Abstracts
Résumé
Cet article explore une solution de rechange au physicalisme qui n’est ni le défi métaphysique de Jackson et de Kripke, ni le défi épistémologique de Nagel, Levine et McGinn. D’après cette autre thèse, le fossé entre l’esprit et le corps n’est ni ontologique ni épistémologique, mais sémantique. Je soutiens que c’est parce que le fossé est sémantique que le problème corps-esprit (mind-body problem) est par essence un problème philosophique qui ne disparaîtra vraisemblablement pas avec le progrès de nos connaissances en sciences naturelles.
Abstract
This paper explores an alternative to the metaphysical challenge to physicalism posed by Jackson and Kripke and to the epistemological one exemplified by the positions of Nagel, Levine and Mcginn. On this alternative the mind-body gap is neither ontological nor epistemological, but semantic. I claim that it is because the gap is semantic that the mind body-problem is a quintessentially philosophical problem that is not likely to wither away as our natural scientific knowledge advances.
Article body
Depuis quelques années, un nombre croissant de textes ont été consacrés à l’explication de la raison pour laquelle le problème corps-esprit [mind-body problem] est apparu si insoluble. À la lumière de ce qui est perçu comme l’échec du programme de réduction du mental au physique, de nombreux philosophes ont entrepris d’expliquer la raison pour laquelle les énoncés concernant l’identité du corps et de l’esprit sont plus problématiques que les énoncés d’identité scientifiques comme « eau = H2O » ou « éclair = décharge électromagnétique ». Certains, comme Saul Kripke et Frank Jackson, ont fait appel à des arguments de style cartésien qui invoquent la notion de possibilité en termes de concevabilité afin de démontrer que l’identité du corps et de l’esprit est métaphysiquement contingente[2]. D’autres en revanche, comme Thomas Nagel, Joseph Levine et Colin McGinn, ont argumenté simplement en faveur d’une non-identité épistémique[3]. Levine, en particulier, a mis en garde contre le fait de tirer des conclusions métaphysiques à partir de prémisses épistémologiques, et il a clairement condamné les attaques métaphysiques de Kripke et de Jackson contre le physicalisme en réfutant les présupposés rationalistes sur lesquels se basent leurs arguments.
Tout en rejetant le rationalisme modal de Kripke et de Jackson, Nagel, Levine et McGinn concèdent néanmoins que le physicalisme est incapable d’expliquer le caractère qualitatif de l’expérience, et même s’il n’y a peut-être aucune distinction réelle entre l’esprit et le corps, il y aurait selon eux au moins une distinction épistémologique dans la mesure où nous accédons à nos états mentaux d’une manière très différente de la manière par laquelle nous accédons à nos états physiques. Autrement dit, même si le physicalisme se révélait juste sur le plan métaphysique, cela resterait insuffisant sur le plan épistémologique, car de l’introspection résulte une phénoménologie bigarrée inexplicable à partir d’un point de vue objectif. Ainsi, alors que pour Kripke et Jackson le fossé en question est ontologique, pour Nagel, Levine et McGinn il est essentiellement épistémologique.
Dans cet article j’explore une solution de rechange au physicalisme qui n’est ni le défi métaphysique de Jackson et de Kripke ni le défi épistémologique de Nagel, Levine et McGinn. D’après cette autre thèse, le fossé entre l’esprit et le corps n’est ni ontologique ni épistémologique, mais sémantique. J’appelle ici « thèse ontologique » le défi métaphysique de Kripke et de Jackson, « thèse épistémologique » le défi de Nagel, Levine et McGinn, et « thèse sémantique » ma propre thèse. Tout comme les avocats de la thèse épistémologique, je ne suis pas partisane du rationalisme modal, car je partage leur scepticisme concernant la métaphysique rationaliste qui a conduit Kripke et Jackson à élaborer leur défi métaphysique au physicalisme. Mais contrairement aux avocats de la thèse épistémologique, je soutiens que ce qui fait du problème corps-esprit un problème philosophique n’est pas le fait que nous accédons aux phénomènes physiques et mentaux de manière très différente, mais le fait que nous signifions des choses très différentes lorsque nous parlons de l’esprit et lorsque nous parlons du corps. Je soutiens donc que c’est parce que le fossé est de nature sémantique que le problème corps-esprit est par essence un problème philosophique qui ne disparaîtra vraisemblablement pas avec le progrès de nos connaissances en sciences naturelles.
