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Ce livre destiné aux philosophes débutants est constitué de trois essais rédigés au début des années 1940, qui furent publiés originalement sous le titre The Art of Philosophizing and Other Essays. L’auteur nous fait part d’abord de sa vision de ce que devrait être le cursus philosophique pour ensuite introduire le lecteur à deux disciplines auxquelles il a consacré une grande partie de ses recherches, la logique et les mathématiques, le tout dans le style vivant et accessible que l’on connaît à ce pionnier de la philosophie exacte, très bien rendu par la traduction de Michel Parmentier.
Le premier chapitre explique que le travail du philosophe consiste à pratiquer «L’art de la conjecture rationnelle», expression qui a donné son titre à cet essai. Cet art est une méthode qui vise à «découvrir ce qui est vrai, ou ce qui a la plus grande probabilité d’être vrai lorsqu’il est impossible de savoir avec certitude ce qui est vrai» (p. 1, italique dans le texte). Au reste, cette tâche peut consister tant à formuler une hypothèse originale qui soit plausible pour rendre compte d’un aspect de la réalité (hypothèse qui devra ultérieurement être soumise aux dispositifs expérimentaux de la science concernée), qu’à fournir des solutions vraisemblables à des questions générales déjà existantes, par exemple «le monde est-il régi par des lois mécaniques ou est-ce qu’il a une finalité cosmique, ou encore possède-t-il ces deux caractéristiques à la fois?» (p. 2).
Pour être à même de réaliser cette tâche, il est impératif de maîtriser les règles de base du raisonnement valide et de se défaire des croyances irrationnelles, qui souvent ne sont le fruit que d’une époque et d’une éducation particulières plutôt que le résultat de délibérations éclairées.
Une fois convaincu de la nécessité de se soumettre à ce doute méthodique, il faut ensuite prendre connaissance des procédés qui permettent de déterminer ce qui est digne de susciter notre assentiment. D’abord, tout savoir difficilement contestable risque fort d’être des plus certains. Les tables de multiplication sont ici données en exemple.
Il faut ensuite apprendre la logique et les mathématiques. En plus de familiariser avec le raisonnement, l’étude de ces disciplines est une occasion de comprendre qu’il est des connaissances qui ne résultent que d’inférences valides, et donc qui ne nécessitent aucune observation.
Cependant, la maîtrise des disciplines formelles étant inaptes à nous faire connaître la réalité concrète, le philosophe doit aussi être au fait des grandes lignes des meilleures théories en sciences factuelles, lesquelles sont dignes d’être crues parce qu’elles sont à la fois cohérentes, dénuées de préjugés inadéquats, fruits d’une confrontation systématique des hypothèses à la réalité et perfectibles à la lumière de nouvelles données.
Il est également souhaitable que l’aspirant philosophe apprenne en quoi consiste la méthode scientifique et comprenne que la science a pour but ultime de découvrir des lois générales. L’histoire de la science n’est pas non plus à négliger, ne serait-ce que pour se rendre compte que cette dernière a, de tout temps, combattu des dogmes irrationnels.
L’aspirant philosophe qui franchit cette deuxième étape est outillé pour s’attaquer aux problèmes de son champ de compétence, tels que la connaissance du monde extérieur ou la relation entre l’esprit et la matière. Il s’agit alors de tenter de concilier les conceptions scientifiques et le sens commun, d’être raisonnable et d’éviter les solutions qui seraient manifestement fausses. Le travail du philosophe prend fin lorsqu’on réussit à «[...] trouver une méthode permettant de formuler toutes les hypothèses qui sont compatibles avec tous les faits contrôlables» (p. 24) et ainsi à établir «[...] toutes les théories qui peuvent être vraies» (p. 24).
Le deuxième chapitre, intitulé «L’art de l’inférence», porte sur la logique. L’auteur fait ici très peu de cas de tout ce qui précède la logique mathématique, se contentant d’expliquer brièvement la théorie aristotélicienne du syllogisme, que l’on devrait du reste cesser d’enseigner, puisque «en plus d’être inutile et compliquée, [elle] fait obstacle à la bonne compréhension de la logique» (p. 31).
L’essentiel du texte est consacré à expliquer ce que sont la logique déductive et inductive, ainsi que ce qui les distingue. L’inférence déductive consiste à tirer une conclusion à partir de prémisses générales. La conclusion d’une inférence de ce type qui est valide a le même degré de certitude que les prémisses desquelles elle est tirée (p. 32), puisque le résultat de la déduction est contenu dans les prémisses, même s’il est souvent nécessaire de procéder au calcul approprié pour s’en rendre bien compte (p. 35).
Ainsi, «la logique déductive est utile lorsqu’on connaît les prémisses générales et aussi lorsqu’on suppose leurs conséquences conformes à l’expérience» (p. 32). En effet, la déduction ne nous renseigne en rien au sujet de la vérité des prémisses mais nous indique seulement que si les prémisses sont vraies, la conclusion l’est également (p. 35). La déduction peut aussi permettre de déterminer si des prémisses sont fausses. C’est le cas lorsqu’on peut établir, par des moyens indépendants, que la conclusion valide qui découle de ces prémisses est fausse.
Par ailleurs, le raisonnement déductif peut s’appliquer tant à des systèmes formels, comme les mathématiques et la logique, qu’à des prémisses qui proviennent d’autres types de systèmes. À ce titre, Russell donne notamment pour exemple la situation où un juge doit déterminer si les actions d’un accusé le rendent coupable ou non de quelque délit. Le juge raisonne alors selon le modèle suivant: il est illégal de faire l’action X, et l’accusé a fait X, donc l’accusé est coupable (p. 33). Il est aussi possible d’effectuer une inférence déductive à partir de prémisses obtenues par l’observation ou par une procédure expérimentale. On trouve cette sorte de raisonnement dans des domaines tels que le génie et la navigation (p. 33).
