Disputatio

Remarques sur le livre de Jean-François Kervégan[Record]

  • Olivier Beaud

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Christian Nadeau m’a invité à l’art délicat de la disputatio en me demandant de commenter le livre de Kervégan intitulé « Que faire de Schmitt ». L’exercice s’avère en l’espèce un peu délicat dans la mesure où cet auteur est un ami — et il est toujours difficile de commenter le livre d’un ami car l’objectivité requise n’est pas toujours facile à atteindre —, mais aussi du fait que je partage l’essentiel de ses opinions ici exprimées. Le terme de « disputatio » ne convient donc pas tout à fait pour décrire le propos que je vais tenter de tenir pour honorer la promesse que j’ai faite de rendre compte de ce livre pour le public canadien. Il me faut d’abord saluer le tour de force que constitue la rédaction de cet ouvrage qui constitue à la fois une sorte d’introduction à la pensée de Schmitt et une réflexion sur les apports de celle-ci à la théorie politique et juridique. Seule une connaissance intime et profonde de la pensée du juriste allemand pouvait autoriser l’auteur à tenter une telle synthèse. D’une part, elle est d’une remarquable clarté pédagogique, et à ce titre vaut comme une pénétrante introduction à l’endroit de ceux qui ne connaîtraient pas la pensée de Schmitt, d’autre part, elle est à l’intention des spécialistes une sorte de prise de position critique, soutenue par une érudition sans faille, qui enrichit considérablement la littérature proliférante de la Schmitt-Forschung. Il n’est pas si courant de réussir à maintenir deux niveaux de lecture quand on est spécialiste d’un auteur, de sorte qu’on peut soutenir que ce livre apparaît comme la meilleure synthèse existant en français sur l’oeuvre du juriste allemand. L’ouvrage ne se contente pas seulement de présenter les principaux thèmes de sa pensée, dans les cinq chapitres de la seconde partie (théologien du droit, normativisme, légitimité, politique et « unité du monde »), mais il explore aussi des questions centrales que l’actualité de sa pensée analysée tant à travers la résonance actuelle de ses concepts fondamentaux que des multiples réceptions d’un auteur qui est devenu « à la mode » ces dernières années, qu’on le regrette ou non, mais qui continue à être considéré comme un auteur suspect en raison de sa grave compromission avec les nazis. Bien que son auteur ne le dise pas explicitement, on devine vite que l’origine de ce livre résulte de la vive polémique lancée, en février 2007, dans le journal Le Monde par Yves-Charles Zarka (philosophe et directeur de la revue Cités) qui avait identifié la pensée schmittienne comme une pensée nazie et avait exhorté les lecteurs du journal à prendre ses écrits comme des « documents » et non comme des oeuvres. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que cette tribune, avait précisément pour titre « Que faire de Carl Schmitt ? ». À l’époque, sans avoir pris parti dans la querelle, Kervégan avait participé avec d’autres connaisseurs de Schmitt à une mise au point distanciée dans la revue Le Débat. D’une certaine manière, ce livre est une tentative de mise au point, de la part d’un philosophe qui, connu pour sa science hégélienne, s’est aussi frotté à la pensée schmittienne tout au long de sa thèse d’État. En raison de ce passé pas si lointain, l’ouvrage commence donc à juste titre par l’interrogation brûlante : que faire d’un auteur aussi gravement compromis avec Hitler ? — question qui n’est pas sans rappeler les interrogations suscitées par la même compromission commise par Heidegger. Peut-on ou non faire abstraction d’un engagement idéologique aussi « lourd » ? …

Appendices