Selon la thèse sémantique, le problème philosophique de la relation entre l’esprit et le corps est intrinsèquement lié à une conception de la philosophie en tant qu’activité d’éclaircissement des ambiguïtés, qui nous permet de discerner différents sens même lorsqu’il n’y a qu’un seul référent. Par conséquent, un défenseur de la thèse sémantique s’engage principalement sur l’inéliminabilité de la distinction analytique/synthétique, plutôt que sur l’inéliminabilité de deux modes d’accès épistémique : l’introspection du monde intérieur et l’inspection du monde extérieur. Pour cette raison, il est impossible d’accommoder une théorie des « deux aspects » [dual aspect theory] selon laquelle le fossé est sémantique (plutôt qu’épistémologique) dans un cadre naturaliste, puisque la thèse sémantique qui est défendue ici est fortement reliée avec une conception de la philosophie comme science première. À cet égard la thèse sémantique diffère radicalement de la thèse épistémologique.
La majorité des défenseurs de la thèse épistémologique sont des physicalistes qui repèrent une lacune épistémologique dans la méthode des sciences naturelles. Par exemple, Nagel ne soutient pas que le physicalisme est faux, mais que « nous n’avons pas le commencement de l’idée de la manière dont [il] pourrait être [vrai] »[4]. De même, pour Levine, c’est la capacité du physicalisme à expliquer l’aspect qualitatif de l’expérience qui est en jeu, non pas sa vérité. La thèse épistémologique n’est par conséquent pas un défi aussi radical contre le physicalisme que ne l’est si visiblement la thèse métaphysique. Pour Nagel et Levine, le physicalisme est en fait vrai, mais il laisse inexpliqué certains aspects de notre expérience. Ce naturalisme implicite est clairement révélé dans le travail de McGinn, où la thèse épistémologique qui a d’abord été développée par Nagel et Levine fournit les bases d’une approche déflationniste du problème philosophique du dualisme corps-esprit[5]. McGinn, comme Nagel et Levine, commence par faire remarquer qu’il y a quelque chose que le point de vue objectif oublie, à savoir l’élément qualitatif, qui répondrait à la question « Quel effet cela fait d’être un X? ». Pour McGinn le problème du dualisme corps-esprit se pose
[…] parce que notre constitution cognitive nous empêche d’avoir une conception de la propriété naturelle du cerveau (ou de la conscience) qui expliquerait le lien psycho-physique. C’est une sorte de connexion causale que nous ne pourrons jamais comprendre, étant donné la façon que nous avons de former nos concepts et de développer nos théories. Il n’est pas étonnant que nous trouvions ce problème si difficile[6] !
McGinn ajoute ensuite que le fait que la propriété naturelle qui expliquerait le lien psycho-physique nous soit cognitivement inaccessible implique qu’« il n’y a pas de problème philosophique (par opposition à scientifique) de la relation corps-esprit »[7].
La thèse sémantique développée ici ébranle en fait l’approche déflationniste de McGinn sur le problème du dualisme corps-esprit. Je veux montrer, premièrement, que le problème corps-esprit est un problème philosophique, et, deuxièmement, que le problème persiste non pas en raison d’une certaine incapacité cognitive des humains à saisir la relation psycho-physique, mais en raison de la nature particulière, à savoir purement sémantique, de la distinction entre l’esprit et le corps. En clair, je ne soutiens pas qu’il n’y a aucun fossé épistémologique comme tel, mais que c’est l’existence d’un fossé sémantique qui fait du problème corps-esprit un problème philosophique récurrent. Ainsi, alors que la reformulation du fossé corps-esprit en terme sémantique n’implique pas de rejeter qu’il y ait une phénoménologie caractéristique dont le point de vue objectif ne rend pas compte, elle implique en revanche de s’intéresser moins au caractère qualitatif de l’expérience qu’à une réflexion sur les significations des assertions qui emploient les concepts de corps et d’esprit.
