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J’exprime d’abord ici ma gratitude à MM. Corfield, Cassou-Noguès et Lebel pour les lectures et les questionnements attentifs dont ils témoignent ici, et à J.-P. Marquis qui a suscité cet échange. L’écriture de ce livre a été soumise à une difficulté majeure : il est à notre connaissance le premier sur la philosophie mathématique de Lautman, et a trouvé place dans une collection qui ne s’adresse pas à des spécialistes. Déterminations harmonieuses, mais qui impliquent que le livre soit une introduction aux grandes thèses de Lautman : destiné à susciter un intérêt au-delà de cercles plus ou moins étroits, la contrepartie fut la nécessité de le limiter, justement, à ces grandes lignes. D’où la réduction à la portion congrue d’une masse de questionnements et d’approfondissements auxquels je souhaitais initialement procéder, par exemple autour de certains débats contemporains sur les « fondements » des mathématiques ou centrés sur des questions de filiation. Que ce soit sur le néo-platonisme (A. Lebel), le débat central vérité/nécessité au croisement des aires continentales et anglo-saxonnes ou le rôle de Deleuze (P. Cassou-Noguès), ou la traductibilité « transcendantale » revue et corrigée de la dialectique des Idées et leur extériorité-intériorité au territoire mathématique (D. Corfield), le livre est ainsi au mieux laconique, sinon silencieux.
Je me réjouis de la variété de ces remarques, parce que le but était que ces limites de l’ouvrage soient ainsi levées, mais surtout parce qu’elle confirment bien que c’est dans la totalité des champs, philosophique, historique, scientifique, et plus encore, que Lautman peut et doit constituer un puissant inspirateur.
I
Partons des questions d’A. Lebel, qui se présente comme philosophiquement « naïf » alors que sa contribution au sujet de l’architecture néo-platonicienne et plotinienne du dispositif de Lautman est remarquablement instruite. Sur les actes intérieur/extérieur, la perfection/production et l’incomplétude des Idées, ses rapprochements sont indéniables. Il a soin de les faire relever non pas tant d’une orthodoxie plus qu’improbable (dont l’affirmation serait effectivement « ridicule », l’hétérodoxie étant le trait le plus frappant de tous les usages lautmaniens) ou de lectures stylo en main des néoplatoniciens. Qu’il soit question d’un « flirt » néoplatonisant de Léon Robin dont on sait qu’il fut un passeur majeur de Platon vers Lautman, ou d’une « redécouverte » immanente à la logique de questionnement dont ce dernier fit preuve (idée probante mais difficile à étayer, sinon indirectement — ce qui ne peut suffire — par l’absence de références explicites), je souscris à son argument. A. Lebel propose donc une substitution intéressante à la question « qu’y a-t-il d’hégélien chez Lautman ? », de la question « qu’y a-t-il de néoplatonicien chez Hegel ? », ce qui est effectivement à la fois consonnant avec les Leçons sur Platon de 1825-1826, et les affinités spéculatives dont il rappelle les plus établies.
Sur deux points cependant je m’écarte de sa lecture. D’une part l’idée que la cooriginarité de l’Un et de la dyade indéfinie « ne joue pas un très grand rôle » pour Lautman. C’est pourtant cette cooriginarité qui gouverne toute l’esquisse de la « physique » de ses textes posthumes, en la forme de celle entre le Même et l’Autre, et d’autre part qui innerve aussi sa reprise polymorphe de la méthode platonicienne de « division » destinée à rendre raison d’un des processus majeurs de la « découverte » mathématique. D’autre part et corrélativement, et c’est le plus important à mes yeux, A. Lebel tire de la substitution ci-dessus, l’absence de références à Hegel à l’appui, que « la référence à Hegel est inutile ». Littéralement parlant, en termes philologiques, c’est tout à fait vrai.
