Mon livre part de la thèse qu’une des conditions préalables de la politique moderne sous toutes ses formes, soit «idéologiques», soit «normales», est l’invention et la diffusion d’une nouvelle conception de l’ordre normatif de la société parmi certaines élites au XVIe et XVIIe siècle. C’est une conception qui a été élaborée par les théoriciens du droit naturel moderne, par exemple, Grotius, Pufendorf, ou Locke. La société est envisagée comme étant constituée d’individus qui seraient déjà des agents moraux à part entière, capables de conclure un «contrat» qui fonde la société politique. À la différence de ses principales conceptions antérieures, celle-ci n’est pas un ordre pré-existant qui conférerait leur statut d’agent moral aux individus à partir du rôle qu’ils jouent en son sein — un statut qui serait donc différent selon le rang ou la fonction qu’ils occupent. La théorie médiévale de la monarchie française, par exemple, ou bien la conception d’une tribu constituée par une loi existant depuis l’aube des temps, nous présentent la société comme trouvant son explication en elle-même. L’agent individuel occupe la place qui lui revient, soit roi, soit noble, soit roturier, prêtre ou laïc, homme ou femme, et ne saurait s’en départir sans enfreindre l’ordre moral comme tel. Selon la conception moderne, en revanche, l’ordre politique ne se confond pas avec l’ordre moral tout court. Il est la création des individus qui s’y soumettent. Il doit être constitué en conformité avec l’ordre fondamental, mais il ne lui est pas consubstantiel. Ce qui est fondamental, ce sont les individus, porteurs de droits, qui ont comme tels la pleine capacité d’agir et de constituer un ordre légitime. Voilà ce qui constitue l’«atomisme» de l’ordre moral moderne. Cette primauté de l’individu a deux facettes. La société politique est créée par les hommes, et elle a comme finalité de les servir. C’est-à-dire, de défendre leurs droits et de servir les buts qu’ils se proposent, chacun pour soi. Ces buts englobent essentiellement la conservation et la recherche des moyens à cette fin. En dehors de la défense contre l’aggression, ces moyens comprennent principalement la production des biens nécessaires à la vie. Il s’agit donc d’une conception de l’ordre qui est: a) atomiste, b) centrée sur les droits, en particulier de liberté, c) et qui accorde une importance sans précédent à l’action économique. En un sens, je prends l’invention de cette idée d’ordre et sa diffusion parmi les élites de l’époque comme point de départ de ma discussion. Ce qui soulève toutes sortes de questions, bien entendu. Pourtant, je crois que l’on peut placer l’avènement de cette idée dans le contexte d’un certain nombre de lignes de force de la modernité naissante. Ce qui, à défaut de fournir une explication, nous la rendrait toutefois moins suspecte comme hypothèse. L’atomisme est un aspect connu de la modernité, mais on peut se demander pourquoi il a surgi précisément à ce moment-là de notre histoire. On peut l’envisager comme le point culminant d’un long processus, celui du «désenchâssement» de l’individu. Il est clair que la conscience humaine la plus primitive, comme on la voit dans les religions les plus anciennes, comportait un triple enchâssement. L’individu ne se concevait pas sans la société, qui, elle, se définissait en relation avec le cosmos, lequel était à son tour saturé de sacré. C’est la période «axiale» qui aurait ébranlé cette chaîne d’emboîtements. Il ouvrait une nouvelle possibilité, celle d’une pratique métaphysique ou religieuse individuelle, distincte des grands actes du culte public. Les grandes civilisations qui naissaient des révolutions axiales subissaient toutes la tension entre deux formes de vie religieuse, les cultes de la cité, du village …
Précis de Modern Social Imaginaries[Record]
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Charles Taylor
Northwestern University
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