L’argumentation que je développe ici est une reconstruction à partir de la notion d’analyse philosophique développée par Collingwood dans An Essay on Philosophical Method[8], un livre dont on peut soutenir qu’il contient l’explication la plus pertinente fournie au siècle dernier de la raison pour laquelle la philosophie et les sciences de la nature ne traitent pas du même sujet. Mon objectif est d’expliquer la persistance du problème corps-esprit en me basant sur le rôle et la nature de la notion d’analyse philosophique chez Collingwood. Je dois cependant dire clairement que mon but dans cet article n’est pas de faire une exégèse de Collingwood. Je peux facilement imaginer que des lecteurs de celui-ci puissent être réticents à accepter que les thèses que je défends ici correspondent à des positions défendues par Collingwood, et je concède volontiers que le propos de cet article m’a conduit à développer librement une de ses idées[9]. Dans ce qui suit j’explique, premièrement, pourquoi les problèmes philosophiques sont de nature sémantique et, deuxièmement, j’explore ce que cela implique pour le problème corps-esprit.
Afin de découvrir ce qui est spécifiquement philosophique dans un problème, nous devons partir de la pratique philosophique. Et lorsque nous considérons la pratique philosophique, nous trouvons qu’il y a des problèmes récurrents, comme celui de la compatibilité du libre arbitre avec le déterminisme ou le critère de l’identité personnelle. Dans son Essay on Philosophical Method, Collingwood fournit une explication ingénieuse de la raison pour laquelle ces problèmes existent et subsistent. Pour comprendre l’existence même des problèmes philosophiques, il est nécessaire d’accepter qu’il y a des concepts et des distinctions non empiriques.
Qu’est-ce qu’une classification empirique et quelles sont ses caractéristiques ? Collingwood a affirmé que les espèces coordonnées d’un genre empirique forment un ensemble de classes mutuellement exclusives. Considérons par exemple le genre empirique « couleur » et ses espèces coordonnées « rouge » et « bleu ». Les objets qui tombent sous le concept « rouge » ne peuvent pas tomber sous son espèce coordonnée « bleu », parce qu’aucun objet ne peut être à la fois rouge et bleu. Considérons maintenant un autre exemple, celui du genre empirique « mammifère » et de ses espèces coordonnées « vache » et « chèvre ». Les objets qui tombent sous le concept « vache » ne peuvent pas tomber sous le concept « chèvre ». Par conséquent, les espèces coordonnées de ce genre forment des classes mutuellement exclusives. Autrement dit, les espèces coordonnées d’un genre empirique ne peuvent pas être extensionnellement équivalentes. Les distinctions philosophiques diffèrent des classifications empiriques en ce qu’elles permettent un chevauchement extensionnel : les espèces coordonnées d’un genre philosophique forment des classes qui se chevauchent mutuellement.
Considérons trois exemples de distinction philosophique, un qui appartient à la philosophie morale, un qui appartient à l’esthétique et un qui appartient à la philosophie de l’esprit. Les philosophes moraux ont l’habitude de distinguer entre les actions qui sont motivées par le devoir et les actions qui sont motivées par l’évaluation des conséquences. Mais la distinction philosophique entre le devoir et l’utilité n’est pas une classification empirique, car certaines actions peuvent s’expliquer à la fois par le souci du devoir et par celui des conséquences. Par exemple, dans Fondements de la métaphysique des moeurs de Kant[10], l’action d’un marchand qui redonne la monnaie correctement afin de garder sa clientèle correspond au souci des conséquences, mais son action se conforme en apparence avec les règles du devoir moral et elle pourrait être utilisée comme illustration du souci de celui-ci. Par conséquent, le souci du devoir moral et celui de l’utilité permettent un chevauchement extensionnel, alors qu’un tel chevauchement est exclu dans le cas de classifications empiriques. La distinction entre les types d’art, comme la musique et la poésie, offre un autre exemple de distinction philosophique. Alors que les classes empiriques ne peuvent pas se chevaucher, la musique et la poésie le peuvent, par exemple dans une chanson de Leonard Cohen. Alors qu’une chose ne peut pas être à la fois rouge et bleue, vache et chèvre, elle peut être à la fois musique et poésie. Des considérations analogues sont pertinentes pour le type de distinction en jeu en philosophie de l’esprit, comme la distinction entre un corps et une personne. Cette dernière n’est pas conçue comme une classification empirique subdivisant les entités existantes en des classes qui ne se chevauchent pas de la façon dont les primates se subdivisent en chimpanzés et en humains. C’est une distinction sémantique qui, comme telle, permet le chevauchement extensionnel. Comme l’affirme Collingwood, la tâche de la philosophie est de « distinguer des concepts […] qui coexistent dans leurs instances[11] ». C’est ainsi que les philosophes distinguent entre le devoir moral et l’utilité, entre les genres esthétiques comme la musique et la poésie, et entre les personnes et les simples corps, même lorsqu’il n’y a pas de classification empirique correspondant à ces distinctions. Je veux maintenant considérer deux objections qui pourraient être élevées contre l’explication de Collingwood sur la manière dont les distinctions philosophiques diffèrent des classifications empiriques.