Mais il faut s’entendre sur le sens de cette absente ou inapparente « utilité » : la confrontation des modèles hégélien et lautmanien, dans ce qu’elle éclaire et justement aussi par sa limite objective, s’entend selon moi à trois titres. D’abord, les comparses dialectisants de Lautman, Cavaillès et Bachelard notamment, ont, eux, assumé que leurs prises de position étaient aussi à entendre par rapport à Hegel — contre lui —, et il est assez peu probable que par un biais ou un autre (et rien n’empêche d’aller creuser sur d’éventuels usages par Robin des leçons hégéliennes sur l’histoire de la philosophie), Lautman n’ait pas été en contact avec des discussions sur Hegel même. On peut supputer beaucoup de choses, mais du moins savons-nous que bien des absences de mention de Hegel, notamment dans le champ continental de l’entre-deux-guerres et ensuite (à l’image de Deleuze dans Différence et répétition), sont loin de faire preuve pour l’absence réelle de ses schèmes spéculatifs. Ensuite, et surtout, Hegel s’est confronté comme Lautman aux mathématiques de son temps à lui, selon des préoccupations certes diverses, mais selon une modalité proche de celle de Lautman, celle d’une forme de différence ontologique assortie d’un différentiel de rationalité, qui soulève des problèmes de nature philosophiquement comparable. L’« utilité » du recours au motif hégélien eût certainement été plus visible si cette comparaison avait été effectuée dans le livre, mais cela aurait entraîné trop loin. Un dernier motif enfin, prospectif cette fois, a puissamment joué, quoique juste furtivement exprimé en conclusion : les formalisations tentées de la dialectique hégélienne, récemment esquissées pour celle de Lautman, aboutissent à des rapprochements paradoxaux qui donnent rétroactivement à penser au sujet de leurs affinités et de leurs différences. Mais ce n’est plus tant la compréhension spécifique de la métaphysique lautmanienne qui est en jeu ici qu’une interrogation transversale sur le sens et les limites de toute formalisation technique d’un dispositif conceptuel.
II
D. Corfield commence justement son compte rendu sur cette confrontation Hegel-Lautman dont il défend également l’utilité. Son insistance majeure porte sur la nécessité de caractériser l’immanence des principes aux pratiques physiques et mathématiques qu’ils structurent, et sur la pertinence de recalibrer autant que possible les Idées de Lautman selon cette caractérisation. La référence au néo-transcendantalisme de Cassirer tombe effectivement à point nommé — et cela, indépendamment du dispositif de sa « phénoménologie » de la connaissance[1], non husserlienne mais de posture hégélienne, et par rapport à quoi l’on peut rajouter, en sus des références donnés par D. Corfield, la lecture que Cassirer propose dans La théorie de la relativité d’Einstein (1921) de la nature du rôle de la théorie des groupes de transformation dans la refonte relativiste de l’espace-temps. Elle nourrit en effet une compréhension double de la nature de ce qu’est un principe : sans être une excroissance de type « méta » par rapport à la praxis scientifique, ce n’est pas non plus quelque chose d’un ordre comparable à un contenu de connaissance dûment construit, « transcendantal » étant le nom de la juridiction porteuse de nécessité et d’opérativité dont un principe a besoin pour être principe.
On peut être sceptique en lautmanien « orthodoxe » sur la possibilité de rendre immanentes les Idées ou de les transcendantaliser (la référence à Hegel sert aussi de point d’appui alternatif à cette stratégie), mais on ne saurait minimiser ni ce problème de l’immanence ni la suggestion afférente dont il faut savoir gré à F. Zalamea de l’avoir dûment mise sur la scène, de la mathématisation des Idées, à condition cependant de ne pas rabattre du même coup le rendre-raison de la science sur la simple explicitation ou technicisation de ses contenus et de ses procédures. D. Corfield rappelle en conséquence à juste titre, que la nature notionnellement duale des Idées est partiellement rétive à leur reformatage, par exemple en termes de lois, et qu’il faut regarder ce projet de mathématisation en théorie des catégories comme un projet à la fois « prometteur » et incertain. Rien n’assure par avance la « capturabilité » catégoricienne des Idées, ni que « the levels recognised by category theory match precisely those of Lautman’s[2] ». En lien avec la nécessaire clarification du rapport entre « transcendantalisation » et mathématisation des Idées, cela constitue un terrain d’enquête fameux sur lequel je suivrai volontiers et concrètement D. Corfield à l’avenir[3].
III
Enfin, je remercie P. Cassou-Noguès de faire ici avec sa clarté coutumière un travail que j’aurais aimé fournir — et que j’aurais sans aucun doute dû, et en tous cas pu fournir si « l’obsession » du chantier évoqué à l’instant ne m’avait pas poussé vers d’autres choix. Il eût clairement fallu approfondir les réceptions philosophiques autant que leur généalogie, effectivement trop « brève », en particulier pour Deleuze qui a véritablement constitué pendant quarante ans la seule porte par laquelle Lautman soit sorti de la confidence. Mais c’est la façon dont P. Cassou-Noguès prend en charge et dépasse cette limite qui me paraît suggestive, et cela à deux titres.
