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L’individu, l’État et les droits de base[Record]

  • Leif Wenar

La plus grande surprise qu’aurait pu éprouver un observateur attentif des années 1950 s’il avait pu apercevoir l’état de notre monde actuel aurait probablement été de découvrir que le genre humain a survécu. Si on lui avait de plus annoncé que, durant toutes ces années, il n’y aurait aucun conflit armé ouvert entre les grandes puissances, sa surprise aurait sans doute laissé place à la stupéfaction. Dans l’escalade des horreurs qu’a connue la première moitié du XXe siècle, très peu de choses pouvaient permettre de prévoir la stabilité actuelle de l’ordre international. Bien sûr, de nos jours, de brefs conflits internationaux explosent, et les guerres civiles sont devenues plus fréquentes et plus meurtrières, mais l’éclosion de graves conflits armés entre des nations riches ou disposant d’un armement nucléaire, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Asie, semble presque impossible. Si notre observateur éclairé était issu des années 1850, plutôt que des années 1950, il remarquerait sans aucun doute nos édifices, notre machinerie et la plus grande égalité politique entre les races et les sexes. Cependant, il risquerait d’être frappé bien d’avantage par le fait que les conflits qui persistent dans notre monde s’élaborent encore et toujours autour de la religion et de la nation. Un héritier des Lumières se serait attendu à ce que les religions organi­sées aient été balayées par les forces de la science et du progrès. Et notre observateur serait troublé de voir que l’organisation des individus en entités nationales, s’affrontant de façon quasi-anarchique, n’a pas encore été remplacée par un mode d’organisation plus rationnel. L’État-nation reçoit aujourd’hui une attention renouvelée de la part des théoriciens. Les phénomènes de mondialisation ont engendré un nouveau champ d’étude philosophique centré sur les problèmes de « justice globale  », et les philosophes tentent de voir si la notion même de nation devrait ou non faire partie du vocabulaire de base d’une telle théorie. La plupart des théoriciens de la justice globale — souscrivant eux-mêmes à un principe d’éga­lité morale des individus hérité de la tradition des Lumières — ont opté pour des théories cosmopolitiques qui accordent une place centrale à l’individu, sans égard à son allégeance nationale. Cependant, une petite frange conservatrice, menée par John Rawls, a continué de formuler ses théories en termes de groupes nationaux. Cette fracture entre le cosmopolitisme et l’étatisme est la source des principaux débats contemporains touchant la justice globale. C’est aussi le sujet de cet article. La plupart des théoriciens estiment que l’universalisme cosmopolitique est clairement préférable au particularisme nationaliste. Les tenants du cosmopolitisme soutiennent que les individus constituent l’objet premier de nos préoccupations morales. Ceux-ci doivent par conséquent, selon eux, être traités comme étant libres et égaux, sans égard à leur appartenance nationale, tout comme les individus qui, à l’intérieur des États, doivent être traités comme étant libres et égaux quelle que soit leur affiliation familiale ou religieuse. Les États-nations, pour peu qu’on leur accorde encore quelque importance, ne seraient que des instruments destinés à fournir aux individus les avantages, les ressources et les droits auxquels chacun d’eux peut prétendre. De ce point de vue, l’insistance que met Rawls à élaborer une théorie en termes de nations plutôt que de personnes semble obtuse, ou au mieux dépassée; sa théorie serait l’écho d’un « monde westphalien disparu  ». Selon les avocats du cosmopolitisme, la nation — lieu de nombreux conflits passés et d’inégalités actuelles — est précisément ce dont l’individu doit être libéré, plutôt que d’être éternellement emprisonné en elle. Je crois que le débat qui oppose les approches cosmopolitiques et étatistes de la justice globale a été mal …

Appendices