On pourrait défendre que le chevauchement des classes n’est pas une caractéristique distinctive des concepts philosophiques, car les concepts empiriques permettent également un chevauchement extensionnel. Les concepts « avoir un bec » et « avoir des plumes » sont des concepts empiriques. Pourtant, ils se chevauchent dans tous les cas, à savoir les oiseaux. Il est vrai qu’un chevauchement empirique de ce type est omniprésent, mais on peut répondre rapidement à une telle objection en faisant remarquer qu’« avoir un bec » et « avoir des plumes » ne sont pas des espèces coordonnées du même genre empirique. Ils sont comme les concepts de « marron » et de « laine » qui coexistent concrètement dans cette robe de laine marron, mais qui ne sont pas censés capturer une articulation importante de la nature à la manière des classifications des vertébrés en mammifères et en ovipares, ou des mammifères en vaches et chèvres. De plus, alors que nous pouvons trouver des concepts empiriques qui se chevauchent partiellement, comme dans le cas de « marron » et de « laine », ou de « animaux avec un bec » et « animaux avec des plumes », les espèces coordonnées des concepts philosophiques permettent un chevauchement extensionnel complet, puisque les distinctions philosophiques sont des distinctions purement intensionnelles que l’on voudrait faire même s’il n’y avait pas de différences extensionnelles. Ainsi, les philosophes moraux voudraient distinguer entre le principe du devoir moral et celui de l’utilité, même dans le scénario hypothétique où la vertu favoriserait vraiment le bonheur et où la distinction entre le devoir et l’utilité ne ferait aucune différence quant au choix de l’action à accomplir. Afin d’éclaircir ce que l’on entend par distinction purement intensionnelle ou sémantique, nous devons d’abord réfléchir à ce qui se produit lorsqu’on ne fait pas de telles distinctions.
Les implications de l’échec à effectuer les distinctions sémantiques pertinentes peuvent s’apercevoir lorsqu’on considère certains des problèmes rencontrés par l’éthique aristotélicienne. Il est connu qu’Aristote n’a pas clairement distingué entre la vertu et le bonheur. Le concept d’eudaimonia, qui recouvre les deux, n’est pas un concept composite construit à partir d’éléments hétérogènes ; c’est un tout homogène dans lequel la vertu et le bonheur n’ont pas d’existence conceptuelle indépendante. Ainsi, pour Aristote, la personne vertueuse jouit également d’une vie prospère d’un point de vue non moral, de la même façon que ceux qui échouent à distinguer entre le concept d’amour et celui de la jalousie supposent automatiquement que l’homme jaloux est un homme amoureux. Posséder le concept d’eudaimonia ne requiert pas de faire, mais d’échouer à faire une distinction entre la bonté morale et la bonté non morale. L’usage du concept d’eudaimonia requiert non pas plus, mais moins de distinctions conceptuelles. La critique kantienne de la philosophie morale d’Aristote revient précisément à introduire une distinction qu’Aristote ne faisait pas entre l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique, afin de rendre nos concepts moraux cohérents avec notre conviction que la vertu n’est pas toujours récompensée. Il est certain que Kant ne pensait pas que la distinction entre les actions fondées sur le devoir moral et celles fondées sur l’utilité correspondait à une classification empirique. Comme nous l’avons vu, le concept de devoir moral et celui d’utilité peuvent se chevaucher dans certains cas, comme dans celui de l’action du marchand. Mais c’est uniquement parce que la distinction est faite qu’il est aussi possible de penser, contra Aristote, que la vertu n’est pas toujours avantageuse au sens empirique. Le progrès dans l’enquête philosophique se produit souvent par l’introduction de distinctions sémantiques qui résolvent des problèmes créés par leur absence. L’introduction de distinctions sémantiques, comme celle entre le principe du devoir moral et celui d’utilité, est quelque chose de très différent de la découverte d’une nouvelle espèce humaine, comme Homo floresienses, la créature ressemblant à un hobbit découverte dans une île à l’est de Bali entre l’Asie et l’Australie. L’introduction d’une distinction philosophique n’implique pas l’addition d’une classe empirique qui était auparavant inconnue, mais le raffinement de notre compréhension de la signification de la bonté et des différents sens selon lesquels un acte peut être qualifié de bon. Les distinctions philosophiques nous permettent d’identifier une chose comme étant d’un certain type, comme par exemple une action véritablement morale par contraste avec une action motivée seulement par son utilité, ou un être rationnel par contraste avec un être non rationnel. Mais les types de distinctions effectuées à partir des espèces coordonnées d’un genre philosophique peuvent ne correspondre à aucun type empirique, puisque les distinctions philosophiques ne « découpent » pas la nature « à ses articulations », mais font ressortir ce que nous signifions lorsque nous parlons d’une action morale plutôt qu’immorale, ou d’une personne plutôt que d’un simple corps, etc.