Il suggère un rapprochement de la différence ontologique lautmanienne avec le dilemme de Benacerraf : cela a l’incomparable mérite, que nous espérons programmatique, de faire parler Lautman dans un contexte et un idiome qui n’étaient pas les siens. C’est clairement la voie qui le fera publiquement exister. Sur le fond il est limpide que Lautman cherche au-delà du procédural et du formel ce qui peut rendre raison, non seulement de la véritable nécessité, qui ne saurait être — ou être seulement — technique, à l’oeuvre dans la connaissance mathématique (et physique), mais il le fait justement au prix de cette extériorité des Idées dont on voit bien qu’elle gêne tout le monde, et qui opacifie également la question de la vérité. Il me semble cependant que « l’objectivité idéale et extérieure à l’expérience mathématique proprement dite », selon la formule de P. Cassou-Noguès, des idéalités de Benacerraf, n’est clairement pas de même nature que celle des Idées de Lautman, qui sont d’essence pré-, proto-, méta-, etc., et en tous cas non mathématiques par elles-mêmes, objet d’un réalisme métaphysique qui atteste que ce n’est pas seulement cette extériorité qui est en question, mais la déconnection principielle lisible chez Lautman entre l’Idée et ses actualisations singulières frappées du sceau d’une claire contingence. D’où un rapport à la question de la vérité, et Badiou ne s’y est pas trompé, qui me semble assez incommensurable avec sa formule ici benacerrafienne : l’analogie ne fonctionne pas seulement si l’on met entre parenthèses la différence des contextes théoriques — plus exactement, faire travailler cette différence est notoirement fécond ou instructif — mais aussi, et surtout le fait que les deux dispositifs n’ont pas le même objectif, ne cherchent pas à rendre compte de la même chose. Lautman cherche à expliquer ce qui fait qu’il y a de la mathématique de telles façons et pas autrement, quelles voies de son progrès sont anticipables, ce que son édifice exprime ou ce dont il témoigne, etc. C’est la nécessité et les modalités contingentes de son accomplissement qui lui importent, mais pas tant la nécessité scientifique que les procédures déductives ont en charge que celle onto-cosmologique de l’actualisation des Idées. À mes yeux, en résumé, Lautman, qui n’est pas épistémologue mais métaphysicien, ne se pose pas la question de la vérité : pour le dire crûment, c’est la vie des mathématiques qu’il lui importe de saisir, leur vérité, elle, va de soi. C’est sûrement cela d’ailleurs qui le rapproche de beaucoup de mathématiciens, et qui l’a éloigné de certaines préoccupations sur les « fondements » — à tort ou à raison.
Et l’on tombe sur la seconde suggestion de l’auteur, très certainement plus dans « l’esprit » lautmanien, puisqu’elle prolonge le questionnement de son oeuvre (celui qui l’anime comme celui qui anime le lecteur à son endroit) à l’extérieur de l’arène épistémique. Ses suggestions proustiennes et merleau-pontiennes résonnent en profondeur avec la posture dont quelques extraits et divers témoignages de première main créditent Lautman : le développement transversal de son platonisme, au « renouveau » duquel il participe résolument, en métaphysique en général certes, mais notamment dans le champ esthétique, était bien chez lui en projet. De ce point de vue il aurait fallu mieux cerner dans le livre ce sentiment esthétique qui anime Lautman en permanence, sentiment du beau, face aux harmonies et dissonances, temps et contretemps de la mathématique, qui n’est pas exempt d’une certaine religiosité qu’on ne saurait ramener à du simple « lyrisme » comme le livre a parfois tendu à le faire.
Appendices
Notes
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[1]
Ernst Cassirer, Philosophie des formes symboliques, tome III, La phénoménologie de la connaissance, 1929, trad. franç. C. Fronty, Paris, Minuit, 1972.
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[2]
Ma contribution au présent volume s’efforce de dire quelques enjeux généraux de cette éventuelle capture.
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[3]
Sans être kantien pratiquant, la référence au transcendantalisme nous a semblé également essentielle pour diverses raisons qui furent à l’origine d’un ouvrage collectif que nous avons co-dirigé avec Julien Servois : Kant face aux mathématiques modernes, Paris, Vrin, 2009 (coll. Bibliothèque d’histoire de la philosophie).