Avec Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au xviiie siècle, André Charrak poursuit un itinéraire intellectuel qui, livre après livre, contribue à nous faire redécouvrir, en parcourant plus souvent les chemins de traverse d’une curiosité érudite que les voies royales d’une histoire des idées convenue, certains aspects de l’histoire de la philosophie classique et des Lumières aujourd’hui oubliés ou négligés. Faisant suite à une enquête sur les fondements de la théorie de l’harmonie (Raison et perception. Fonder l’harmonie au xviiie siècle ; Paris, Vrin, 2001), à une analyse sur la réforme empiriste de la métaphysique opérée par Condillac (Empirisme et métaphysique. L’« Essai sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac ; Paris, Vrin, 2003), et à une étude sur la question de la modalité des lois de la nature dans l’empirisme des Lumières (Contingence et nécessité des lois de la nature au xviiie siècle. La philosophie seconde des Lumières ; Paris, Vrin, 2006), l’ouvrage dont il est ici rendu compte propose une perspective originale sur la tradition empiriste moderne qui, en s’appuyant sur ou en approfondissant explicitement certaines des orientations et des thèses antérieurement développées par l’auteur, en restitue à la fois la fécondité spéculative et la spécificité historique. Originale, cette perspective l’est d’abord par les auteurs qu’elle aborde. Si, avec Locke, on part bien d’un empiriste au pedigree irréprochable, André Charrak nous montre comment la thématique de la réflexion — comprise comme perception des opérations que l’esprit opère sur les idées reçues par les sens —, qui apparaît dans l’Essai concernant l’entendement humain, va être reprise et travaillée par une tradition empiriste « franco-berlinoise » à la lumière des critiques leibniziennes. C’est à partir de cette problématisation que les différentes virtualités gnoséologiques et métaphysiques dont la thématisation lockéenne de la réflexion était riche vont s’actualiser dans la pensée de Condillac ou de Rousseau. De la même manière, André Charrak, dans la deuxième partie de son ouvrage, montre comment la tentative empiriste de produire une architectonique des savoirs constitués (en réduisant les connaissances humaines à leurs supposés fondements dans l’expérience sensible) va se trouver confrontée à l’épineuse question du statut à accorder aux vérités mathématiques et à l’apodicticité que ces dernières semblent conférer aux lois de la mécanique rationnelle. C’est la prise en considération de ces problèmes qui va conduire D’Alembert et Maupertuis à reconnaître la spécificité des connaissances scientifiques et à essayer de proposer une reconstruction empiriste de leur constitution et de leur développement. Ainsi, et comme le lecteur s’en rendra vite compte, on aborde ici des auteurs qui, même si leur empirisme n’est pas contesté, comme Condillac, sont souvent les oubliés de l’histoire de cette tradition, ou des philosophes, comme Rousseau, dont la pensée s’élabore dans un dialogue critique avec l’empirisme. Pour le dire autrement, il y a bien une tradition empiriste continentale qui, tout en trouvant aussi dans Locke une de ses sources, a emprunté des voies différentes de celles de l’empirisme britannique classique. Ces voies, et c’est là une autre originalité du travail d’André Charrak, sont très finement identifiées au moyen d’une approche qui articule élégamment recours à une doxographie des problèmes philosophiques et pratiques d’une analyse philologique qui en piste les modes de propagation effectifs dans la communauté savante. C’est ainsi que se trouve justifiée la thèse, jadis avancée par Cassirer à titre heuristique mais sans étayage textuel véritable, selon laquelle l’irruption et la diffusion dans le champ philosophique de la thématique de la réflexion, loin que d’être une conséquence du primat accordé au cogito dans la démarche cartésienne, trouvent leur …
Charrak, André. Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au xviiie siècle, Paris, Vrin, 2009, 176 p.[Record]
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Vincent Guillin
Université du Québec à Montréal