Considérons maintenant une deuxième objection à la doctrine du chevauchement des classes. On pourrait penser que l’existence d’hybrides comme le Tyrannosaurus Rex constitue un contre-exemple plus puissant contre l’affirmation que les espèces coordonnées des concepts philosophiques permettent des chevauchements extensionnels à la différence des espèces coordonnées des genres empiriques. Pendant un certain temps, une dispute a fait rage parmi les paléontologistes pour savoir si le Tyrannosaurus Rex était un prédateur ou un charognard. La dispute était féroce, car on supposait que les prédateurs et les charognards constituaient des espèces coordonnées du même genre empirique et que par conséquent cette distinction capturait une articulation importante du monde naturel. Toutefois, l’issue de cette dispute fut la reconnaissance que le Tyrannosaurus Rex était à la fois un prédateur et un charognard, suggérant ainsi que le chevauchement des classes n’est pas une caractéristique distinctive des concepts philosophiques. Cependant, même la façon étonnante avec laquelle cette dispute a été finalement résolue ne jette pas un doute sérieux sur la thèse que les distinctions philosophiques ne sont pas du même type que les classifications empiriques, car la doctrine du chevauchement des classes entraîne qu’il n’y a véritablement aucun « exemple » de concepts philosophiques. L’action du marchand illustre ce que cela veut dire d’agir selon des considérations utilitaires ; il ne s’agit pas d’un exemple d’action utilitaire à la manière dont Dolly est un spécimen de mouton. Puisqu’il n’y a à proprement parler aucun exemple de concepts philosophiques, les particuliers pour lesquels les espèces coordonnées d’un genre philosophique coïncident ne sont pas des hybrides ; les concepts philosophiques ne sont tout simplement pas instanciés conjointement de la même façon que le sont les concepts empiriques. Ainsi, si nous disons que l’être humain tombe à la fois sous le concept de corps et sous celui d’esprit, nous ne voulons pas dire que l’être humain est en partie un corps et en partie un esprit à la manière d’un centaure qui est en partie cheval et en partie humain. Comme l’affirme Collingwood :
2.43. Car le corps de l’homme et l’esprit de l’homme ne sont pas deux choses différentes. Ce sont une seule et même chose, l’homme lui-même, connu de deux manières différentes.
2.44. Ce n’est pas une partie de l’homme, mais l’homme tout entier, qu’est le corps dans la mesure où l’homme approche le problème de la connaissance de soi par les méthodes de la science naturelle.
2.45. Ce n’est pas une partie de l’homme, mais l’homme tout entier qu’est l’esprit dans la mesure où l’homme approche le problème de la connaissance de soi en étendant et en clarifiant les données de la réflexion[12].
Puisque les objets qui exemplifient plus d’un concept philosophique ne sont pas hybrides, le chevauchement des classes ne pose pas le même problème pour les distinctions philosophiques que pour les classifications empiriques. Lorsque les philosophes rencontrent des concepts dont les instances coïncident, ils ne pensent pas qu’ils doivent réarranger leur schème conceptuel. La réaction naturelle des philosophes est de chercher à conserver des distinctions sémantiques, même lorsqu’elles ne correspondent à aucune différence empirique. C’est, par exemple, la façon dont Berkeley, avec son tournant immatérialiste, a cherché à traiter la distinction entre les objets réels et les objets imaginaires. Ce qu’il a soutenu n’est pas que nous devrions abandonner la distinction entre les uns et les autres, mais que nous devrions l’expliquer autrement, que ce que nous appelons une distinction entre objets réels et objets imaginaires est en fait une distinction entre des idées plus ou moins intenses et plus ou moins ordonnées, ou plus ou moins cohérentes. Lorsque les philosophes rencontrent des distinctions dont les instances coïncident, leur réaction naturelle n’est pas de les abandonner, mais de trouver un moyen de les préserver et de les reformuler.
