L’école philosophique qui s’est épanouie à l’Université Oxford entre les années 1930 et 1970 sous l’impulsion de Wittgenstein, Ryle, Austin, Strawson et Malcolm, entre autres, et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « philosophie du langage ordinaire », ne compte plus beaucoup d’adeptes, et encore moins de pratiquants. Dans l’histoire de la philosophie analytique, on la voit souvent comme la première des deux réactions à la philosophie, quelques fois dite « du langage idéal », défendue par exemple par Russell, le premier Wittgenstein et Carnap, réaction qui s’est étiolée au contact de la seconde réaction à la philosophie du langage idéal, soit le mariage d’analyse conceptuelle, de naturalisme et de pragmatisme que l’on retrouve, sous diverses formes, chez Quine, Putnam et Rorty. La disparition de la philosophie du langage ordinaire de l’avant-scène philosophique ne signifie pas toutefois qu’elle soit morte et enterrée, comme en témoigne Philosophical Foundations of Neuroscience, l’ouvrage de Max R. Bennett et de Peter M. S. Hacker (B. et H. ci-dessous). On se souviendra que, selon cette école, comprendre la signification d’une expression linguistique, c’est suivre les règles qui guident son usage, et les philosophes créent une variété de faux problèmes lorsqu’ils emploient les mots hors du contexte de leur usage ordinaire. Dans l’ouvrage qui nous intéresse, ce ne sont toutefois pas les philosophes qu’on retrouve au banc des accusés, mais certains psychologues et neuroscientifiques, notamment ceux qui se réclament des neurosciences cognitives. Page après page, B. et H. y montrent patiemment, en multipliant les pièces à conviction, et ce non sans quelques longueurs, que les chercheurs et théoriciens des neurosciences cognitives n’utilisent pas le vocabulaire psychologique (connaître, se rappeler, se représenter, emmagasiner de l’information, etc.) comme le prescrit l’usage ordinaire. Nous ne contesterons pas ici ce point puisque nous croyons que les auteurs l’ont amplement établi. Mais la question qui se pose — nous ne l’aborderons pas ici parce qu’elle nous amènerait sur le terrain d’une enquête empirique sur les neurosciences —, est de savoir si, dans ce cas précis, de réels faux problèmes découlent des usages non standards des neuroscientifiques ou si ceux-là n’ont d’autre effet que de choquer la bienséance des puristes de l’usage linguistique. Selon B. et H., tous ces usages non standards des chercheurs en neurosciences découlent d’une même source, soit le fait qu’ils attribuent au cerveau, ou à certains de ses processus, ou à des parties du cerveau, ou à certains de leurs processus, des propriétés que l’usage ordinaire attribue aux agents psychologiques (personnes, organismes, etc.). Sur le plan logique, cette déviation de l’usage ordinaire aurait pour source un sophisme méréologique de division, sophisme qui trouverait son origine chez Descartes. Puisque le sophisme méréologique est le genre de faute logique contre laquelle sont mis en garde les étudiants d’un cours de pensée critique, les neuroscientifiques rejetteront évidemment cette accusation, et les auteurs leur prêtent la parole pour se défendre, identifiant dans les écrits de ce domaine des penseurs qui offrent diverses défenses des positions neurologiques. Évidemment, B. et H. répondent à ces objections des neuroscientifiques, mais sans leur offrir un droit de réplique. C’est ce que nous ferons ici mais, avant d’entrer en mode polémique, nous allons d’abord présenter, à la section 2 ci-dessous, la nature et l’origine de ce que B. et H. nomment le principe méréologique en neurosciences, puis nous illustrerons, section 3, leur critique en tant qu’elle s’applique à l’étude de la mémoire en neurosciences. Pour B. et H., le principe méréologique en neurosciences est un principe logique général qui circonscrit la classe des prédicats qu’on peut de bon droit attribuer aux structures neurologiques. …
Appendices
Références
- Bennett, Max R., et Peter M. S. Hacker. Philosophical Foundations of Neuroscience, Blackwell Publishing, 2003.
- Blakemore, Collin. « Understanding Images in the Brain », dans H. Barlow,_C. Blakemore et M. Weston-Smith, dir., Images and Understanding, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
- Blakemore, Collin. Mechanics of the Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
- Churchland, Patricia. Neurophilosophy: Towards a Unified Science of the Mind/Brain, Cambridge, MA, MIT Press, 1986.
- Crick, Francis. Astonishing Hypothesis: The Scientific Search for the Soul, Londres, Touchstone, 1995.
- Damasio, Antonio R. L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 1997.
- Edelman, Gerard. Bright Air, Brilliant Fire: On the Matter of the Mind, Harmondsworth, Penguin, 1994.
- Glock, H.-J. Quine and Davidson on Langage, Thought and Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
- Gregory, R. L. « The Confounded Eye », dans R. L. Gregory, et E. H. Gombrich, dir., Illusion in Nature and Art, Londres, Duckworth, 1973.
- Hacker, Peter M. S. Wittgenstein’s Place in Twentieth-Century Analytic Philosophy, Oxford, Blackwell, 1996.
- Malcolm, N. « Three Forms of Memory », dans Knowledge and Certainty, Englewoods Cliffs, NJ, Prentice-Halls Inc., 1963.
- Ullman, Simon. « Tacit Assumptions in the Computationnal Study of Vision », dans A. Gorea, dir. Representations of Vision, Trends and Tacit Assumptions in Vision Research, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
- Wittgenstein, L. Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961.
- Young, J. Z. Programs of the Brain, Oxford, Oxford University Press, 1978.