Quant à l’inférence inductive, elle consiste à «tirer des lois générales de cas particuliers» (p. 49). Cette forme de raisonnement a pour origine, nous dit Russell, une «propension animale» à s’attendre à ce que le futur soit semblable au passé (p. 39). Aussi la logique inductive vise-t-elle, en dernière analyse, à justifier cette propension (p. 39). La principale tâche ici consiste à déterminer les formes d’induction qui sont susceptibles de résulter en des affirmations dont le degré de certitude est acceptable.
Le type de raisonnement inductif dont la conclusion est la moins certaine est celui qui résulte d’une énumération simple, c’est-à-dire qui est de la forme suivante: a1 est P, a2 est P, a3 est P, donc a4 est P. On pourrait penser que plus le nombre de prémisses augmente (donc, plus le nombre d’observations de situations qui partagent certaines propriétés est grand), plus le degré de certitude de la conclusion augmente. Mais ce n’est pas nécessairement le cas, comme en témoigne une ancienne pratique chinoise qui consiste à frapper un gong lorsqu’il y a éclipse de lune, phénomène que certains attribuent à une tentative, de la part d’un chien de la mythologie, de manger la lune. Ainsi, ces personnes pensent que le son du gong fait fuir le chien, ce qui préserve l’existence de la lune. Or, dans tous les cas où les gens concernés se sont adonnés à la pratique en question, la lune est réapparue dans le ciel (pp. 43-44).
Il s’agit donc de fonder l’induction sur des lois générales, afin d’établir les analogies pertinentes entre différentes situations, qui reposent sur des similitudes quant aux éléments causaux qui entrent en ligne de compte d’une fois à l’autre (pp. 48-51).
Toutefois, le degré de certitude quant à la vérité des lois générales repose lui-même sur le principe de l’énumération simple: tous les cas connus qui sont considérés pertinents sont ceux qui obéissent aux lois en question. Selon Russell, au moment où il écrit son texte, toutes les tentatives existantes d’asseoir la validité du principe de l’induction sont insatisfaisantes (pp. 58 à 61).
Alors que l’inférence déductive entraîne une conclusion vraie si elle est tirée de prémisses vraies, l’inférence inductive ne comporte aucune garantie de cette sorte: des prémisses vraies peuvent conduire à une généralisation qui se révèle fausse. Ainsi, la vérité du résultat d’une induction n’est que probable.
Le dernier essai porte sur les mathématiques, aussi est-il intitulé «L’art du calcul». Russell déplore que peu de gens aient une formation avancée en mathématiques, ce qu’il attribue à une pédagogie déficiente en cette matière. Le remède proposé est de s’inspirer de l’histoire des mathématiques et d’enseigner des problèmes qui se sont réellement posés. À ce titre, Russell relate plusieurs exemples, notamment la façon dont Thalès de Milet s’y est pris pour établir la hauteur d’une pyramide, à savoir en appliquant la règle de trois aux mesures de sa propre taille, de la longueur de son ombre et de la longueur de l’ombre de la pyramide (pp. 65-66).
Russell s’applique ensuite à expliquer quantité de notions de bases, comme la racine carrée, la suite géométrique, l’induction mathématique, la fonction, le calcul intégral et différentiel, et même le problème des combinaisons et des permutations. Le tout est d’une intelligibilité telle que nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’auteur quant à la possibilité de rendre les mathématiques moins abstruses.
Ce chapitre se termine par la question de la relation entre l’exactitude et la précision des mathématiques, et le caractère irrégulier et indéfini de la réalité concrète. L’auteur nous explique que le degré d’exactitude des hypothèses mathématisées qui portent sur le monde dépend du degré de précision de la catégorisation préalable des objets et événements concernés, qui n’est pas toujours une opération aisée:
Il faut que deux soit deux de quelque chose et la proposition «2 et 2 font 4» ne sert à rien si elle ne peut pas s’appliquer. Deux chiens et deux chiens font certainement quatre chiens, mais il peut y avoir des cas où on se demande si deux d’entre eux sont vraiment des chiens. «En tout cas, il y a bien quatre animaux», me direz-vous. Mais il existe des micro-organismes dont on ne peut pas dire s’il s’agit d’animaux ou de plantes. «Eh bien alors, des organismes vivants», me direz-vous. Mais il existe des choses dont on ne peut pas dire s’il s’agit d’organismes vivants ou non. Vous en serez réduits à dire: «Deux entités et deux entités font quatre entités.» Quand vous m’aurez dit ce que vous voulez dire par «entité», nous reprendrons la discussion.
p. 91
Cela dit, les mathématiques sont néanmoins d’une grande valeur, puisqu’elles «fournissent les meilleures hypothèses de travail pour comprendre le monde» (p. 93), ce dont témoigne le rôle crucial des innovations de cette discipline dans le progrès de la physique.
Russell a réalisé ici un exploit pédagogique. L’éditeur a eu raison de ne s’en tenir, pour toute présentation de l’ouvrage, qu’à un court texte en quatrième de couverture. Car L’art de philosopher est capable de faire saisir l’esprit de la démarche philosophique à n’importe quel néophyte, qui du reste ne manquera certainement pas de sourire aux réflexions morales à l’efficacité douteuse dont Russell assaisonne ses propos.