Jusqu’ici, j’ai considéré trois distinctions philosophiques, une en philosophie morale, une en esthétique et une en philosophie de l’esprit, et j’ai soutenu que les distinctions philosophiques sont qualitativement différentes des classifications empiriques en ce que les premières expriment des distinctions purement sémantiques. Les débats philosophiques traitent de questions sémantiques (par exemple, qu’est-ce que cela signifie d’être une personne plutôt qu’un corps ?) et les positions concurrentes dans les controverses philosophiques (comme l’éthique du devoir par rapport au conséquentialisme en philosophie morale, le causalisme par rapport au non-causalisme en philosophie de l’action) ne découpent pas la réalité selon des lignes empiriques, mais selon des lignes qui correspondent à des distinctions de raison.
Cette conception de la nature des problèmes philosophiques éclaire d’un jour différent le problème corps-esprit. Comme nous l’avons vu, dans les discussions contemporaines en philosophie de l’esprit, ce dernier est considéré comme un problème particulier qui survient du fait que nous accédons de manière très différente à nos états mentaux et à nos états physiques. Les considérations métaphilosophiques que je viens de présenter suggèrent de ne pas concevoir la distinction entre l’esprit et le corps comme étant d’un type particulier mais comme étant similaire à d’autres distinctions purement intensionnelles que l’on trouve dans d’autres branches de la philosophie comme l’éthique ou l’esthétique. Ainsi, selon cette conception de l’origine des problèmes philosophiques, la persistance du problème corps-esprit n’est pas due au fait épistémologique que nous accédons de manière très différente à nos états mentaux et à nos états corporels. Le problème corps-esprit survient parce que la distinction entre l’esprit et le corps est une distinction sémantique plutôt qu’une classification empirique ; il persiste parce qu’il y a des thèses qui sont vraies en vertu de leur signification et qui, comme telles, ne peuvent pas être falsifiées à la lumière de nouvelles preuves empiriques. Il y a un problème philosophique de l’esprit et du corps, et ce problème va demeurer, au moins pour ceux qui sont réticents à abandonner la distinction analytique/synthétique.
Les implications de la thèse que la distinction entre l’esprit et le corps n’est ni ontologique ni épistémologique, mais sémantique sont très nombreuses. Toutefois, les étudier demanderait d’aller bien au-delà d’une discussion de la littérature concernant le fossé dans l’explication. Cependant, deux brèves considérations peuvent être apportées maintenant en guise de conclusion.
Premièrement, refuser que la distinction entre l’esprit et le corps soit de nature épistémologique, et promouvoir à la place la thèse sémantique entraîne que la connaissance de la relation psycho-physique n’est pas pertinente pour notre compréhension de l’esprit, bien plus que de dire que cette relation serait au-delà de nos capacités cognitives. La connaissance de la relation psycho-physique n’est pas pertinente parce que le concept d’esprit est logiquement requis afin de caractériser quoi que ce soit comme étant mental. Une recherche sur les bases neurophysiologiques de la conscience implique l’application d’une explication causale et ainsi d’une catégorie qui est intrinsèquement inappropriée pour décrire le mental en tant que mental. S’il n’y a pas de solution scientifique au problème corps-esprit, ce n’est pas parce que nous sommes incapables de comprendre comment le physicalisme peut être vrai, mais parce que les explications causales de l’émergence de la conscience, même si elles pouvaient être trouvées, ne sont tout simplement pas des explications de l’esprit.
