprême de nos connaissances, un « Appréciateur Absolu » (p. 109 sqq.). Les vulgarisateurs n’ont certes pas coutume d’associer Dieu aux résultats scientifiques, mais il ne faut pas oublier qu’Eddington était quaker (p. 132). C’est pourquoi De Koninck, qui voit en lui un métaphysicien qui s’ignore, s’attache à débrouiller longuement l’écheveau de ses affirmations les plus audacieuses, afin d’en révéler la logique immanente, et de les justifier (p. 145). Et pour peu que l’on distingue bien les niveaux, ce qu’Eddington n’a pas toujours fait avec suffisamment de clarté, lui qui confondait volontiers métaphysique et religion, pour peu que l’on éclaircisse en outre son vocabulaire philosophique (p. 135), on constate que son rejet du dualisme et son idéalisme teinté de panthéisme (p. 113) — certains commentateurs ont même évoqué à ce propos un panpsychisme — présentent une cohérence certaine.
Quand on prétend faire oeuvre de philosophe dans le domaine de la physique quantique, il faut certes traiter le problème de l’indéterminisme, ce que font de manière très convaincante Eddington et De Koninck, mais il faut également développer une théorie de la mesure et une interprétation de la réduction du paquet d’ondes. Sur cette dernière question, la solution d’Eddington avait, on le sait, soulevé la controverse. En effet, bien qu’il ait refusé de parler de volition de l’atome au sens strict, ce qui aurait outrepassé les données de la physique, il fallait, selon lui, partir d’une donnée brute : l’indétermination qui marque les décisions de notre volonté. Puisque notre cerveau est lui aussi constitué d’atomes et que nous avons reconnu l’indéterminisme foncier de la réalité quantique, on est en droit de supposer que « l’étoffe d’esprit » dont sont constitués les atomes joue un rôle dans leur comportement mystérieux. Comme le résume De Koninck, pour Eddington, « l’indéterminisme du monde physique émane, ou plutôt […] il est l’aspect métrique, de l’indéterminisme de l’étoffe d’esprit » (p. 131).
On l’admettra sans peine, cette solution est aussi étrange que le problème qu’elle prétend tirer au clair et, même si elle évoque l’interprétation postérieure de la MQ par Wigner, on peut aujourd’hui la considérer comme une curiosité historique. En effet, notre époque a la chance de disposer d’importants résultats, qui étaient totalement inconnus en 1934. Aujourd’hui, les passionnantes expériences sur la décohérence quantique commencent enfin à jeter quelque lumière sur ces phénomènes énigmatiques, et en particulier sur le passage des règles du monde quantique à celles du monde classique. En 2012, il est probable qu’Eddington et de Koninck suivraient avec grand intérêt ces travaux de pointe. Et même si le premier appartenait encore aux quakers, il expliquerait sans doute autrement le lien entre monde macroscopique et monde microscopique.
Peut-on harmoniser la philosophie et les résultats les plus abstraits de la recherche, notamment ceux de la MQ et de la Relativité ? Dès ses débuts, De Koninck a voulu insérer les développements scientifiques dans un cadre plus vaste, et élaborer ainsi une authentique « philosophie de la nature » (p. 153, n. 2). Sa thèse sur Eddington constituait d’ailleurs un premier pas vers cette vision englobante. Par la suite, il poursuivit cet objectif dans divers travaux, allant jusqu’à affirmer, vingt-quatre ans plus tard (« Réflexions diverses sur la science et le calcul », 1956), qu’il continuait alors « à défendre la philosophie de la science physique » d’Eddington (p. 307)[5]. Son scientifique de prédilection inspire également les trois volets du texte intitulé « Abstraction de la matière », où il se penche longuement sur le commentaire de la Physique d’Aristote proposé par saint Thomas, en particulier sur son prologue. Malheureusement, ni le style clair ou la solide érudition manifestée par De Koninck, ni l’aile tutélaire d’Eddington ne peuvent racheter le cadre théorique mis en oeuvre pour atteindre cet objectif ; la scolastique thomiste appartient définitivement au passé. Cela dit, il faut lui savoir gré d’avoir introduit au Québec une philosophie apte à prendre à bras le corps les questions les plus difficiles posées par la science contemporaine.
Eddington et De Koninck, ou le physicien au coeur de la recherche et le philosophe attaché à prolonger et étayer le résultat de ses travaux. Aujourd’hui, le mariage science et philosophie est plus nécessaire que jamais. Et au Québec, on peut sans hésitation affirmer que De Koninck aura, au bénéfice des générations suivantes, contribué à ouvrir et baliser le chemin en ce sens.
Appendices
Notes
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[1]
Voir à ce propos notre recension détaillée, Oeuvres, t. I, vol. 1 : Philosophie de la nature et des sciences (Québec, PUL, 2009), Philosophiques, vol. 38, no 1 (printemps 2011), p. 365-372.
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[2]
On en trouvera cependant une première édition dans le t. I (2008) de Writings of Charles De Koninck, la publication en cours des oeuvres en anglais, sous la direction de Ralph McInerny (Univ. of Notre Dame Press).
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[3]
On trouvera le texte de cette philippique, ainsi que les documents ayant jalonné la longue controverse qu’elle a engendrée, dans le t. II-2 des Oeuvres de Charles de Koninck (PUL, 2011). Voir à ce propos notre recension dans Philosophiques, vol. 39, no 1, printemps 2012, p. 309-314.
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[4]
C’est la traduction ici proposée pour la célèbre expression controversée d’Eddington, le mind-stuff.
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[5]
Voir aussi, dans le même sens, « La science de la nature en tant que philosophie », p. 333-358. À ce propos, signalons que, vers la fin de sa vie, Eddington a versé dans de curieuses spéculations numérologiques (Fundamental Theory, 1948). Bien qu’il connaisse sur le bout des doigts les nombreux ouvrages du physicien et qu’il les cite régulièrement, De Koninck ne semble pas avoir discuté ou même mentionné ce dernier tournant. En tout cas, on n’en trouve aucune trace dans les deux volumes des oeuvres consacrés à la philosophie de la nature et des sciences publiés jusqu’à maintenant…