Deuxièmement, refuser que la distinction entre l’esprit et le corps soit de nature ontologique et promouvoir à la place la thèse sémantique entraîne la défense d’une certaine conception de la nature des débats métaphysiques. Selon ce point de vue, les débats métaphysiques ne portent pas sur ce qui existe réellement mais sur les structures catégoriales que nous employons pour identifier ce qu’il y a : la métaphysique est fondamentalement une forme d’analyse conceptuelle. Cette conception du problème corps-esprit comme étant un problème essentiellement sémantique repose sur une identification de la tâche de l’analyse philosophique avec celle d’une clarification conceptuelle qui a des similarités avec le tournant linguistique. Toutefois, si la thèse sémantique identifie l’analyse métaphysique avec l’analyse conceptuelle, elle ne soutient pas la conception, souvent associée à Ryle et à Wittgenstein, que les problèmes philosophiques sont des pseudo-problèmes qui vont disparaître, non pas en raison d’avancées scientifiques, mais de clarifications conceptuelles[13]. C’est le fait que nous continuons à faire des distinctions sémantiques, ou des distinctions qui ne correspondent pas à des différences empiriques, qui explique pourquoi le problème corps-esprit a résisté au test du temps et pourquoi il y aura toujours besoin d’analyses philosophiques. La thèse sémantique n’est ainsi ni une tentative de résoudre le problème empiriquement (ce qui reviendrait à expliquer pourquoi la solution scientifique, bien que possible en principe, est au-delà de notre compréhension), ni une tentative déflationniste de dissoudre a priori le problème. C’est une tentative de montrer pourquoi le problème va demeurer.
Appendices
Notes
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[1]
Je souhaite remercier mon collègue James Tartaglia pour nos nombreuses et fructueuses discussions sur le fossé dans l’explication.
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[2]
S. Kripke, Naming and Necessity, Oxford. Blackwell, 1980 ; traduction française : La logique des noms propres, Paris, Éditions de Minuit, 1982, et F. Jackson, « What Mary Didn’t Know », Journal of Philosophy, vol. 83 (1986), p. 291-295 ; réimpression dans N. Block, O. Flanagan, G. Guzeldere (eds.), The Nature of Consciousness, Cambridge Mass., MIT Press, 1997, p. 567-570.
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[3]
T. Nagel, « What is it Like to be a Bat? » in Mortal Questions (Cambridge, Cambridge University Press), 1979 ; traduction française : « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », dans Questions mortelles, Paris, Presses Universitaire de France, 1979, p. 193-209 ; J. Levine, « Materialism and Qualia : The Explanatory Gap », Pacific Philosophical Quarterly, vol. 64 (1983), p. 354-61 ; C. McGinn, « Can We Solve the Mind-Body Problem? » dans N. Block, O. Flanagan, G. Guzeldere (eds.), The Nature of Consciousness, op. cit., p. 529-542.
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[4]
T. Nagel, « What it is Like to be a Bat », op. cit., p. 177; traduction française, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », op. cit., p. 207.
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[5]
Plus récemment, McGinn a expliqué sa position dans C. McGinn, Consciousness and its Objects, Oxford, Clarendon Press, 2004.
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[6]
C. McGinn, « Can We Solve the Mind-Body Problem ? », op. cit., p. 529.
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[7]
Ibid, p. 531.
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[8]
R. G. Collingwood, An Essay on Philosophical Method, Oxford, Clarendon Press, 2e édition, 2005.
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[9]
Pour une étude approfondie de Essay on Philosophical Method, voir mon livre : G. D’Oro, Collingwood and the Metaphysics of Experience, Londres, Routledge, 2002. Pour la position de Collingwood sur le problème corps-esprit, voir aussi : G. D’Oro, « Collingwood’s ‘Solution’ to the Problem of Mind-Body Dualism », Philosophia, vol. 32, 2005, p. 349-368, et « Idealism and the Philosophy of Mind », Inquiry, vol. 48, 2005, p. 395-412.
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[10]
E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, Delagrave, 1980, p. 95.
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[11]
R. G. Collingwood, An Essay on Philosophical Method, op. cit, p. 51.
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[12]
R. G. Collingwood, The New Leviathan, Oxford, Clarendon Press, 2e édition, 1992, p. 11; traduction française : Le nouveau Léviathan, Paris, Kimé, 2001, p. 22.
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[13]
Sur cette question voir : G. D’Oro, « Collingwood and Ryle on the Concept of Mind », Philosophical Explorations VI (I), 2003, p. 18-30; « Collingwood on Philosophical Knowledge and the Enduring Nature of Philosophical Problems », British Journal for the History of Philosophy, vol. 12 (2004), p. 93-109.